Essai
sur trois films de l'année 1995
The
Usual Suspects
Lost
Highway
Crash
“...
mon jumeau de velours noir, insaisissable et fuyant.
Une
projection qui me rejoignait par le mystère fragile
de
je ne sais quelle charnière
me
continuait en caricature de cauchemar.”
(René
Crevel, Mon corps et moi)
¤ ¤ ¤
A. THE USUAL
SUSPECTS
Les
yeux de Thanatos ont la couleur de l'argent.
“Expect
poison from the standing water.”
WILLIAM BLAKE
1.
Le Jeu :
de l'acteur
du
personnage
de
la cruauté
2.
La Peur :
de la folie
du
vide
de
la peur
3.
La Création :
du génie
du
monstre
du
cinéma
Note
: Le tain est un amalgame d'étain que l'on étale au dos des
miroirs pour les faire réfléchir ; en anglais, "tain" se
dit silvering.
*
Tous
les limiers du monde occidental (c'est-à-dire de la littérature
questionnante) savent que les criminels recherchés qui changent de
nom ont l'habitude de conserver leurs initiales, ce qui leur permet
de garder les mouchoirs brodés offerts par d'anciennes fiancées, et qui autorise surtout le héros conventionnel à le retrouver pour
nous l'offrir en apothéose du film d'action. En conséquence de
quoi, nous aurions pu savoir dès le début du film The Usual
Suspects, dès son générique, que Kevin Spacey est Keyser Söze.
Mais
déjà, la réalité s'avérera plus subtile : pour la première fois
au cinéma, c'est Keyser Söze qui est Kevin Spacey. En effet, nous
assistons médusés à la transfiguration d'un acteur par un
personnage totalement imaginaire, plus puissant qu'un personnage
historique, et surtout que son scénario engendre lui-même.
Autrement dit, le personnage nait du reflet de l'acteur dans l'œil
de la caméra (ou par exemple, dans le plan d'eau du générique).
The Usual Suspects se situe d'emblée dans les temps du mythe.
Car s'il est vrai qu'aujourd'hui, être un héros implique presque
automatiquement une alchimie par un canal audio-visuel, il est
soudain devenu vrai qu'un acteur héroïque (et non une simple star,
c'est-à-dire une poussière) manquait encore à ce Grand Œuvre
qu'est le cinéma.
Toute
l'astuce du scénario repose sur la contre-preuve de ce qui précède
: Dean Keaton, l'ex-policier criminel, disparu après ses crimes,
revient sous ses propres traits, sous son propre nom. Ce qui est bien
le comble du non-sens de la culpabilité. Après nous avoir fait
croire, avec un certain succès, que Dean Keaton est Keyser Söze, et
qu'il n'est donc pas mort, le film montre une autre réalité, qui
est celle de Verbal Kint en tant que maître de cérémonie. Dean
Keaton, provisoirement ressuscité et devenu objet de terreur,
redevient ce qu'il était avant le jeu du mensonge : un cadavre de
plus sur les traces de Keyser Söze. Nous aurions pu, là encore,
nous en doûter grace à ses initiales : DK, en anglais, se
prononcent comme le mot decay, qui signifie décomposition. De ce
rôle-ci, Gabriel Byrne, après avoir incarné un Byron gothique chez
Ken Russell et un Uther Pendragon empruntant les traits de son rival
pour engendrer un roi, ne pouvait qu'être l'acteur. Nous remarquons
que DK sont aussi les initiales de l'étudiant cadavre dans Rope,
ainsi que celles du scénariste assassiné (David Kahane) par le
producteur dans The Player.
L'accroc
dans le tissu du film qui nous permet de découvrir la vérité,
c'est le marin hongrois rescapé du massacre, c'est-à-dire son
regard. Qui est-il ? Plus exactement, qu'est-il ? De son unique oil
indemne, il croque un portrait-robot via interprète ; de sa peau
brûlée aux reflets métalliques, il fige l'action en un lieu obligé
et étroit comme une cabine de projection : sa chambre d'hôpital ;
de sa nationalité, presque insaisissable pour un américain, il
impose une image directement issue de l'inconscient collectif :
d'europe de l'est, le seul mythe à avoir traversé les collines
hollywoodiennes est celui d'un certain comte aux dents acérées.
Curiosité que ce marin hongrois, puisque la Hongrie n'a pas de
littoral. Forcément rattaché à un port de convenance, le marin est
sans doute habitué à une ville de la mer Noire, la plus évidente
étant Varna. De là, quelques heures de chalutier nous permettent
d'aborder les rivages nord de la Turquie, voire la Corne d'Or
elle-même, patrie de Keyser Söze. Pourquoi l'Europe est-elle
devenue la source (récente) de toute peur chez l'individu américain
? Volonté puérile de se déculpabiliser du génocide indien en le
rejetant sur les épaules des colonisateurs d'une époque que l'on
voudrait plus lointaine ? Nécessité de se détacher de vieilles
valeurs, pour mieux imposer les nouvelles, tout en évitant
soigneusement de reconnaître qu'elles ne sont pas meilleures, ni
plus originales ? Refus d'accorder aux européens l'invention du
cinéma ? (La fin de The celluloïd closet est significative à
ce sujet : tout un aspect de la pertinence du film s'effondre en
effet lors de l'extrait final, présenté comme un film expérimental
de Thomas Edison et daté de 1895 ; on y voit deux jeