Dessin de Stéphanie Torrès |
Fillette
au milieu
d'un rond-point
Une
fillette était assise au milieu du rond-point. Elle suçait son
pouce en balançant ses pieds à quelques centimètres au-dessus de
la pelouse. Je l'apercevais par intervalles, à travers mon
pare-brise, entre les voitures qui défilaient de gauche à droite.
On
klaxonna derrière moi. J'étais toujours arrêté à l'entrée du
rond-point ; le flot de voitures avait cessé pendant quelques
secondes et je n'en avais pas profité. Le conducteur qui me suivait
semblait furieux, je le vis secouer la tête en marmonnant dans mon
rétroviseur.
La petite fille était toujours assise au même endroit, sur un entablement de faux marbre qui décrivait un vague arc de cercle à l'intérieur du rond-point. Un poids lourd s'interposa longuement. Entre ses essieux, sous la remorque bâchée, je pouvais la voir de ci de là. Elle portait une robe bleue.
On
klaxonna encore, cette fois en me dépassant par la droite, avec des
crissements de pneus et un nuage de gravier. Le conducteur me montra
le poing avant de disparaître, non sans avoir failli renverser une
moto qui avait pris la courbe très serré. Ils sortirent du
rond-point au même endroit, en se criant après ; peut-être en
se poursuivant ?
Il
y eut quelques secondes d'accalmie très relative. Qu'est-ce qu'une
fillette faisait au milieu d'un rond-point, par exemple ?
Attendait-elle son jardinier de père, qui se cachait pour l'instant
en taillant les iris ? Non, de mon poste, je voyais tout le
cercle bombé ; on ne pouvait pas s'y cacher. C'est alors que je
remarquai qu'à côté d'elle, il y avait une boîte en plastique,
une bouteille et une poupée posée sur la boîte.
Deux
coups frappés à ma vitre, côté passager, me sortirent de ma
rêverie. Un cycliste me regardait, l'air inquiet. Je me penchai pour
ouvrir la fenêtre après avoir débouclé ma ceinture.
— Vous
êtes en panne ? me demanda-t-il.
J'ouvris
la bouche pour répondre, mais sans savoir pourquoi, préférai
tourner la tête vers la fillette pour la regarder de nouveau. Elle
était bien là.
— Un
coup de main ou pas ? insista-t-il. Il n'avait pas suivi mon
regard. Le doute m'assaillit que je la voyais peut-être seulement en
rêve.
— Non,
merci, bredouillai-je sans conviction à l'adresse du cycliste, qui
repartit en secouant la tête, mais moins méchamment que le
conducteur tout à l'heure.
J'étais
toujours arrêté, juste au bord des pointillés prêts à découper,
comme les frontières sur les cartes. Drôle d'idée que j'avais là.
Un énorme beuglement me fit sursauter. Mon rétroviseur se retrouva
soudain tout encombré d'une calandre rouge et fumeuse. Un poids
lourd voulait passer ; il n'avait pas la place. A cause de moi.
Mais je ne voulais pas sortir de là. Il me fallait une drôle de
solution.
Le
camion beugla de nouveau, plus fort et plus longtemps, en avançant
d'un chouïa. Du coup, la fillette leva la tête ; elle me
regarda. C'est comme ça que je trouvai la solution. J'enclenchai la
première vitesse, traversai la chaussée tout droit et fonçai sur
le terre-plein central du rond-point.
Derrière
moi, le poids lourd se mit à beugler derechef, ce qui couvrit un peu
les bruits de ferraille et de plastique que fit ma voiture en
gravissant le trottoir puis le petit talus.
La
fillette avait eu un mouvement de recul en me voyant monter, mais
elle me regarda fixement ensuite, ce qui me fit chaud au cœur. Comme
mon moteur avait calé, j'entendis le chauffeur du camion gueuler :
« Va donc, hé paumé ! » Il avait la même voix que
son poids lourd.
Un
silence relatif tomba autour du rond-point, tandis que le flot des
voitures reprenait son cours, sans pour autant aller se jeter à la
mer. Tout en souriant à la fillette, je m'extirpai de ma carcasse
encore craquante du choc. Ma chemise resta accrochée ; elle se
déchira et tomba en deux morceaux.
Je
m'attendais à ce que la fillette me dise quelque chose (elle n'était
qu'à quelques mètres) mais non, elle resta muette tout en me fixant
des yeux. Quand je fis un pas dans sa direction, elle attrapa
calmement sa poupée.
— Bonjour,
dis-je en arrivant à sa hauteur.
— Tu
t'es fait mal ? me demanda-t-elle en tripotant les cheveux de sa
blonde modèle réduit.
— Non,
mais c'est gentil de poser la question.
— Ta
voiture, elle a eu mal, elle.
Je
sentis là comme un reproche, me retournai pour regarder mon vieux
carrosse, plus du tout magique depuis longtemps. Pas terrible. Les
deux roues avant louchaient vers des extérieurs tout à fait
divergents, le pare-chocs ne tenait plus que d'un seul côté, et
quelque chose dégoulinait abondamment par dessous. Pauvre vieille !
me dis-je ; cinq fois le tour du monde, pour finir dans un
rond-point !
— Je
suis désolé, dis-je tout en me retournant vers la fillette.
— Mais
pourquoi tu ne l'as pas garée au bord de la route ? me
demanda-t-elle en donnant un coup de menton vers un espace lointain
et goudronné, genre arrêt de bus.
Je
jetai un coup d'œil circulaire. De là où nous étions, on voyait
tous les abords du rond-point, toutes les routes qui y parvenaient et
celles qui en partaient ; les mêmes, à vrai dire. Les voitures
continuaient leur sarabande. Quelques conducteurs nous regardaient,
mais rarement. J'eus la nette impression que certains d'entre eux
étaient déjà passés un peu plus tôt. Je secouai la tête avant
de revenir à la fillette.
— Je
n'ai pas trouvé de place, lui dis-je.
Elle
n'avait qu'à répondre elle-même, après tout. Ce n'est pas de ma
faute si ces endroits sont mal fichus, s'il n'est même pas prévu
qu'on puisse les visiter. Sans lui demander la permission, je m'assis
à côté d'elle, de l'autre côté de sa boîte, dans laquelle j'eus
le temps de jeter un coup d'œil avant qu'elle ne la prenne pour la
reposer, mais cette fois de l'autre côté, c'est à dire loin de
moi. Apparemment, la boîte contenait des restes de nourriture.
— Comment
t'appelles-tu ? lui demandai-je pour détourner son attention,
et la mienne aussi un peu (qu'est-ce que je faisais là,
sérieusement ?)
— Clarisse,
répondit-elle comme si c'était une évidence et que je fusse assez
bête pour ne pas l'avoir remarqué plus tôt.
— Clarisse,
confirmai-je. Moi, c'est…
— J'attends
ma maman, si tu veux savoir.
— Qui ?
— Ma
maman. J'attends qu'elle vienne me rechercher.
— Mais
pourquoi ?
— C'est
bien la question que tu allais me poser, non ? Ce que je fais
ici.
— Oui,
dus-je admettre. Mais depuis quand es-tu là ?
— Ce
matin.
— Ce
matin. Et quand ta mère te reprend-elle ?
— Ce
soir. Après son travail.
— Attends,
tu veux dire… Elle ne fait pas ça tous les jours, quand même ?
— Bien
sûr que si, répondit Clarisse. Parce que la crèche, c'est trop
cher, maintenant que mon père, elle ne veut plus qu'il me garde.
— Et
l'école ? m'écriai-je soudain comme si la morale était
bafouée et que j'étais le dernier être humain à pouvoir la
défendre.
— Maman,
elle veut que j'apprenne à vivre toute seule le plus vite possible.
Comme ça, elle pourra reprendre sa vie. Et moi aussi. J'ai bien
réfléchi, tu sais, et je suis d'accord avec elle.
Mes
épaules s'étaient doucement affaissées. J'avais du mal à choisir
des mots. Ceux qui voulaient sortir me paraissaient démantibulés.
— Et…
qu'est-ce que tu fais toute la journée dans le rond-point ?
— Je
m'amuse avec ma poupée, je mange dans ma boîte, je bois dans ma
bouteille, et aussi, je regarde les voitures. Il y en a des
rigolotes, je trouve. Tu ne trouves pas, toi ?
— Heu…
si, bien sûr.
— Tu
as vu celle-là ? Elle est marrante.
Dans
le défilé fumeux des carcasses métalliques, une vieille coccinelle
dorée passa en vrombissant.
— Oui,
elle est marrante.
Mais
quelque chose clochait dans la sarabande des sempiternelles bagnoles.
D'un seul coup, à cause d'une douleur dans ma nuque, je compris ;
c'était la première fois que je les voyais défiler de droite à
gauche, puisque j'étais à l'intérieur du rond-point. J'étais
passé de l'autre côté.
— Alice…
demandai-je distraitement.
— Clarisse !
jeta-t-elle en me bourrant la cuisse d'une gifle bien sentie.
— Excuse-moi.
Clarisse. Dis-moi… Qu'est-ce que tu voudrais faire plus tard ?
Quand tu seras grande.
Je
ne sais pas du tout pourquoi je lui posai cette question. Sans doute
parce que je n'en voyais pas d'autres.
— Quand
je serai sortie du rond-point, je ferai arbitre de courses
automobiles, répondit Clarisse aussitôt.
Je
la regardai en haussant les sourcils. Elle me regardait aussi,
souriant pour la première fois. Je ne savais pas quoi dire ; je
ne savais même pas si les courses automobiles avaient besoin
d'arbitres. J'ouvris la bouche pour dire quelque chose, mais Clarisse
me devança.
— Tu
feras quoi quand tu seras grand, toi ?
— Mais
voyons, je suis déjà grand.
— Pas
tellement.
J'aurais
dû être offusqué ; j'étais seulement empêtré. Au bout d'un
moment, je n'avais toujours rien répondu.
— C'est
pas grave, tu sais, me glissa Clarisse en me prenant la main. Moi non
plus, au début, je ne savais pas ce que je ferais plus tard. Tu
finiras bien par trouver. C'est pas les choses qui manquent à faire,
ici. On n'est pas obligé de courir, puisqu'on ne peut aller nulle
part. Alors, on a le temps de réfléchir. Tiens, voilà maman !
Une
voiture s'était arrêtée au bord du rond-point, gênant toute la
circulation et suscitant de nombreux coups de freins et de klaxons.
La porte arrière fut ouverte de l'intérieur, tandis que Clarisse
ramassait sa boîte, sa bouteille et sa poupée, puis se mettait à
courir vers la voiture de sa mère.
Au
moment de s'y engouffrer, elle se retourna vers moi, souriante, et
agita la main en criant quelque chose. Il me fallut quelques instants
pour comprendre qu'elle avait dit « A demain ! » La
portière à peine refermée, la voiture fut ravalée par le trafic
et disparut à l'angle d'une sortie.
Tandis
que le soleil descendait sur l'horizon barré d'immeubles, je
contemplai le petit monde autour de moi, et la carcasse fumante de
mon antiquité qui ne voudrait plus jamais rien savoir.
Gardien
de rond-point. Pas trop mal, comme situation… si on veut voir du
monde.
FIN
Dessin de Stéphanie Torrès |
L'épaisseur
du trait
— Quelle
longueur dessinent les frontières du monde ? demande l'enfant à
sa mère debout devant son atelier.
Le
marteau reste suspendu en l'air ; du regard, elle cherche
quelque chose sur le mur en face, entre les tournevis bien rangés et
les clés à pipe qui font des angles droits.
— Quoi ?
demande la mère en louchant sur la tête de son marteau.
— Les
frontières, dans le monde, quelle longueur elles font, au total ?
redemande l'enfant, qui ne regarde pas le marteau.
— Mais…
La
mère se sent très ennuyée. Son marteau lui semble soudain très
lourd dans la main. Elle en donne un coup, léger, sans conviction,
sur le clou qui attendait patiemment. Il ne s'enfonce pas ; à
vrai dire, le marteau lui passe à côté et laisse une trace obtuse
dans le bois, un genre de flèche rouillée. La mère pose le marteau
en faisant une grimace.
— Je
ne sais pas, moi, répond-elle enfin à son enfant, qui n'a pas suivi
la mésaventure du marteau (il a l'habitude, sauf qu'en général, sa
mère pousse un juron quand elle rate quelque chose ; pas cette
fois-là, elle est vraiment troublée).
— Pourquoi
veux-tu savoir ça ?
C'est
vrai, c'est une drôle de question, tout de même. Pourquoi l'enfant
veut-il connaître la longueur des frontières dans le monde ?
Peut-être qu’il veut savoir combien de douaniers et de soldats il
faut pour les garnir tout du long, face à face, armés, prêts à
mettre un genou en terre pour épauler le fusil et se tirer dans le
képi. Au fait, sont-ils encore armés, les douaniers, de nos jours ?
Comment savoir ?
— Quoi,
tu ne sais pas la réponse ? s'étonne doucement l'enfant en
penchant légèrement la tête comme eux seuls savent le faire, de
cette manière à la fois si irritante et si gentille.
— Non,
je… balbutie la mère. Désolée.
L'enfant
plisse la lèvre inférieure et disparaît, laissant la mère avec
son marteau. Quelle longueur de frontières… s'étonne l'adulte,
qui a perdu l'habitude des questions intéressantes, leur préférant
celles qui n'ont pas besoin de réponses (« Qui suis-je »,
« Où vais-je », « Que dois-je faire »,
« Dieu a-t-il un gros nez » ?)
— Mais
je n'en sais rien, moi, dit-elle à son établi, comme s’il allait
lui répondre.
Alors,
elle laisse tomber ce qu'elle était en train de faire et va ouvrir
un livre de géographie avec ses mains sales. Son mari lui en fait
reproche.
— Tu
ne saurais pas, toi… commence-t-elle à son adresse.
— Quoi
donc ? Il t'a fait le coup des frontières ?
— Ha,
tu es au courant. Qu'est-ce que tu lui as répondu, toi ?
— De
demander à sa mère.
— Merci
du cadeau.
— Tu
es là pour ça, non ? Moi, je nourris le ménage.
Il
disparaît dans un nuage de perplexité.
Déçus
tous les deux, la mère et l'enfant dorment mal ce soir-là. L'enfant
compte les douaniers dans sa tête pour essayer de s'endormir mais
les uniformes sont loin de l'apaiser. L'adulte, de son côté, sait
bien qu'il n'y a pas besoin de millions de douaniers pour garder
toutes les frontières. N'empêche. Quelle longueur font-elles, si on
les met bout à bout ?
Le
lendemain, sans avoir dormi, elle demande partout autour d'elle, à
gauche à droite. On la regarde avec des yeux ronds. On lui demande
si elle va bien, et pour quoi faire, et à quoi ça sert ? Elle
n'en sait rien ; elle n'ose pas dire que c'est pour son enfant.
Elle commence à inventer des excuses, mais elle n'est pas douée
pour çà, alors on commence à la soupçonner de choses graves. Le
soir, elle ne pose plus de questions ; en tout cas, pas à des
gens qui la connaissent.
Au
fil des jours, elle en devient carrément malade. Parce que tout ça
la travaille. Elle voit des lignes partout, elle superpose des traits
sur la réalité, elle découpe mentalement tout ce qu'elle voit avec
des pointillés. Elle en pleure presque, au point qu'elle n'arrive
plus à doubler les voitures sur la route.
Un
jour, elle a l'idée de poser la question sur Internet. Comme ça,
elle est sûre de s'adresser à quelqu'un qui ne la connaît pas et
qui ne la regardera pas d'un air bizarre. Et au bout de quelques
temps, voilà qu'on lui envoie une réponse. Elle en a carrément des
sueurs froides en ouvrant son courrier électronique. Ses doigts
tremblent sur le clavier, glissent sur la souris. Enfin, elle lit la
réponse.
>>>
Ça dépend de l'échelle de votre carte.<<<
C'est
comme si elle n'avait rien lu. Elle ne comprend pas. C'est la
panique. Comment va-t-elle expliquer ça à son enfant ? Bien
sûr, on ne peut pas dire qu'il lui en veuille, de ne pas avoir su la
réponse à cette question certainement très importante pour lui,
mais tout de même, il faut bien avouer que depuis quelques temps,
ils ne s'entendent plus comme avant. Quelque chose s'est atténué
entre eux.
Elle
relit la phrase incompréhensible. Puis, prise de frénésie, elle
renvoie un message à la personne qui lui a répondu, apparemment une
géographe russe, elle ne sait pas très bien. Elle demande un
complément d'informations, si possible claires, c'est pour son
enfant.
Elles
passent toute la nuit là-dessus. Au petit matin, après plusieurs
messages échangés, des schémas, des cartes et des cours entiers
sur les techniques de projections, elle a enfin compris. Elle va
pouvoir expliquer la chose. Et elle va même pouvoir le faire tout de
suite, puisqu'elle a passé la nuit dessus, et que c'est donc le
matin.
Elle
descend à la cuisine où son mari et leur enfant sont en train de
prendre le petit déjeuner avant de partir, qui à l'école, qui à
son travail (à moins que ce ne soit l'inverse).
— Alors,
voilà, la longueur des frontières dans le monde, c'est…
Bon.
On ne va pas l'expliquer ici en long, en large et en travers. Qu'il
suffise de savoir que le visage de l'enfant reste grave tout au long
du discours, et qu'il s'illumine à la fin, mais calmement. Pour
résumer, disons que plus on essaie de calculer avec précision la
longueur totale des frontières dans le monde, plus cette longueur
augmente. En d'autres termes, plus on grossit l'échelle de la carte,
plus le trait s'affine et se perd dans les reliefs et les détails,
comme une courbe fractale, qui s'allonge sur elle-même à l'infini
(si on la laisse faire). En fin de compte, tout dépend de comment on
dessine ; et qui.
L'enfant
comprend la chose du premier coup, alors qu'il a fallu toute la nuit
à sa mère.
— Je
le savais, que les frontières, elles sont juste dans la tête des
gens qui les dessinent. Ils ne peuvent quand même pas peindre tout
le tour de la terre, même en pointillés. Il leur faudrait trop
d'encre, et le temps qu'ils aient fini, ça serait effacé là où
ils ont commencé.
Puis
il va à l'école, tandis que sa mère s’endort.
Vers
midi, elle se réveille assez brusquement et allume la télévision
où elle voit des guerres sur l'écran, commentées avec des cartes à
gros traits et des petits éclairs qui miment les bombes.
Bizarrement, elle ne comprend plus ce qu'elle savait encore ce matin.
Le
lendemain, dans son atelier, elle a mis en une heure un désordre tel
qu'il faudrait plusieurs jours pour tout ranger. Elle a construit un
drôle de truc, qui ne ressemble à rien de connu, en tout cas, à
rien de ce qu'elle a construit jusqu'à présent.
— Qu'est-ce
que c'est ? lui demande son mari.
— Une
embarcation, répond-elle.
L'enfant
monte dedans et saisit un bidule qui dépassait. Alors, ils montent
tous dedans et se jettent à l'eau de la rivière, derrière la
maison, et ils vont vers l'océan tout rugissant de plaisir.
FIN
Dessin de Stéphanie Torrès |
Sonate
en clef de voûte
Callixte
était née avec d'étranges lunettes, aux verres tout sombres. En la
regardant d'assez près on pouvait presque apercevoir ses yeux, mais
la teinte des verres ne permettait pas d'en discerner la couleur. Si
quelqu'un avait eu un jour la chance (ou le privilège) de la
contempler assez longtemps, il aurait fini par remarquer (et par être
étonné, sans doute) que les yeux de Callixte ne bougeaient jamais.
On pouvait produire un coup de tonnerre à quelques centimètres de
son oreille, elle ne cillait pas. Mais cela, personne ne le savait,
car on eut tôt fait de la considérer comme aveugle. C'était moins
gênant pour tout le monde.
Des
amis de la famille suggérèrent le recours à la chirurgie, pour
ôter ses encombrantes lunettes du visage de Callixte. L'opération
serait délicate : elles n'avaient pas de monture. Les verres
couvraient toute la surface des orbites, et leurs bordures
disparaissaient sous la peau, pénétrant les arcades sourcilières
comme une couverture sous son drap ; il y avait même un repli
de chair. Comme on ignorait tout de l'opération qui allait suivre,
on fit des radios pour savoir à quoi s'en tenir. Les médecins
avouèrent (pour une fois) leur perplexité ; sous la peau de
Callixte, les verres ne semblaient pas vouloir se terminer. Les
images aux rayons X ne montraient aucune limite bien définie. On
avait l'impression que la silice s'effilochait et se transformait peu
à peu en réseau de nerfs, de vaisseaux sanguins et parfois même
(mais on ne pouvait en avoir la certitude) en petits os, notamment
ceux du crâne.
Callixte
aurait fort bien pu devenir un objet de curiosité, malsaine ou non,
être étudiée toute sa vie durant par des gens en blouse qui
suçotent distraitement les branches de leurs lunettes, amovibles
celles-là. Mais ses parents s'y refusèrent et décidèrent de la
garder avec eux, de la protéger du monde extérieur, qu'ils
trouvaient décidément trop indiscret. Ils disparurent tous trois
sans laisser d'adresse. Des scientifiques prononcèrent à leur
encontre des paroles définitives, puis retournèrent à leurs mornes
travaux, qui consistaient à dépecer des grenouilles et électrocuter
des rats pour prouver que l'humanité n'avait pas fini d'être
animale.
Les
parents de Callixte se demandèrent longtemps comment leur fille
grandirait, et surtout ce qu'elle devait manger. Elle trouva
elle-même : elle croquait certains cailloux (surtout du quartz) et
buvait du sable. Son dessert favori : le cristal de Murano. C'est
pourquoi, sans rien dire à personne, la famille de Callixte partit
s'installer à Venise ; la fillette grandit dans un palais sans
pour autant devenir princesse. De toute façon, elle ne savait pas ce
qu'était une princesse et s'en moquait. On lui racontait peu
d'histoires ; elle n'y réagissait jamais, ne disait rien, ne
demandait rien. On la crut bientôt sourde aussi. Pourtant, elle
n'était pas muette.
Lorsque
Callixte eut cinq ans, son père fut réveillé une nuit par un
étrange bruit, une note ténue et inaudible qui faisait gémir les
chiens du voisinage et maugréer les chats de gouttière. Ne
parvenant pas à se rendormir, il se résigna à chercher lui-même
la cause de cette note épouvantablement cristalline. En robe de
chambre, prenant mille précautions pour ne pas réveiller sa
compagne que le bruit ne semblait pas déranger, il entreprit de
faire le tour de son palais. Il regretta bien vite qu'il y eût tant
de pièces inoccupées.
Il
dut bientôt se rendre à l'évidence : la musique monotone venait de
la tour où habitait sa fille. La gorge nouée pour une raison
inconnue, il se dirigea vers le pied de la tour et commença à
gravir lentement son escalier en colimaçon. Bien vite, un curieux
sentiment prit forme et sembla se nicher au creux de son estomac,
comme une grosse boule de coton imbibée d'alcool. Puis,
inexplicable, une larme s'écoula douloureusement sur sa joue.
Rassemblant sa volonté, qu'il croyait plus solide, il dut s'agripper
à la rambarde pour terminer l'ascension.
Parvenu
devant la porte de l'appartement de sa fille, il ne put douter une
seconde de plus : le son, quel qu'il fût, venait de chez
Callixte. Ses deux yeux pleuraient maintenant à chaudes larmes
continues, sa poitrine était agitée de sanglots, sa gorge refusait
de se dénouer et rendait sa respiration difficile.
Les
mains tremblantes, il ouvrit la porte. Le son s'amplifia d'un seul
coup et le frappa de plein fouet, comme une gifle de géant. Marquant
le pas, il laissa la porte finir de s'ouvrir seule et demeura sur le
seuil, debout mais chancelant. Les fenêtres de la chambre ronde
étaient grandes ouvertes et des courants d'air faisaient voleter
rideaux et étoffes. Callixte était au centre de la pièce, les bras
tendus, paumes en l'air. La lune, qui était pleine et blanche ce
soir-là, se reflétait dans ses yeux, c'est-à-dire dans ses verres,
et des éclats argentés miroitaient en dansant sur les murs froids.
Le
père de Callixte sentit alors un frisson le parcourir des orteils
jusqu'aux oreilles ; il s'aperçut qu'il avait la gorge trop
sèche pour appeler sa fille. C'était elle qui était la cause de
cette. musique. Il pouvait même distinguer, dans la lueur de la
lune, l'air qui vibrait autour de Callixte, comme la peau d'un
tambour frappé, comme une eau fendue par une pierre.
La
bouche de la fillette était fermée ; la musique semblait
sourdre de son corps tout entier comme d'un diapason. Son père
terrorisé ne savait que faire. Il voulut aider sa fille, croyant
qu'elle souffrait. Malgré le malaise qui irradiait de son ventre, il
rassembla son courage et fit un pas en avant pour pénétrer dans la
pièce. Le son se fit rapidement douloureux et lui perça les
tympans ; ses dents se mirent à crisser et vibrer. Les larmes
n'en finissaient plus de couler et l'aveuglaient. Il comprit très
vite qu'il lui suffirait de toucher la peau de Callixte pour que le
cauchemar cesse enfin. Et en cela, il avait parfaitement raison. Mais
il se trompait de dénouement.
Lorsque
enfin, après plusieurs minutes de torture, il fit le dernier pas et
tendit la main dans l'intention de la poser sur l'épaule de sa
fille, la note suraiguë se brisa instantanément, faisant place à
un silence aussi profond que la disparition d'une étoile dans le
ciel, et bien plus triste encore. Les bras de Callixte retombèrent
lentement le long de son petit corps, tandis que les bruits du monde
extérieur reprenaient leur place avec timidité. Puis, au bout d'un
long moment, elle marcha doucement et regagna son lit sans drap, son
lit qu'elle avait toujours voulu très dur. Autour d'elle, les
courants d'air dispersaient les molécules de son père, qui l'avait
dérangée dans l'exécution de sa parfaite mélodie.
La
mère de Callixte faillit devenir folle d'incompréhension puis de
rage en croyant que son compagnon l'avait abandonnée, seule avec
cette fille monstrueuse. Au fil des ans, elle surmonta son angoisse
mais pas son dégoût. Elle décida un jour de ne plus s'occuper de
Callixte, qui de toute façon se débrouillait fort bien seule. Elle
refit sa vie ailleurs, abandonnant sa fille dans le palais vénitien.
Au
fil des ans, Callixte se nourrissait des pierres du palais. Elle en
croquait une par jour, prenant bien soin de ne pas toujours se servir
aux mêmes murs, et sans jamais toucher aux clefs de voûtes, ni aux
linteaux de portes. Pour boire, elle broyait lentement certaines
pierres friables entre ses paumes et en tirait des tas de sable aux
goûts assez fades. Parfois la nuit, elle s'aventurait à l'extérieur
et faisait des excursions vers une plage plus lointaine. Et pour ses
anniversaires, où quand l'envie lui en prenait, elle cambriolait un
magasin de souvenirs et dévorait de petits animaux en cristal
coloré, des pyramides grosses comme le pouce et des flocons de neige
géants. En repartant, elle recomposait toujours la vitrine du
magasin, la laissant intacte, ce qui avait le don d'irriter les
propriétaires. Son secret tenait en quelques mots : elle savait
filer le verre et le sculptait avec ses mains, ses lèvres et son
souffle.
Un
jour, tout de même, les murs du palais commencèrent à présenter
un aspect inquiétant. De l'extérieur, bien sûr, rien n'avait
changé. Mais à l'intérieur, s'y fût-on promené avec de
l'éclairage (dont Callixte n'avait nul besoin), un visiteur aurait
immédiatement pensé à du gruyère. L'aspect général n'était pas
rassurant ; on avait l'impression qu'en ôtant une seule pierre,
tout le palais se serait effondré comme un château de sucre sous
une averse. Callixte vivait seule depuis huit ans quand elle comprit
que son prochain repas provoquerait la ruine du palais. Elle ne
pouvait manger les dalles, qui étaient en marbre, qu'elle ne
digérait pas. Il fallait trouver une autre solution.
Sans
le savoir, elle était devenue une grande fille à la peau
translucide et très dure. Ses yeux brillaient toujours sous la lune,
et elle chantait quand le cœur lui en disait. Un soir, alors qu'elle
croquait distraitement les pattes d'un petit chien en cristal, elle
sentit soudain quelque chose couler entre ses cuisses. Sans baisser
les yeux, elle porta la main en creux. Puis elle ferma le poing et
écouta attentivement le bruit qui s'écoulait entre ses doigts. Elle
perdait du sable. Affolée, elle replongea la main entre ses cuisses,
la retira de nouveau, pleine de sable fin. Le cœur battant, elle
écouta mieux encore dans le silence du palais. Pas de doute, c'était
du sable rouge ; elle en reconnaissait nettement la vibration
particulière.
Callixte
ne comprenait pas. Elle n'était pourtant pas blessée ; aucune
arête coupante n'avait tranché sa peau. D'où venait ce sable ?
Aucune réponse ne lui venait à l'esprit. Elle n'aimait pas ce qui
lui arrivait. Mais elle n'eut pas le temps de s'inquiéter plus
encore. Alors que son angoisse commençait à sourdre d'elle sous la
forme d'une note continue et presque inaudible, elle sentit que la
porte secondaire du palais, celle qui donnait sur un canal latéral,
s'ouvrait enfin pour la première fois depuis huit ans.
C'était
sa mère qui, prise d'un vague remords, avait décidé de lui rendre
visite. A vrai dire, elle voulait surtout savoir si elle pouvait
tirer quelque chose du palais. Tandis qu'elle découvrait, intriguée,
puis scandalisée, enfin angoissée, les pierres manquantes aux murs
de son palais, elle en arriva peu à peu à entendre la musique
profonde émise par sa fille. La première larme qui coula de ses
yeux était de douleur pure, mais la suivante et quelques autres
trahissaient enfin une tendresse enfuie pour sa fille.
Lorsqu'elle
la découvrit, debout au sommet de la plus haute tour, cernée de
pleine lune et de hurlements de chiens, elle ne put s'empêcher de
courir vers elle, malgré la terreur que lui inspirait ces huit
années de solitude qu'elle avait imposées à sa fille. Callixte
aurait peut-être pu interrompre sa mélopée. Elle aurait pu
accueillir sa mère d'une question, même coupante. Par exemple,
d'une main tendue pleine de sable rouge, elle aurait pu lui demander
ce que c'était, ce qu'elle devait faire. Mais elle ne le fit pas.
Elle se tourna d'un bloc vers sa mère, dont les pas légers
l'avaient avertie, et lui jeta une note, unique et très brève,
infiniment plus aiguë que tout ce qu'elle avait jamais chanté
jusqu'à ce jour. La mère de Callixte disparut au milieu d'un
sanglot. Puis sa fille reprit sa position à la plus haute fenêtre,
tournant entre le pouce et l'index de la main gauche un grain de ce
sable rouge qui avait fui son corps.
Elle
partit le lendemain, emportant un sac de cailloux et deux ou trois
fleurs de cristal qu'elle conservait depuis longtemps. Elle marcha
dans les rues, la nuit. On l'aborda ; des hommes, surtout. Elle
répondait en chantonnant. On l'étouffait parfois de questions.
Personne ne semblait la comprendre. Toujours, au bout d'un moment,
les inconnus se détournaient d'elle en haussant les épaules ou en
se frappant la tempe. Ou bien, ils s'approchaient d'elle et posaient
leurs lèvres sur sa bouche. Ils reculaient alors subitement, leur
sourire éteint, et s'éloignaient en marmonnant des mots
incompréhensibles, courant presque. Callixte reprenait sa marche, en
évitant de s'approcher de l'eau.
Lorsque
le jour se leva, elle dut se rendre à l'évidence : elle était sur
une île et ne pourrait s'en échapper qu'en franchissant un bras de
mer, ce qui lui faisait terriblement peur. Elle voulut demander de
l'aide aux passants. Mais les regards qu'on lui jetait la
dissuadèrent rapidement. A un moment, une fillette se mit à hurler,
et sa mère l'emporta en appelant au secours. Callixte se réfugia
après cet incident dans un passage sombre, au bord d'un étroit
canal qu'elle ne connaissait pas. Elle s'aperçut enfin qu'elle ne
perdait plus de sable. C'est ainsi qu'elle prit conscience d'un fait
nouveau : pendant toute la durée de cette blessure inexplicable,
elle n'avait pas été en mesure d'écouter les pierres. Ce n'était
que maintenant qu'elle pouvait de nouveau leur prêter une oreille
attentive. Ou pour être plus précis, leur prêter sa peau, qu'elle
faisait vibrer à l'unisson. Elle se concentra donc et les pierres
vénitiennes lui indiquèrent la marche à suivre pour échapper à
l'enceinte de la citadelle. Au petit matin suivant, Callixte
s'enfonça dans le sable d'une plage de Mestre, hors de portée des
vagues et de la mer.
Elle
se retrouvait donc pleine de liberté mais ne savait qu'en faire ;
on ne lui avait pas enseigné ce talent. On ne lui avait d'ailleurs
rien appris. Les pierres n'apprenaient pas à être libres, de la
même manière que le soleil n'apprend pas à briller. Callixte
arpenta la terre tant bien que mal et se résigna à vivre la nuit
pour ne pas choquer les humains. Personne ne remarqua jamais qu'elle
était comme aveugle. Elle laissait derrière elle des traces
profondes dans la terre, le goudron, le sable et même la roche, qui
s'érodait sur son passage comme après un siècle de simoun. Pendant
très longtemps, nul ne songea à suivre ces traces. A vrai dire, nul
ne comprenait qu'il s'agissait des traces laissées par une personne,
et qu'elles menaient à quelqu'un si on prenait la peine de les
suivre.
Un
jour, tout de même, il se trouva quelqu'un pour suivre ces traces.
Ce n'était pas vraiment un chasseur. Plutôt un limier d'un genre
particulier. A cette époque, cela s'appelait un amoureux, ou
peut-être un détective. Aujourd'hui, on ne sait plus très bien
faire la différence. On ne sait pourquoi cet amoureux, croisant la
piste de Callixte, décida de la suivre ; sans doute parce
qu'elle l'intriguait.
Il
se retrouva donc à Venise, comprit que tout partait de là, provoqua
l'effondrement du palais (ce qui faillit lui coûter la vie mais ne
fit que renforcer sa conviction), échoua à résoudre l'énigme de
la disparition des parents, fit demi-tour pour suivre les traces de
la femme de silice, passa par Budapest, Prague, saint Petersbourg,
Tallin, Amsterdam (où il découvrit que Callixte avait failli se
noyer) et la trouva enfin à Copenhague, au bord de la baie, face à
la Sirène sur son rocher battu par les vagues.
Callixte
avait un air perplexe, pour autant que son amoureux pouvait en juger.
Il essaya de lui parler ; en vain. Il essaya de l'embrasser ;
ses lèvres se mirent à saigner. Il voulut la prendre par la main et
l'emmener ; il se luxa l'épaule. Alors, il la gifla ; il
n'aurait pas dû. On retrouva son corps par hasard au fond de la
baie, la mâchoire disloquée, une main agrippée à la mousse d'un
rocher.
Durant
les siècles qui suivirent, plusieurs personnes tentèrent de
retrouver Callixte, de communiquer avec elle. Un sculpteur, un
spéléologue, un architecte, un graveur de sépultures, un
lithographe, un soudeur-fraiseur, un potier, un marchand d'argile, un
aiguiseur, un géologue... et même un bijoutier. Enfin, il y eut le
souffleur de verre. Ils habitèrent un palais de glaces et firent des
milliers de petits monstres qui érodèrent lentement la surface du
monde.
Juste
avant de rendre son dernier souffle, le verrier comprit que Callixte
n'avait jamais été aveugle. L'intérieur de ses lunettes lui
renvoyait simplement son propre reflet, une image géante de ses
propres yeux démesurés. Elle n'avait jamais contemplé autre chose
qu'elle-même. Alors, en deux coups de son petit marteau, il brisa
les verres de Callixte. L'air et la poussière, la misère et le
temps s'engouffrèrent par la brèche et Callixte étouffa lentement
sans rien dire.
FIN
Histoire
du pêcheur d’âge moyen
conte
pour les enfants
qui ont l'intention de devenir adultes
(et
pour les adultes
qui ont l'intention d'avoir des enfants)
Imaginez
une rivière. Une belle et fraîche rivière de montagne, au moment
où elle n'a plus la fougue du torrent, et où elle n'est pas encore
navigable. C'est là, entre les amas de rochers, les inextricables
buissons et les flaques de lumière blanche, que les pêcheurs font
leur nid le dimanche matin, et parfois en semaine.
Imaginez
ce dimanche-là, vers le début du printemps ; le ciel est trop bleu
pour s'embarrasser de nuages, le soleil, qui vient juste d'arriver,
s'étire mollement et pâlit déjà à la seule idée de rester en
l'air toute la journée sans rien faire. A sept heures, il faisait
encore très doux ; mais maintenant, à neuf heures, il fait déjà
chaud.
C'est
ce moment que choisit notre pêcheur d'âge moyen pour arriver sur
les lieux. C'est assez tard, il faut bien l'avouer, et les meilleurs
coins sont déjà occupés par d'autres pêcheurs, en général plus
âgés. Mais notre pêcheur à nous s'en moque, parce qu'il a un
secret.
Il
marche donc quelques minutes le long de la berge, mouillant une ou
deux fois ses bottes pour franchir une flaque ou un trou d'eau,
arborant à chaque fois un large sourire de satisfaction. Son
attirail, bien plié, ne l'encombre pas, et son chapeau, pour
l'instant, suffit à son bonheur. Bientôt, il a repéré le petit
promontoire rocheux où il va passer la matinée et pourquoi pas, la
journée tout entière. En trois enjambées, il est en haut et
contemple son petit royaume.
Sur
sa berge, il n'aperçoit aucun autre pêcheur à moins de cinquante
mètres ; c'est assez loin. De l'autre côté, par contre,
presque en face, est assis un vieux monsieur, avec deux ou trois
cannes posées à ses pieds ; il a l'air d'être là depuis
longtemps, comme le soleil. Heureusement, la rivière à cet endroit
est assez large ; par politesse, le pêcheur d'âge moyen agite la
main en direction de son aîné. Celui-ci se contente de changer de
position sur son fauteuil pliant, puis il se concentre sur ses
bouchons multicolores, qui flottent à quelques mètres sous son nez.
Bah ! La rivière est à tout le monde, après tout. Et puis, il
songe à son secret, le même que tout à l'heure, ce qui le fait
sourire.
Il
s'assoit donc sur un rocher plat, juste un mètre au-dessus de l'eau
calme. Souriant toujours, il ajuste son chapeau pour couper la route
du soleil qui se fait de plus en plus insistant, et se penche pour
préparer son matériel. De loin, on pourrait croire qu'il fait
exprès de prendre tout son temps ; en fait, il ne connaît pas bien
tous ces objets. Tout cela est nouveau pour lui, mais il n'aimerait
pas que cela se sache. Alors, il procède très lentement, pour ne
pas donner l'impression d'être un amateur. Le secret de ce pêcheur,
c'est qu'il n'est pas venu pour pêcher.
Enfin,
pas vraiment. Il ne sait pas très bien pourquoi il est venu, en
fait. Mais il a l'intuition, voire la certitude, que tout va très
bien se passer, et qu'en plus, cela va lui plaire. Tranquillement, il
déballe son matériel encore inconnu, pose les objets autour de lui,
comme il l'a vu faire par les autres. Au bout d'un moment, tout a
l'air d'être prêt. Surtout la canne à pêche. C'est le plus dur
et, bien entendu, le plus important.
Il
se décide enfin, et en quelques gestes, tout est en place. La canne
surplombe la surface de l'eau fraîche, le fil, pardon la ligne,
tendue mollement vers le bouchon qui la termine avant de rentrer dans
l'eau. L'épuisette, qui ne servira pas mais dont la présence est
indispensable, est posée à ses pieds ; le chapeau orienté vers le
soleil, nous l'avons déjà dit ; le panier ouvert, vide. Non
seulement, tout est prêt, mais tout va bien. Le pêcheur, joyeux,
jette un regard discret autour de lui ; seul le vieux monsieur en
face, peut le voir. L'a-t-il vu exécuter sa magistrale mise en place
? Sûrement. S'est-il laissé prendre au jeu ? Et pourquoi pas ? De
toute façon, cela n'a aucune importance. Les choses sérieuses
peuvent enfin commencer.
Le
pêcheur d'âge moyen se cale enfin dans son fauteuil naturel ; il a
tout de même rajouté un petit coussin sous ses fesses, mais il l'a
fait discrètement, presque avec indifférence. Il plisse les
paupières, hésite un moment à croiser les doigts sur son ventre,
renonce, puis change encore d'avis, parce qu'il ne sait pas quoi
faire de ses bras ballants. Voilà. Il déplace légèrement son pied
gauche pour qu'il soit bien à plat, de quatre centimètres vers la
droite ; un caillou le gênait. Maintenant, tout va bien de ce
côté-là. Alors, le pêcheur écoute.
Au
début, il n'entend rien ; même la rivière, très calme à cet
endroit, ne bruisse pas beaucoup. L'absence de vent ne permet pas aux
buissons de frémir. Les insectes ne sont pas encore bien tous
réveillés de l'hiver qui vient à peine de se terminer. Quelques
grillons osent parfois striduler, mais sans conviction ; aucun, en
tous cas, ne se lance dans une longue sérénade. De temps à autre,
un oiseau piaille dans le ciel sans nuage ; à un moment donné, un
rapace lance son cri d'alarme entre les flancs des collines proches.
Mais c'est tout. La température augmente insensiblement, et le
pêcheur se laisse aller.
D'abord,
il pense à une chose désagréable, qui le préoccupe depuis
quelques temps. Il la chasse très vite en clignant des yeux, puis
décide de les laisser fermer. Les menus bruits de la nature qui
l'environne suffisent à son bien-être, ainsi que les riches parfums
des herbes et de la terre humide. Il s'y consacre, d'ailleurs ; il
hume. Mais il doit avouer bien vite qu'il n'est pas doué pour
reconnaître les odeurs. Enfin, cela ne l'empêche pas d'aimer tout
ce qu'il sent, à ce moment-là. Ses pensées s'améliorent.
Il
finit par oublier le quotidien, et jusqu'au sens de ce mot, et le mot
lui-même par-dessus le marché. Bien vite, il se retrouve dans cet
état très séduisant où l'on peut diriger soi-même ses rêves. Il
souhaite ne pas s'endormir ; et comme il avait prévu que cela
risquait de lui arriver, il a pensé à boire un grand bol de café
ce matin, avant de partir. Lui qui n'y est pas habitué, il espère
que cela le maintiendra à flots.
Bientôt,
il rêvasse gentiment qu'il refait sa vie. Ce n'est pas qu'elle lui
déplaise foncièrement, mais s'il en considère un à un les
éléments, il désire presque tous les changer plus ou moins. Et à
force de ne pas savoir exactement lesquels valent la peine d'être
conservés tels quels, il décide finalement de tout changer. Mais
lorsqu'il en arrive à se demander s'il devrait se transformer
lui-même, et en quoi, ses pensées dérapent un peu.
Heureusement,
cette idée le fait sourire ; il a du mal à s'imaginer autrement.
Mais c'est un exercice qui lui plait bien. Mentalement, il modifie
ses cheveux, s'ajoute des muscles ou des sous à la banque, s'invente
des parents ou des amis célèbres. Il s'oublie de plus en plus
lui-même ; et au moment exact où il commence à se croire vraiment
devenu quelqu'un d'autre, un inconnu qu'il n'aimerait peut-être pas,
la catastrophe se déclenche. C'est-à-dire qu'il entend un bruit,
qui le tire de sa torpeur.
D'abord,
il se demande ce que c'est. Techniquement, cela ressemblait au bruit
d'un tout petit caillou qui tombe à l'eau. Ecarquillant les yeux,
avec un peu de difficulté parce que le soleil est assez haut dans le
ciel maintenant, il cherche les petits ronds dans l'eau qui
trahiraient la chute d'une pierre. Il n'en voit pas tout de suite ;
et lorsqu'il comprend qu'il est trop tard, qu'ils se sont dissipés,
il se demande quel est le plaisantin qui s'amuse à le déranger. Ce
n'est quand même pas le petit vieux en face ? Celui-ci n'a pas bougé
d'un poil ; mais peut-être que justement, il joue la comédie ;
peut-être que c'est un vieillard facétieux, ou qu'il veut faire
partir son concurrent, qui lui gâche son coin de pêche. Il va lui
dire ce qu'il en pense.
A
la seconde où le pêcheur d'âge moyen s'apprête à se lever pour
crier “Dites donc, vous !” ou quelque chose de ce genre, il
entend de nouveau le petit bruit aquatique, juste sous son nez. Tout
de suite, il regarde ; des rides concentriques s'élargissent autour
d'un point. Mais pas n'importe quel point ; celui où sa ligne
s'enfonce exactement dans l'eau. “Qu'est-ce que ça veut dire ? se
demande le pêcheur en silence, ce n'est pas drôle du tout, ça !”
Il ne sait vraiment pas quoi faire. Soudain, horreur ! Le moulinet de
la canne se met à faire un bruit épouvantable, et la manivelle
tourne si vite qu'on ne peut plus la distinguer.
Evidemment,
de l'autre côté de la rivière, le petit vieux a entendu le vacarme
; alors, il regarde ce qui se passe. Et il a l'air d'attendre quelque
chose. Le pêcheur d'âge moyen, lui, se dit qu'il commence à avoir
très chaud. Se penchant en avant, il attrape sa canne à deux mains
et la dégage de l'anfractuosité où il l'avait coincée. C'est là
qu'il réalise soudain qu'il aurait mieux fait d'enlever sa veste
d'abord. Mais il est trop tard ; d'un coup de pouce hésitant, il
bloque la manivelle du moulinet, lequel s'est pas mal dévidé.
Là-bas dans l'eau, la ligne trop détendue serpente sur plusieurs
dizaines de mètres, et se déplace au gré des mouvement du…
enfin, du poisson, quoi !
Parce
qu'il faut bien admettre que jusqu'à nouvel ordre, il a pris un
poisson. Mais comment est-ce possible ? Il n'a quand même pas été
assez bête pour mettre un appât à son hameçon, puisqu'il n'est
pas venu pour pêcher vraiment. A moins que, dans son délire de mise
en scène parfaite, il n'ait poussé le sens du détail trop loin, et
qu'il ait réellement mis un appât. Après tout, il en a bien amené
une boîte avec lui ; elle est là, d'ailleurs, à ses pieds, elle
grouille d'asticots luisants qui le répugnent. Mais voilà : il est
incapable de se rappeler s'il a oui ou non piqué un ver au bout de
son hameçon. Pourtant, le contact l'aurait écœuré, il se connaît
bien, quand même, il sait parfaitement qu'il aurait détesté ça.
Impossible de s'en souvenir. En tous cas, s'il l'a vraiment fait,
quel idiot !
Mais
s'il ne l'a pas fait, alors, quel idiot ce poisson, d'avoir mordu !
Est-ce qu'on a idée de mordre à un crochet nu ? Est-ce qu'au moins,
il aime le fer, ce poisson-ci ? Le pêcheur s'aperçoit alors qu'il
est en train de paniquer. Depuis au moins deux minutes, il ne fait
que bloquer le moulinet. A l'autre bout de la ligne, le poisson nage
et se débat un peu. En face, le vieux fait semblant de ne pas
regarder, mais on voit bien qu'il n'en pense pas moins. Alors…
alors, le pêcheur est bien obligé de faire ce pour quoi son
matériel est prévu. Sans conviction, il donne un tour de manivelle
en arrière.
Ça
craque ; et c'est plus dur qu'il ne l'aurait pensé. Les cheveux sur
sa nuque commencent à le démanger sérieusement. Il donne un second
tour, un peu plus complet, légèrement plus vif, mais pas beaucoup.
Là-bas, dans l'eau, le poisson donne un coup de queue qui fend la
surface. “Tiens, pense le pêcheur, j'aimerais bien voir à quoi il
ressemble, cet animal.” Alors, il donne un coup de poignet vers le
haut, en bloquant le moulinet. La ligne se tend avec un claquement
douloureux, le poisson sort la tête de l'eau un court instant ; le
pêcheur n'a pas bien vu de quoi il s'agissait.
C'est
alors qu'il réalise qu'il ne connaît rien aux poissons. Que ce soit
un brochet ou une rascasse, de toute façon, il ne saura pas faire la
différence. Soit il le pêche, soit. Le pêcheur est embarrassé ;
en fait, il aimerait bien que l'animal se détache et retourne tout
seul dans son élément. Même s'il ne le voit pas, et bien, tant pis
; ce sera une sorte de défaite honorable pour le pêcheur, ce n'est
pas bien grave. Sans doute que le vieux monsieur, en face, ricanerait
un peu, mais il n'y aurait pas là de quoi se couvrir de ridicule.
Non, vraiment ! Il souhaite que le poisson se libère ; alors, il
décide de l'aider un peu.
Il
donne de petits coups de poignets assez vifs, sur le côté tout
d'abord. Puis vers le haut. Il tire sur la canne, oppose toutes les
résistances possibles à l'animal, rembobinant son moulinet au fur
et à mesure. Au bout d'un moment de ce manège, il se rend compte
que le poisson semble moins vigoureux, comme s'il était fatigué.
Avec une certaine horreur, le pêcheur se demande tout à coup s'il
n'est pas en train de faire exactement ce qu'un pêcheur est censé
faire lorsqu'il veut prendre un poisson. Inquiet, il jette un coup
d'œil vers l'ancêtre, lequel ne regarde plus vers lui. Ce qui veut
dire. qu'il a deviné juste. Le vieux pêcheur est jaloux de sa
prise, alors il boude le spectacle, bien obligé d'approuver la
méthode. C'est bien comme ça qu'on prend un poisson !
Le
pêcheur d'âge moyen est tout d'abord assez content de lui ; mais sa
joie tombe bien vite. Qu'en fera-t-il, de ce poisson, une fois qu'il
l'aura pris ? Le manger ? Il ne saura même pas le cuire, encore
moins le vider. Il pourrait le vendre, mais à qui ? Et combien ?
Combien vaut un poisson de rivière ? Ça doit dépendre de ce que
c'est, non ? Mais puisqu'il ne saura même pas de quoi il s'agit, il
ferait peut-être mieux de le donner, dans ce cas. Et d'abord, il
n'en voulait pas, de ce poisson !
C'est
à ce moment-là qu'il le voit. Dans un énorme sursaut, l'animal
surgit hors de l'eau tout entier, et vole deux interminables secondes
dans l'air brûlant de midi ; ses écailles lancent des éclats de
soleil blanc, en mille reflets métalliques, et l'éblouissement qui
saisit alors le pêcheur est si vif qu'il en oublie de tenir
fermement sa canne. Lorsque la truite replonge, elle manque entraîner
tout l'attirail avec elle. Mais un stupide réflexe du pêcheur lui
fait agripper la canne au dernier moment, qu'il conserve ainsi,
bêtement efficace. Bien sûr, il n'est pas tout à fait certain que
ce soit une truite ; mais cela y ressemble, en tous cas. Et rien ne
l'empêche de l'appeler ainsi en attendant mieux.
Il
se rend compte alors que la surprise de voir l'animal lui a fait
pousser un cri, un vrai cri, à la fois de crainte et de joie
enfantine. Hélas, ce cri lui fait soudain penser à autre chose.
Assailli alors d'une pensée qui le glace, il se demande si l'animal
souffre.
Sans
bouger un muscle, le pêcheur tente de s'imaginer lui-même avec un
crochet de métal planté dans le palais. L'idée ne lui plait pas ;
il voudrait bien la chasser tout de suite d'un simple coup de tête,
mais elle s'installe à son aise. Les choses ne sont pas aussi
simples. Et d'ailleurs, s'il se rappelle bien, le crochet présente à
son extrémité une petite excroissance de métal, un barbon, qui
empêche l'objet de ressortir facilement. Et voilà, maintenant, le
pêcheur a la certitude que le poisson a mal.
Il
en reste pétrifié ; il ne sait vraiment plus quoi faire. Il
voudrait bien que le poisson se détache, ou que le crochet se brise,
ou que la ligne casse net. Mais il sait aussi que son matériel est
neuf et de bonne qualité, il l'a choisi exprès. Les chances pour
que l'une de ces solutions arrive toute seule sont atrocement
réduites. Nulles, même. Il ne voit rien d'autre à faire. que d'en
finir le plus vite possible.
En
se refusant à réfléchir encore, le cœur au bord des lèvres, le
pêcheur rembobine la ligne sans perdre de temps. La truite, épuisée,
ne résiste plus et se laisse entraîner. Bientôt, la ligne est
réduite à la distance qui sépare l'extrémité de la canne de la
surface de l'eau. Retenant sa respiration, il lève soudainement la
canne d'un coup de poignet.
Aussitôt,
il doit la retenir des deux mains, l'assurer en la calant au sol,
entre deux plis de rocher. Puis il contemple, horrifié, le spectacle
de la truite se débattant dans les airs, juste là, devant lui.
Donnant des coups de queue féroces dans toutes les directions,
l'animal pèse de tout son poids en s'efforçant de retourner à
l'eau pour y trouver sa respiration. Il ouvre la gueule pour chercher
l'oxygène mais n'avale que de l'air, dont il ne sait que faire. Le
pêcheur, qui se sent de plus en plus mal, voit l'hameçon planté
dans le palais de la bête, tout le poids de son corps suspendu,
tirant vers le bas. Une nausée le prend, il est persuadé qu'il va
se sentir mal. Il cherche désespérément un moyen de tuer l'animal
tout de suite, pour abréger leurs souffrances à tous les deux.
Il
n'en connaît aucun ; il faudrait qu'il l'imagine, qu'il l'invente,
mais il n'est pas en état de le faire. Il comprend lentement, avec
un vague dégoût pour lui-même et pour ce qu'il est en train de
faire, qu'il va devoir attendre sans agir jusqu'à ce que sa proie
soit enfin morte.
Cette
fois, le vieux pêcheur le regarde ; il n'approuve pas, c'est
évident. Ce n'est pas humain, semble-t-il dire, de faire ainsi
souffrir cet animal. C'est le moment où il faut l'attraper et lui
briser la tête d'un coup sur un rocher. Mais ça, le pêcheur d'âge
moyen ne sait pas le faire. D'ailleurs, s'il était capable de
décrocher la truite avant qu'elle ne soit morte, il la rejetterait à
l'eau aussitôt, en espérant qu'elle survive. Bien sûr, elle serait
blessée ; mais elle resterait vivante. La blessure cicatriserait
avec le temps, et la truite pourrait vivre sa vie de truite, longue
et suffisante.
Et
d'abord, pourquoi a-t-elle mordu à cet hameçon vide ? Qu'est-ce qui
a bien pu l'obliger à le faire ? Il y en a d'autres, pourtant, des
hameçons. Avec des appâts très alléchants, de bons gros vers bien
appétissants que toutes les truites se disputent certainement.
Alors, pourquoi l'avoir choisi lui, plutôt qu'un autre ? Est-ce
qu'il méritait vraiment ça ? Est-ce que sa vie n'était pas déjà
assez compliquée comme ça ?
La
rage l'a distrait un moment. Il ne s'est pas aperçu que la truite ne
bouge plus. Il la regarde pendouiller au bout de sa ligne. De l'autre
côté de la rivière, le vieux pêcheur secoue la tête,
désapprobateur et amer. “Il n'a qu'à se mêler de ce qui le
regarde”, pense le pêcheur d'âge moyen. Sa colère s'éteint tout
doucement ; ses bras faiblissent sous la fatigue.
Doucement,
avec mille précautions inutiles, il ramène le poisson vers lui, et
au lieu de le saisir d'une main, il le dépose dans l'herbe à ses
pieds, toujours accroché. Puis il pose sa canne de l'autre côté,
sans se soucier de la ligne qui va s'emmêler dans les proches
buissons. Il faut toujours qu'il ôte l'hameçon.
Au
bout d'un moment, prenant conscience de la sueur qui baigne son corps
tout entier, le pêcheur enlève sa veste avec des gestes maladroits,
comme si c'était la première fois de sa vie qu'il faisait cela.
Puis, à peine plus à l'aise, il se penche en avant et pose une de
ses mains sur la truite morte. C'est froid et gluant ; il retire
aussitôt sa main. Se traitant d'idiot, il se force à recommencer.
Les couleurs de l'animal sont maintenant beaucoup moins belles que
lorsqu'il les a aperçues un peu plus tôt, jaillissant hors de l'eau
dans les rayons du soleil chaud et blanc. Cette pensée le réconforte
légèrement, lui permettant de saisir enfin le fuseau du corps de
l'animal. Il le hisse lentement pour le poser sur ses genoux, et le
regarde avec une certaine tristesse, et peut-être aussi d'autres
sentiments plus complexes. Il lui faut bien se résoudre à
l'inévitable.
Avec
une répugnance certaine, il attrape fermement la truite d'une main
et de l'autre, saisit le fil qui sort de sa gueule. Il tire dessus.
Mais le crochet ne veut pas se détacher. Il recommence, plus fort.
Rien. Il doit changer de méthode ; enfonçant ses doigts directement
dans la gueule de la truite, il prend le crochet à sa base, et
retenant sa respiration, tire d'un coup sec en tordant le poignet. Le
bruit du cartilage se brisant sous son geste le rend instantanément
malade. Il a alors la certitude qu'il est guéri de la pêche pour
toujours.
Pesamment,
il rassemble toutes ses affaires, démonte l'attirail et le range
avec beaucoup de méthode, sans se soucier du vieux pêcheur, là-bas,
de l'autre côté. En dernier, il pose délicatement la truite morte
dans son panier, dont il rabat le couvercle d'osier après un dernier
regard attendri. Il a pris un poisson ; il est donc réellement
devenu pêcheur, et ce malgré lui. Il ne se demande plus ce qu'il va
faire du poisson.
En
quittant son petit coin de nature, il se remémore le début de son
aventure. La torpeur agréable, la rêverie, le calme. Tout cela
était très bien ; jusqu'à ce que… En pensant à ce qui s'est
passé ensuite, il se demande si cela vaudra la peine de recommencer.
Une petite voix dans sa tête murmure : oui.
FIN
Dessin de Stéphanie Torrès |
Les
yeux rivés
Les
douze hommes étaient réunis dans la chaleureuse pièce boisée.
Quelques-uns fumaient la pipe, d'autres un cigare. Un seul ne fumait
pas. Il se tenait debout, le bras appuyé contre le manteau de la
cheminée, perdu dans la contemplation du feu, se demandant vaguement
s'il s'éteignait jamais. Comme pour appuyer ses pensées, le maître
d'hôtel apparut à ses côtés et s'agenouilla discrètement pour
alimenter le foyer. Lorsqu'il se fut relevé, le jeune homme qui ne
fumait pas brisa le silence, signe de tension pour certains, simple
compagnon d'attente pour d'autres.
— Stephen,
ne pensez-vous pas qu'il est enfin temps de choisir ?
Quelques
sourires naquirent sur les lèvres des gentlemen plus âgés. Theo
Brubaker était leur benjamin et il était normal qu'il fut le
premier à succomber à l'attente. Personne ne prit la peine
d'insister, sachant très bien que comme chaque année, le fidèle
Stephen ne désignerait le conteur qu'après l'installation d'une
certaine ambiance que lui seul savait estimer, et peut-être aussi,
créer. Les plus jeunes réagissaient les premiers généralement et
cette année encore, la règle se vérifiait. Ne désirant pas faire
souffrir plus encore le jeune Brubaker, le majordome du club, après
s'être relevé de l'âtre, se tourna vers les membres réunis.
— En
effet, Mr Brubaker, il semble que l'heure soit venue pour l'un
d'entre vous de nous conter une histoire qui, comme chaque année,
sera belle et par là même véritable, bien sûr.
Stephen
marqua une pause pour s'assurer que tous les invités l'écoutaient à
présent. Le silence qui régnait dans la salle parvenait largement à
anéantir le souffle du vent hivernal et le crépitement des flammes
aériennes.
— Mr
Lowry ? Acceptez-vous de nous faire part de l'une de vos aventures,
en cette veillée de Noël ?
La
question était superflue. Jamais le choix du maître d'hôtel
n'avait été discuté ; jamais aucun membre du club n'avait
refusé d'offrir à tous ses compagnons un récit personnel et
sincère. Depuis toujours, ces fantastiques histoires se perdaient
dans les mémoires frileuses de ces soirées d'hiver. Depuis toujours
aussi, ceux qui étaient désignés reconnaissaient en leur for
intérieur qu'ils étaient soulagés de pouvoir enfin confier leur
histoire. Encore une fois, ce fut le cas pour Sebastian Lowry, qui
contint un léger soupir en hochant la tête, comme s'il avait bien
su que ce soir, ce serait son tour de vider sa coupe.
— Bien.
Certains d'entre vous m'ont déjà entendu parler ; ils savent
donc que mes histoires ne sont guère, comment dire, empreintes de
surnaturel, contrairement aux vôtres, Dr Silken, qui devez être
immunisé à toute peur en ce bas monde après avoir vu tant de
fantômes. Non, ne vous vexez point, je ne mettais pas votre parole
en doute, je ne le ferai jamais et nul ici n'y songerait un seul
instant. Car depuis toutes ces années que nous nous connaissons, il
est une chose que je n'ai jamais avouée. Non par crainte de vous
décevoir ou de vous tromper, mais parce que pendant bien longtemps,
presque toute ma vie en l'occurrence, j'ai été le jouet d'une
illusion. Ou disons plutôt d'une bien triste réalité, comme vous
le verrez, pour remplacer un rêve profond mais terriblement faux. Un
rêve dans lequel mon esprit s'enfermait depuis tout ce temps, ce
temps qui a refusé de changer. Et pour le coup, j'ai pris vingt ans
en une seule fois, si vous me permettez cette facile expression. Oui,
vingt ans, c'est assez simple à estimer finalement.
Mon
préambule est assez long, j'en conviens, messieurs et vous prie de
m'en excuser ; mais vous comprendrez aisément que des précautions
sont nécessaires afin de préserver mon esprit encore fragile. Mais
puisque tout semble terminé, désormais, je suis prêt à assumer la
marche du temps.
Ceux
qui me connaissent savent que je perdis mes parents à l'âge de
treize ans à peine. Je n'insisterai pas sur l'horreur d'un tel
drame, je l'ai déjà fait ici même et vous pouvez tous l'imaginer
sans peine si vous ne l'avez pas vécu. Rien ne mérite d'être
ajouté à l'incommensurable souffrance d'une telle perte. Ce qui
importe ici, c'est que je fus promptement adopté par le frère cadet
de ma mère, qui non seulement n'était pas marié mais était de
surcroît le plus jeune de tous mes oncles et tantes. Je ne sais
comment il parvint à forcer les priorités légales de tutelle mais
le fait est qu'il y parvint, ce qui vous donne un avant-goût des
capacités et de la volonté du personnage. Le jour où il vint me
chercher, il fêtait exactement ses trente ans, rentrait d'un voyage
de plus de six ans au Canada et dut se faire violence pour raser
l'indescriptible barbe qu'il avait contractée là-bas. Je ne l'avais
jamais vu auparavant et pour moi, l'oncle Gerrald, « celui qui
avait préféré prendre l'océan », n'était guère évoqué
que comme un croque-mitaine, ou au pire, la personnification d'un
avenir raté.
Est-il
utile de préciser que je fus immédiatement fasciné par le
personnage ? Quel enfant n'aurait pu l'être ? Il mesurait plus de
six pieds et demi pour deux cents livres au bas mot, et sa voix, même
lorsque le vent soufflait contre lui, portait à plus de cent pas. Le
fait qu'il eût traversé tout un océan pour venir me chercher me
persuada qu'il m'accordait une importance non négligeable, et
c'était bien la première fois que quelqu'un faisait un geste pour
moi. Du moins, je le pensais, les enfants n'ayant pas conscience en
général de ce que leurs parents font pour eux. Bref, au premier
regard, je ne pus que l'adorer tel un demi-dieu. Son inépuisable
force de caractère lui permit de convaincre le reste de ma famille
de le laisser m'emmener avec lui au Canada où il désirait continuer
à vivre. J'étais on ne peut plus d'accord et de toute façon,
n'imaginait plus aucune autre possibilité. Il m'aida à faire mes
bagages, moment grandiose et décevant à la fois, car voilà que
toute ma vie tenait dans une seule malle.
Le
lendemain déjà, nous embarquions à bord d'un navire gigantesque
qui nous mena de l'autre côté de l'océan en usant d'une magie dont
je ne doutais pas un instant. Il faut bien dire qu'à l'époque, tout
ce qui m'arrivait me semblait profondément magique. J'avoue aussi à
ma grande honte, que pendant toute cette première année que je
passais avec mon oncle, la mort de mes parents ne m'affecta guère.
Diable ! J'avais un monde à découvrir et le meilleur des guides
imaginables. Cette année-là est sans aucun doute la plus belle, la
plus enivrante de toutes celles que j'aie jamais vécue, et je l'ai
payée depuis plus de vingt fois sa valeur, croyez-moi. Le Canada est
une contrée si vaste, si propice à l'imaginaire, où les êtres
sont si éloignés les uns des autres qu'il ne vous est plus possible
de penser autrement qu'à haute voix, seul moyen de sentir plus
proches vos voisins, tout en étant certain que nul n'est là pour se
moquer de vous, ou répondre sottement à des questions dont les
réponses vous importent finalement peu. Oui, parler seul est un
périlleux mais enrichissant exercice en ces circonstances, je vous y
encourage, messieurs, quoique modérément. Toujours est-il que ce
fut une année extraordinaire, interminable et pourtant, un jour,
hélas, terminée.
J'approchais
de mes quinze ans lorsque mon oncle tomba malade. Au début, bien
sûr, il refusa de le reconnaître. Il ne pouvait envisager de
ralentir son train de vie, ni même de se reposer un tant soit peu.
Je vis bien qu'il souffrait, que certaines choses, certaines gens
commençaient à lui résister ; mais il refusait de le reconnaître.
Au lieu de se plier, il fournissait un effort plus grand pour un
résultat moindre. Cela le mina plusieurs mois, jusqu'au jour où,
très simplement, sans crier gare, il s'effondra.
Les
jours qui suivirent furent pour moi d'une noirceur absolue ; je dus
d'abord m'occuper de lui jusqu'à ce qu'il fût suffisamment rétabli
pour regagner un poste de civilisation un peu plus avancé que notre
cabane en rondins. Lorsqu'il fut en état de marcher, il refusa de
voir la situation en face et voulut recommencer à vivre comme
auparavant. Son cœur flancha très vite et nous dûmes à nouveau
mener sa convalescence à un point convenable. Enfin, il comprit avec
une indicible douleur qu'il ne serait jamais plus comme avant. Je
développai des trésors de ruse et d'imagination pour organiser
notre retour au pays familial, dont il ne voulait évidemment pas
entendre parler. Lorsqu'il y consentit enfin, après plusieurs
semaines de guerre sourde, ce fut par voix écrite, assez sèchement.
Il resta enfermé dans sa chambre trois jours avant notre
embarquement, ne mangeant presque rien. Au dernier moment, je
m'aperçus qu'il n'avait pas fait ses bagages, et sous peine de
devoir encore attendre un mois le prochain navire, nous partîmes
ainsi, avec ma seule malle, à peine augmentée de quelques babioles
canadiennes, tant il est vrai que j'emportais essentiellement des
souvenirs.
J'avais
chargé par courrier une de mes tantes de chercher pour nous une
maison habitable, si possible isolée, aux alentours de Clipperton,
berceau de notre famille, selon l'expression consacrée. Lorsque nous
débarquâmes après quinze jours de voyage sinistre en compagnie
d'anglais égocentriques qui nous traitaient en provinciaux, ma tante
n'était pas venue nous accueillir mais un message nous attendait.
Elle n'avait pu trouver de demeure vraiment convenable, étant donné
les faibles délais dont elle avait disposé. Aussi, parant au plus
pressé, elle n'avait déniché qu'un petit manoir assez vieillot, à
mi-chemin entre Clipperton et la baie de Hounders. Elle ne l'avait
pas visité mais la description qu'on lui en avait faite semblait
suffisante pour un séjour provisoire.
Nous
louâmes une voiture pour nous y rendre le plus rapidement possible.
Je dois dire que le véhicule qui fut mis à notre disposition était
tout à la fois étrange et magnifique. Il s'agissait d'un attelage
de conception assez ancienne. Il semblait pourtant briller des éclats
du bois neuf, des métaux frais, et parfois, si le soleil venait à
être occulté, les pourpres de l'ornementation devenaient obscurs et
presque noirs. Cela, je ne le remarquai pas tout de suite, et nous
parcourûmes plusieurs lieues avant qu'un incident ne me plongeât
dans l'inquiétude.
En
me penchant au dehors de la portière pour contempler et tenter de
reconnaître le paysage, mon pouce droit fut pris soudain d'une
insistante douleur. Retirant ma main du rebord de la fenêtre, je
constatai d'abord qu'une écharde de bonne taille m'avait percé la
peau, ensuite que le dit rebord semblait déchiqueté sur quelques
pouces, comme si la lame d’une hache avait été plantée là, puis
retirée. Or je me souvenais parfaitement avoir refermé moi-même
cette portière en la tirant à pleine main, précisément par cet
endroit maintenant abîmé mais alors intact. Je n'avais bien sûr
pas posé mes yeux directement sur le point incriminé, mais je n'y
avais rien senti de particulier et l'incident me jeta dans une grande
exaltation. Mon oncle s'était endormi et je n'osai le réveiller.
L'aurais-je dû ? Comment savoir si cela eut changé grand chose
au destin qui m'attendait ?
La
route qui nous mena au manoir, bien que pas très longue, s'avéra
néanmoins d'un accès douloureux, parfois même dangereux. Dans sa
dernière demi-lieue, c'était une sombre drève extrêmement
sinueuse, s'appuyant même en un certain endroit sur un ponton de
bois suspendu, à ce qu'il me sembla. Je ne l'aperçus qu'au moment
de sortir d'un virage serré, et, frappé par la fragilité apparente
de la construction, faillit crier au conducteur d'arrêter
immédiatement la voiture. Quelques instants plus tard, alors que les
planches mal ajustées et maltraitées par les roues de notre calèche
réveillaient mon oncle dans un concert de bois crissant, je réalisai
avec une frayeur soulagée que si le cocher m'avait écouté, nous
nous serions probablement immobilisés au centre du pont, causant par
là-même son effondrement et notre ruine.
A
l'âge où il est de bon ton de se montrer rebelle à tout ce que
l'on ne voudra jamais être, ma vie s'enfuyait à la vitesse d'un
guépard en pleine course, défilant si vite devant mes jeunes yeux
qu'il me devenait impossible d'en fixer la moindre image. Ce pont,
par exemple, qui faillit bien nous coûter la vie, et dont je suis
capable aujourd'hui de rappeler à mon souvenir le détail de son
apparence, et bien ce pont, je ne sais où il se trouve. C'est fort
dommage, vous en conviendrez. Et malgré l'absence de cette
information que vous pourriez penser déterminante, je souhaite que
votre imagination sera vive assez pour vous faire comprendre
pleinement l'émotion que je ressentis en parvenant au manoir.
Ah
diable ! Voilà bien ce que je redoutais. Non content d'anticiper sur
le récit, j'en arrive aussi à l'embrouiller. Peut-être n'est-ce
qu'une manifestation de mon esprit, encore choqué d'avoir été si
longtemps trompé, et qui s'y refuse encore aujourd'hui. Aussi
pardonnez-moi et croyez que mes prochains efforts seront fournis dans
un but de clarté.
En
fait, le manoir en lui-même ne fut une source d'émotions que dans
la mesure où l'on peut être ému par une œuvre d'architecture
moderne si on la découvre au beau milieu d'un vieux quartier en
ruines et partiellement détruit. C'est un peu l'effet que m'inspira
le manoir, qui je crois ne portait aucun nom. Il faut, pour bien
comprendre, accepter le fait qu'un obscur sous-bois pût jamais
rappeler des habitations écroulées. De toute façon, le chemin pour
l'imagination n'est jamais si difficile à parcourir, en particulier
lorsque les éléments du décor tendent à se confondre les uns avec
les autres, comme une scène de théâtre surprise en plein milieu du
changement d'acte.
Non
que les lieux aient paru à l'abandon ou envahis par la végétation,
bien au contraire ; il s'agissait plutôt de l'agencement des
fenêtres et des détails de sa décoration qui, lorsqu'on y
regardait un peu vite, ne parvenaient pas à faire émerger le
concept d'habitation décente dans l'esprit du visiteur. Je me
souviens parfaitement que la première idée que je parvins à
concevoir après une intense contemplation de la demeure fut pour me
demander quel architecte démentiel avait pu imaginer une telle
merveille.
Il
me gêne un peu aujourd'hui de dire qu'une voix résonna alors sous
l'épaisseur de mon crâne et murmura aussi clairement que je vous
parle maintenant : la forêt. Les implications d'une telle réponse
m'effrayèrent tellement que j'en oubliai très vite le principal
élément : cette voix n'était pas la mienne. Beaucoup trop féminine
et lente ; la question de son origine, je n'eus le temps, hélas, de
me la poser que bien des mois plus tard, quand rien ne pouvait plus
être changé. La seule réponse raisonnable que je découvris sur
l'instant fut qu'il s'agissait de ma propre voix, telle que je
l'eusse entendue si j'avais été quelqu'un d'autre. Mais je savais
que je n'étais pas quelqu'un d'autre ; du moins l'espérais-je
alors.
J'étais
si bouleversé par cette apparition, cette vision presque, que je
n'avais pas vu mon oncle entrant dans la demeure. Pire encore, le
cocher nous avait promptement quittés, profitant de ma fascination
pour laisser les clefs de la demeure à Gerrald et s'éclipser,
pourboire en poche. Sur le moment, je me demandai pourquoi mon oncle
ne l'avait point retenu ; j'imagine qu'il pensait déjà à autre
chose en cet instant. Me retrouvant subitement seul sous les arbres,
je sentis l’humidité froisser mes épaules et abandonnai sottement
ma lourde cantine à l'invasion de la mousse forestière pour me
précipiter à la poursuite de mon oncle. Je n'aurais pas été moins
inquiet en m'aventurant dans le fol organisme de la forêt elle-même.
Si
le simple fait d'ouvrir une porte constituait une source de péril,
la terreur que nous inspirerait la vie quotidienne serait tout
bonnement insupportable. Ce fut pourtant l'étrange idée qui
s'imposa à mon esprit lorsque je franchis le seuil du manoir par la
large et double porte que mon oncle avait laissé entrouverte
derrière lui. Ma propre inquiétude se nourrissait d'elle-même par
son absence totale de fondement. Mais pourquoi le hall était-il si
sombre alors que toutes ses fenêtres avaient leurs volets ouverts ?
Pourquoi la lumière ne parvenait-elle pas à baigner la pièce et
tombait-elle en flaques désagréables sur le sol et sur les murs ?
Encore
une fois, je triche sur le récit et vous livre des réflexions que
je ne pus accomplir que beaucoup plus tard, alors que sur l'instant,
je n'en eus que l'intuition fugace. En réalité, la première chose
que je remarquai fut justement l'une de ces taches de lumière
liquide, comme appuyée sur l'un des murs du hall, au beau milieu
d'un escalier menant à une galerie. Coincée entre les deux lignes
claire et sombre d'un rayon oblique, une grande dame blanche semblait
monter l'escalier de lumière. Quelques instants me furent
nécessaires pour saisir la réalité de cette image. La dame était
peinte, le mur simplement orné d'un portrait en pied, fort bien
exécuté, d'une femme en grande robe, superbe et mystérieuse. Comme
elle ne semblait regarder que moi au monde, je m'abandonnai à son
regard embarrassant. J'imaginai tant de délires, rêvai tant de
folies avec elle que le temps passa sans s’arrêter.
Puis
je la rencontrai un soir d'automne et la fréquentai jusqu'au
printemps où nous nous mariâmes dans un bonheur plus que parfait,
vivant dans ce manoir même où nous eûmes trois enfants qui
devinrent beaux et grands ; nous voyageâmes en tous les coins
du monde avant qu'une fièvre ne l'emporte, sur un navire au large de
Shanghaï.
Lorsque
ma torpeur se termina par cette triste nouvelle, je m'éveillai
empreint d'une lourde fatigue comme je n'en avais jamais ressentie, à
tel point que je pensai aussitôt être malade. Cherchant mon oncle
des yeux, je ne le trouvai pas.
Bientôt,
un étrange silence augmenta mon inquiétude et me poussa à
parcourir le manoir à sa recherche. Mon corps tout entier semblait
épuisé et le simple fait de monter quelques marches m'essoufflait
grandement. Une heure cauchemardesque plus tard, ayant crié son nom
plusieurs fois, je m'arrêtai, au bord de l'évanouissement, prenant
appui sur un des rares meubles du hall.
Mes
yeux, qui se fermaient de fatigue, tombèrent sur un carré de papier
que je n'avais pas remarqué en entrant un peu plus tôt. Une simple
feuille craquelée, pliée en quatre, portait mon nom à l'encre
vieillie. L'écriture était celle de mon oncle.
Mon
neveu,
je
t'ai perdu alors que tu montais ce maudit escalier. Je t'ai cherché
pendant une journée et une nuit entière avant qu'un secours ne
vînt. Tes tantes m'ont clairement fait comprendre que je n'étais
plus le bienvenu dans la région. Je vais donc aller me laisser
mourir dans ce superbe petit coin que vous entretenez à grand train,
ce District des Lacs où le poisson est frais.
Tu
as choisi de ne pas me dire adieu. C'est un choix qui t'honore et qui
t'appartenait. Je pensais que tu t'amusais avec moi ; mais un vieux
bougonneur malade est certainement un poids trop lourd à porter pour
quelqu'un de jeune et léger comme toi. Echapper à tes tantes ne t'a
certainement pas non plus chagriné outre mesure. Sans doute
aurais-tu dû agir moins cavalièrement avec ta famille mais je sais
qu'à ton âge, la perspective d'une bonne escapade me faisait vite
oublier les bonnes manières.
Je
regretterai seulement de ne pas avoir rencontré l'heureuse élue de
ton jeune cœur, même si elle n'était que provisoire. Au diable les
familles et leurs convenances, n'est-ce pas ?
Tu
as bien fait de partir ainsi, les adieux font toujours paraître les
vieillards plus vieux que nécessaire. Viens vite me voir dans ma
retraite, je serai facile à trouver : je prendrai mon thé tous
les soirs à six heures dans la plus banale auberge de Keswick, si
possible en regardant le lac.
ton
oncle, Gerrald.
Lorsque
je parvins après bien des ennuis à Keswick, ce fut pour apprendre
que mon oncle était mort huit ans plus tôt, sans avoir jamais
manqué une seule fois son thé à l'auberge.
La
lettre portait une date. Vingt années s'étaient écoulées. Vingt
années que j'avais réellement vécues, les yeux rivés sur une
existence imaginaire. Et n’en déplaise aux poètes, je n'en gardai
pas même une rose en souvenir.
FIN
Dessin de Nina |
Une
jeune fille à la beauté
en
tous points remarquable
On
célébrait le début d'une belle saison. Le printemps ou l'été,
peu importe. A moins que ce ne fût l'automne ? En tous cas, pas
l'hiver, c'est un point d'acquis. Tout le village était donc réuni
autour de deux immenses tables, au centre de la place principale,
sous les pêchers et les cerisiers en fleurs. Ah, ce devait être le
printemps, alors. Les convives discutaient ferme et leurs enfants
couraient dans tous les sens en poussant des cris, et le plus
souvent, les deux en même temps. Il faisait si beau que tout le
monde avait envie de rester là jusqu'à ce qu'il pleuve ; ce
qui risquait de prendre longtemps.
A
un moment, tout de même, quelqu'un grimpa debout sur une table, mit
ses mains en porte-voix et cria qu'il était temps de manger.
Personne n'eut l'idée de le contredire, et l'on s'installa dans une
grande confusion de chaises, de tabourets et de bancs. Il fallut même
aller dénicher un petit escabeau pour un invité imprévu dont tout
le monde pensait qu'il était venu avec quelqu'un d'autre.
Les
places n'avaient pas été attribuées à l'avance et on évita ainsi
les drames familiaux, qui sont plutôt réservés pour l'hiver,
puisqu'ils réchauffent l'âme et le sang (encore un détail qui
montre que l'on n'était pas dans cette saison-là). Les
conversations continuèrent telles qu'elles avaient déjà émaillé
l'apéritif. Les gens qui s'étaient occupés de la cuisine se mirent
à déballer leurs trésors. D'énormes miches de pain frais furent
découpées en tranches vastes comme des écuelles, des légumes crus
se mirent à faire croquer les dents volubiles et les noyaux d'olives
volèrent par-dessus les épaules (et parfois les têtes). Les
gobelets avaient à peine le temps de se vider que les cruches
retournaient aussi sec au cellier pour y être remplies directement
au tonneau de la récolte de l'an dernier (qui était un peu amère,
comme une écorce de mandarine ; mais personne ne faisait la
fine bouche, et vous en auriez bu tout autant que les autres,
croyez-moi).
Les
enfants, quant à eux, piaillaient toujours d'une table à l'autre,
et se montraient réticents à l'idée de s'asseoir toute une
demi-heure pour avaler de la nourriture qu'on pouvait aussi bien
manger en jouant à cache-cache. Les parents mirent bon ordre à tout
cela et bientôt, chacun tripotait ses couverts en faisant semblant
de ne pas languir après le premier plat.
Dans
une poche de l'invité que personne ne connaissait vraiment, dormait
un lutin. Il s'appelait… Saperlotte, je ne retrouve pas son nom !
A moins qu'il ne me l'aie pas dit lorsqu'il me raconta cette
histoire. Car c'est une histoire vraie, bien entendu, sinon je ne
vous la raconterais pas. Bref, peu importe. Comme il n'y a qu'un seul
lutin dans cette histoire, ce mot suffira pour le désigner. Ce
lutin, donc, qui était paresseux comme tous les lutins, s'éveilla à
midi comme à son habitude. Il ne perdit pas de temps à se demander
ce qu'il faisait dans une poche ; pour lui, hier était hier, et
un passé bien enterré ne vous poursuit pas de ses assiduités
(c'est un proverbe lutin, je crois).
Une
fois réveillé, le lutin avait faim. A vrai dire, ce lutin avait
toujours faim. Sauf quand il dormait, auquel cas il rêvait qu'il
mangeait, ce qui le mettait en appétit pour son réveil. Ses amis
lutins le surnommaient Ventre-en-Boucle ; c'est pourquoi il
n'avait plus d'amis lutins, car ce nom le vexait. Il préférait le
sien, celui qu'il n'a pas voulu me dire quand il m'a raconté son
histoire.
Affamé,
le lutin sortit une petite tête prudente de la poche du voyageur
égaré. Il aperçut aussitôt un grand nombre d'humains. La
situation était périlleuse, car les humains sont aussi grands que
bêtes, et ils piétinent les petits-êtres, parfois même en le
faisant exprès (on se demande où ils vont chercher des idées aussi
puériles). Mais c'était très tentant aussi, car les humains étant
très bêtes, ils sont très faciles à berner. Le cas était
douloureux ; il fallait le trancher.
A
quelques pouces du lutin, l'invité assis à côté du voyageur
inconnu avait une blague à tabac dans sa poche. Un brin d'herbe en
dépassait et son parfum alla chatouiller les narines très sensibles
du lutin. Celui-ci tendit un bras hors de sa cachette, attrapa le
brin de tabac et le tira à lui. Stupéfait, il constata que le brin
d'herbe ne semblait jamais devoir se terminer ; bientôt, il eut
même besoin de ses deux mains pour tenir l'invraisemblable pelote
qui s'accumulait petit à petit et lui tachait les doigts (qu'il
avait d'ailleurs très sales, soit dit en passant). Enfoin… pardon,
je veux dire : enfin, le dernier brin de tabac se retrouva dans la
poche avec lui. Le lutin n'en revenait pas ; il y en avait une
quantité énorme. La pelote était presque aussi grosse que lui.
Jamais il ne parviendrait à manger tout cela. Cela ne l'empêcha pas
de mordre là-dedans en ouvrant une bouche grande comme un four à
pains.
Il
est dommage que vous ne puissiez voir la grimace qu'il fit à ce
moment-là. Moi-même, je n'ai eu droit qu'à une imitation de sa
part, quand il me raconta sa mésaventure. Mais cette grimace aurait
certainement fait mourir de rire un autre lutin (qui sont assez
moqueurs, il faut bien le reconnaître). Sans prendre le temps de
mettre la main devant la bouche, le lutin réprima un juron (et il en
connaissait pourtant plusieurs, croyez-moi), sortit de la poche en un
seul bond et fila sous la table où il recracha l'énorme bouchée de
tabac qu'il n'avait pas réussi à avaler, heureusement. Autour de
lui, plusieurs paires de chaussures se retrouvèrent aussitôt toutes
tachées de brun, comme cirées de frais. Sauf que ce n'était pas un
très beau cirage. Mais bon, ce n'était pas le problème du lutin.
D'ailleurs, il ne portait pas de chaussures lui-même. C'est vrai :
comment peut-on écouter la destination d'un chemin si l'on n'y
marche pas pieds nus ? Il n'y a que les humains pour croire
qu'une route a besoin de signaux pour s'exprimer.
Bref,
l'heure n'était pas aux théories. Le lutin devait absolument boire
quelque chose de frais pour faire disparaître l'atroce goût de
tabac qui meurtrissait son palais délicat. Et ne parlons pas même
de sa langue ; elle se tordait sur elle-même en poussant des
petits sifflements. “Soifsoifsoif, disait-elle, soifsoifsoif”. En
bondissant entre les pieds d'adultes qui se croisaient et se
décroisaient sous la table, le lutin (qui était très habile) se
faufila vers l'un des bouts et jaillit d'un trait dans la lumière du
soleil pour foncer dans les hautes herbes les plus proches, qui
pourraient le cacher.
— Un
mulot ! cria un jeune garçon. J'ai vu un mulot !
— De
quelle couleur, ton mulot ? lui demanda son père depuis l'autre
bout de la table.
— Euh…
vert, répondit en rougissant le jeune garçon qui avait aperçu le
lutin.
— Alors,
tu ferais mieux d'arrêter le vin tout de suite, fiston, lui lança
son père dans un grand éclat de rires général, ce qui prouve que
les adultes aussi peuvent parfois être moqueurs.
Comme
vous voyez, l'ambiance autour des tables était excellente. Le lutin,
quant à lui, avait filé ventre à terre (et quel ventre il avait !)
vers un petit étang tout proche, une mare, qu'il avait vidée à
moitié en y plongeant toute sa tête pour y boire d'un seul trait.
Quand il recommença à respirer, une vache le regardait d'un air
maussade en mâchonnant du foin. Il lui tira une langue encore un peu
brune.
Le
lutin n'était vraiment pas content. Et il avait toujours aussi faim.
Il se retourna pour regarder les deux grandes tablées. Une dame
corpulente venait de sortir d'une maison en tenant deux énormes
saladiers. Les convives poussèrent des « Ah ! » de
satisfaction dans un grand cliquetis de fourchettes. A peine
avait-elle posé le premier saladier sur l'une des tables que le
lutin imagina le plan de sa terrible vengeance.
En
un tournemain, il ouvrit sa besace, en sortit une minuscule fiole de
cristal, la déboucha et en vida le contenu dans sa bouche. Là, il
prit la précaution de n'avaler qu'une gorgée, conservant le reste
de la potion dans ses joues gonflées. A l'instant où la dame posait
le second saladier, le lutin était déjà devenu invisible (car les
lutins sont très susceptibles à la magie). Sans perdre de temps, il
courut vers la première table et sauta dessus d'un bond, renversant
un gobelet de vin au passage, ce qui provoqua une joyeuse algarade.
Il s'en moquait, d'ailleurs, puisqu'on ne pouvait pas le voir.
Tandis
que le lutin approchait, l'un des convives s'était levé et avait
versé sur la salade une généreuse rasade d'huile d'olives. Au
moment même où il commençait à tourner les feuilles de laitue
avec les deux grandes cuillères en bois d'olivier, le lutin pencha
la tête au-dessus du saladier et cracha un petit peu de sa potion.
Sans
attendre le résultat, il sauta à terre, franchit en trois enjambées
l'espace qui séparait les deux tables, bondit et alla cracher dans
l'autre saladier ce qui lui restait de potion avant qu'on ait fini de
la tourner. Ouf ! Il était très content de lui, et s'accorda
une superbe grimace qui, pour lui, constituait son plus beau sourire.
Heureusement pour nous qu'il était invisible ; sans quoi,
sensibles comme vous l'êtes, vous en auriez fait des cauchemars
jusqu'à l'hiver prochain.
Bientôt,
après avoir rempli ses poches de tartines de pain et de branches de
céleri, il alla se poster sur le bord du toit, au-dessus de tout le
monde, pour admirer son œuvre en train de s'accomplir.
— C'est
curieux, dit la dame un peu forte au bout d'un moment, je croyais
avoir préparé plus de salade. Qui n'en a pas eu ?
Quelques
enfants levèrent timidement la main. L'un d'eux était un petit
menteur qui en avait mangé comme un goinfre. Mais les autres, c'est
sûr, n'en avait pas eu la moindre feuille.
— Alors
là, je ne comprends pas, dit la grosse dame.
Et
elle se leva pour donner à chacun des petits une feuille de laitue
prise dans sa propre écuelle, à laquelle elle avait à peine
touché. Au moment où elle allait poser la dernière, elle leva un
sourcil et tint la feuille de laitue juste devant son nez.
— Mais…
elle est toute rognée, cette salade !
Et
en effet, la feuille qu'elle tenait entre le pouce et l'index
ressemblait à un mouchoir de laine après le passage d'une
escadrille de mites. La dame ouvrit la bouche pour faire un
commentaire, mais sa voix fut coupée net par un cri, dont il faut
bien avouer qu'il était de frayeur.
— On
voit tes dents ! hurla quelqu'un en se dressant et en
écarquillant les yeux.
Le
convive assis en face s'arrêta de manger et s'aperçut que tout le
monde se mettait à le regarder avec dégoût.
— C'est
comme s'il n'avait plus de lèvres, lança quelqu'un d'autre au
milieu des exclamations de plus en plus vives. C'est affreux !
— Maman !
hurla soudain un petit garçon, je n’ai plus de doigts.
Et
il poussa un cri déchirant.
Bon.
Je ne vais peut-être pas vous raconter tous les détails, il y en
aurait trop. Tout le monde eut soudain l'impression d'avoir perdu un
petit morceau de son corps. Au début, c'étaient surtout les lèvres
et les doigts des enfants sales, mais bientôt, au fur et à mesure
que les gouttes de potion se répandaient dans le sang de chacun,
d'autres organes se mirent à disparaître à la vue de tous. Qui ses
oreilles, qui ses yeux ou ses genoux, et même, pour le petit goinfre
qui s'en était mis jusqu'aux yeux, tout son visage.
Le
désordre fut indescriptible. Chacun criait aux autres ce qui leur
manquait ; les enfants cherchaient à rejoindre leur mère, mais
se faisaient couper brutalement la route par des adultes sans pieds.
On courait dans tous les sens, on renversait les chaises, on
cherchait ses mains en tâtonnant avec les moignons, on se bousculait
en poussant toutes sortes de cris. A ce train-là, quelqu'un finirait
certainement par être blessé.
Là-haut,
au bord du toit, le lutin roulait de rire dans la gouttière en se
tenant les côtes. Il riait, il riait. Il riait sans se retenir
puisqu'il savait qu'on ne pouvait pas le voir, et que le vacarme
empêchait les autres de l'entendre rire. Et jamais il n'avait passé
un aussi bon moment. En tous cas, pas depuis hier, car sa mémoire
remontait rarement au-delà. Et il roulait dans la gouttière comme
une balle, il faisait des culbutes et se tapait le front contre les
tuiles, ce qui le faisait rire encore plus fort. Et tout à coup, il
tomba.
Une
culbute plus drôle que les autres le précipita par-dessus le
rebord. Il poussa d'abord un cri étonné et n'eut pas le temps de le
terminer. Lorsqu'il toucha brutalement le pavé de la cour, il fut
bien obligé de crier « Aïe ! » Mais comme tout le
monde criait déjà autour de lui, personne ne l'entendit.
Rassurez-vous, au fait ; il ne sentit rien. Les lutins sont très
résistants et ne comprennent rien à la douleur (sauf à celle des
autres, bien sûr, qui les amuse beaucoup). Il se releva donc très
vite et essaya de se mettre à l'abri.
Mais
c'était impossible. Des pieds couraient partout autour de lui et
manquaient de l'écraser à chaque instant. Certains de ces pieds
étaient plus grands que lui et l'auraient transformé en galette
sans même s'en apercevoir. Et puis, on ne peut pas discuter avec des
pieds, c'est bien connu. Le lutin commença à éprouver un début de
panique. Comment allait-il se sortir de là ? Vu les
circonstances, son invisibilité ne lui servirait à rien.
Et
à vrai dire, elle ne durerait pas longtemps encore, car il n'avait
pas bu la fiole entière, ce qui n'est vraiment pas recommandé par
les sorcières. Il lui fallait une échappatoire, et tout de suite.
Que faire, que faire ? Il parvenait à peine à éviter tous les
grands pieds qui couraient autour de lui. Il y eut même un moment où
l'un d'entre eux le bouscula comme une vulgaire balle de son. Il
perdit l'équilibre et roula au loin en poussant un juron peu
convenable.
— Par
les neuf poils de mes deux oreilles !
Par
chance, le coup de pied malencontreux l'avait propulsé sous l'une
des grandes tables. Là, il put se calmer un petit peu et étudier la
situation. Donc, les gens couraient dans tous les sens et
l'empêchaient de franchir l'espace qui le séparait des champs de
blé. Il s'aperçut alors que la peau de ses mains redevenait
visible. Il était temps d'agir. Devait-il profiter de la confusion ?
Mais comment s'y prendre ? Tout à coup, il eut l'impression
qu'on le surveillait.
Il
se retourna brusquement, pour voir un nourrisson qui le regardait en
babillant. Il n'avait pas six mois et marchait vers lui à quatre
pattes. Le lutin retint un cri de frayeur ; il savait que, s'il
réussissait à ne faire aucun geste brusque, il n'avait rien à
craindre. Avant un certain âge, avait-il remarqué, les petits
humains ne sont pas dangereux ; en tous cas, pas beaucoup. Il se
demandait comment tirer parti de la situation, quand une ombre vint
masquer l'un des côtés de la table.
C'était
une jeune fille qui se baissait pour regarder. Elle aperçut le
nourrisson et l'appela par son petit nom. Le bébé, qui avait
commencé par tendre une main potelée vers le lutin, avec un sourire
curieux un peu effrayant, se retourna pour voir qui l'appelait. Cette
jeune fille était l'aînée des enfants du village. Elle était très
intelligente et surtout, très raisonnable.
La
preuve : alors que les adultes couraient dans tous les sens en
cherchant leurs petits morceaux qu'ils croyaient perdus, elle était
restée très calme et avait décidé de prendre les choses en main.
Il fallait bien que quelqu'un s'occupe de mettre les petits à
l'abri, en attendant que les grands aient enfin retrouvé leur tête.
Et tandis qu'ils se comportaient comme des poules, elle avait
rassemblé tous les petits et leur avait dit de se tenir par la main,
en file le long d'une table et par ordre de taille. Il ne lui
manquait que le tout-petit, le dernier-né, son cousin. Elle ne
partirait pas sans lui.
Elle
venait de le trouver, sous la table.
Le
nourrisson se retourna au son de sa voix et hésita quelques
instants. Il regarda le lutin effrayé, puis se décida à rejoindre
sa grande cousine, avec un regret tout de même. Le lutin, ni une ni
deux, saisit l'occasion et se mit à marcher juste derrière lui, en
restant hors de vue de la fille.
Celle-ci
attendit patiemment que le bébé sorte de sous la table et le confia
à sa sœur, qui avait quatre ans. En poussant un soupir de
soulagement à fendre le cœur des bûches, le lutin attendit qu'elle
soit à l'autre bout de la file pour prendre la main du nourrisson
dans la sienne et se mettre à son côté, comme s'il était le
dernier des petits. Le bébé lui jeta un drôle d'œil, mais le
lutin n'eut qu'à mettre un doigt devant sa bouche, et l'autre se
fendit d'un sourire.
— Allons-y,
lança simplement la grande jeune fille.
Et
elle traversa la cour, entraînant sa ribambelle en dégradé,
regardant bien droit devant elle et marchant d'un pas ferme et
décidé. Personne ne sembla les remarquer. L'affaire fut rondement
menée. Les adultes continuaient à pousser des couacs et levaient
les bras au ciel en posant toutes sortes de questions inutiles. On
avait l'impression qu'ils ne se calmeraient jamais. Le groupe parvint
sain et sauf à l'orée du champ de blé.
Tout
occupé à passer inaperçu, le lutin fut tellement soulagé en
sentant l'herbe sous ses pieds nus qu'il en oublia alors de rester
prudent. Il voulut contempler une dernière fois le magnifique chaos
qu'il avait créé tout seul ; il lâcha la main du bébé.
C'était vraiment quelque chose de drôle, tous ces grands humains
complètement affolés ! Enfin.. Il lui fallait reprendre la
route, trouver une poche où passer la nuit ; il voulut se
retourner pour s'enfuir dans le champ de blé.
— Tradéridéra,
monsieur le lutin, fit une voix très calme au-dessus de sa tête,
tandis qu'il se sentait soulevé dans les airs.
La
grande jeune fille l'avait saisi entre le pouce et l'index et venait
de le hisser juste devant son visage. Le lutin ne perdit pas de temps
en vaines paroles.
— Lâchez-moi,
vociféra-t-il, ou je vous transforme en citrouille bleue !
— A
d'autres, monsieur le lutin. Je ne suis pas sotte. J'ai dit
Tradéridéra, vous êtes donc mon prisonnier. N'est-ce pas votre
propre loi ?
— N'importe
quoi, mademoiselle. Car je ne suis pas un lutin.
— Ah
non ? Et qu'êtes-vous alors ?
— Un…
euh, je suis un troll. C'est beaucoup plus méchant.
— Un
troll ? Mais pas du tout, voyons. Les trolls ont une barbiche,
tout le monde sait cela. Je vous affirme que vous êtes un lutin, que
vous le vouliez ou non.
— Et
que voulez-vous que je réponde à cela ? fit le lutin en
écartant les bras. Je suis donc votre prisonnier.
— Tout
à fait, confirma la jeune fille.
Après
quoi, elle sembla se mettre à réfléchir. Le lutin était inquiet ;
dans son dos, il entendait que les bruits de panique se calmaient,
que les cris se faisaient plus rares. On finirait par le remarquer, à
ce train-là. Il risquait de passer un sale moment. Pouvait-il berner
la jeune fille ? Elle avait l'air sacrément retors.
— Ecoutez,
dit-il. Vous savez que pour me libérer, je dois vous accorder un
vœu. Vous ne voulez pas qu'on s'éloigne un peu pour y réfléchir
calmement tous les deux ? C'est perturbé, par ici, non ?
— Vous
avez raison, dit la jeune fille. Malgré tout, vous êtes un lutin
pratique. Venez, ajouta-t-elle sans rire, en tenant toujours le lutin
comme un mouchoir sale.
Elle
s'éloigna à travers le champ de blé vers un petit bosquet. Tout en
se balançant, le lutin réfléchissait comme un nain. Comment
allait-il se sortir de là ? Il n'aimait pas du tout accorder
des vœux aux humains ; cela raccourcissait son espérance de
vie d'un siècle à chaque fois. C'était beaucoup trop cher payé.
Mais il n'avait pas d'idée, et plus la moindre potion dans sa
besace.
Lorsqu'ils
arrivèrent à l'ombre des chênes kermès, il était toujours
indiscutablement prisonnier. La jeune fille, sûre d'elle, s'assit
gracieusement sur une grosse racine et approcha le lutin de son
visage (pas trop près quand même, on ne sait jamais). Puis, elle
fronça les sourcils.
— Vous
n'êtes pas si vilain, après tout. Qu'est-ce qui vous rend méchant ?
— Moi,
méchant ? Mais voyons, vous n'y êtes pas du tout. C'est un
malentendu, de quoi parlez-vous ?
— Oh,
je sais bien que ce n'est pas la peine de discuter avec vous. Je
disais simplement ce que je pensais. Vous n'étiez pas obligé
d'écouter.
— A
cette distance ? En ce cas, parlez moins fort. Ou mieux,
murmurez ; cela m'épargnera vos frivolités.
— Je
ne suis pas frivole, le gronda la jeune fille en agitant un index.
Taisez-vous et laissez-moi réfléchir.
— Et
à quoi donc ?
— A
mon vœu. Quoi, vous ne souhaitez plus être délivré ?
— Mais
si, mais si. Je plaisantais. Réfléchissez, pensez. Voulez-vous que
je vous donne quelques idées ? Par exemple, vous pourriez
souhaiter que cet arbre, là, porte des fruits magnifiques, alors,
vous me poseriez pour les cueillir et…
— Chut !
Puis,
le regard de la jeune fille se perdit vers l'horizon, et le lutin
comprit qu'il n'y avait plus rien à tenter. Il dut se mordre la
langue néanmoins pour se taire, ce qui réveilla en lui le mauvais
goût du tabac qui avait provoqué toute cette triste affaire. En
tissant mille malédictions dans sa tête, il scrutait le visage de
la jeune fille avec impatience. Soudain, elle s'illumina.
— J'ai
trouvé.
— Tant
mieux, faisons vite, parce que…
— Taisez-vous.
Vous allez m'embrouiller. Je veux… J'exige que vous me confériez
le don d'une beauté en tous points remarquable.
— C'est
vague, fit le lutin, un peu déçu à l'idée de rester là encore
longtemps.
— Usez
de votre tête, le tança la jeune fille.
— Oh
et puis truffe ! Accordé ! hurla le lutin.
Puis
il claqua des doigts. Deux fois d'abord, comme tout le monde ;
puis deux autres, comme seuls les lutins savent le faire (je ne vous
recommande pas d'essayer, d'ailleurs ; pour cela, il faut avoir
des doigts de fée). Quatre étincelles jaillirent de ses mains, une
jaune, une bleue, une verte et une rose, puis elles voletèrent en
sifflant vers les yeux de la jeune fille. Celle-ci, aveuglée, tomba
en arrière en poussant un cri de surprise. Elle se releva aussitôt,
pour voir le lutin qui courait entre les arbres et disparaissait en
chantant.
— Tradéridéra !
Pas de ça avec moi ! On m'extorque des vœux, mais j'en fais ce
que je veux.
Et
il se mit à ricaner en soulevant des petits nuages de poussière.
Et
voilà pour lui.
Effrayée
à l'idée d'avoir été trompée par le lutin, la jeune fille (qui
s'appelait Ambrelise, au fait) entreprit aussitôt d'ausculter son
corps pour vérifier que rien n'avait changé. Son nez était en
place, sa bouche ainsi que ses yeux ; ses longs cheveux étaient
toujours attachés à son crâne ; sa peau avait toujours la
couleur de la chair et ses mains n'avaient pas malencontreusement
pris la place de ses pieds. Pour autant qu'elle pût en juger, elle
était toujours comme avant. Le lutin l'avait quand même trompée ;
il ne lui avait pas accordé son vœu. Bah ! se dit-elle avec un
soupir. Les choses auraient pu se passer beaucoup plus mal.
Avec
un geste désinvolte, la jeune fille se remit debout, épousseta sa
robe et regagna les maisons du village. Elle constata avec
satisfaction que les adultes s'étaient calmés et que les enfants
avaient retrouvé leurs parents respectifs. Elle alla tranquillement
reprendre sa place habituelle. Personne ne saurait qu'elle avait
sauvé les enfants toute seule, mais ce n'était pas grave. En plus
de tout le reste, Ambrelise était très modeste.
Ce
fut en voyant le regard que lui jetait sa mère qu'elle comprit que
quelque chose ne tournait pas rond. Au fur et à mesure qu'elle
s'approchait des grandes tables, tout le monde s'arrêtait de parler
et se tournait vers elle. Bientôt, un grand et lourd silence
enveloppait toute la cour. Même le dernier-né ne babillait plus.
Ambrelise décida de faire comme si de rien n'était et alla
s'asseoir à sa place, comme si on n'avait attendu qu'elle pour
reprendre le banquet. N'empêche… elle ne se sentait pas très à
l'aise.
Personne
ne semblait vouloir réagir ; on continuait à la regarder. Mais
ce qu'elle n'arrivait pas à comprendre, c'est que certains des
regards qu'on lui lançait étaient effrayés, d'autres semblaient
dégoûtés, tandis que d'autres encore avaient l'air satisfaits ou
contents, voire admiratifs. Cela lui échappait complètement. Elle
se sentait pourtant comme avant. Le lutin avait-il vraiment changé
quelque chose ?
Eh
bien, aussi surprenant que cela puisse vous paraître, mon histoire
est maintenant terminée. Ou plus exactement, elle ne fait que
commencer. Car c'est ainsi, tel que je viens de vous le raconter –
les plus savants d'entre vous l'avaient compris – c'est
véritablement de cette façon qu'a pris naissance cette légende que
vous connaissez tous, celle qui se terminera dix ans plus tard par
une aventure héroïque pleine de dragons, de châteaux et de princes
à cheval, je veux parler… mais vous le savez déjà et je ne vois
vraiment pas pourquoi je m'époumone encore, est-ce bien nécessaire,
vraiment ?
Bon,
bon, si vous insistez, je vais le dire pour les plus jeunes d'entre
vous. C'est donc ainsi, je puis vous le jurer sur ma parole de vieux
conteur à barbiche (je sais, je tergiverse un peu, mais c'est pour
le plaisir, après tout, moi aussi, j'ai passé un bon moment en
votre compagnie) où en étais-je ? Ah oui, c'est bien ainsi et
pas autrement, je le sais de source sûre puisque c'est le lutin
Ventre-en-Boucle lui-même qui me l'a racontée, c'est ainsi qu'a
commencé la légende de la jeune femme à la chevelure invisible.
FIN
Votre Site est une piste d'envol pour avions rêveurs... Superbe
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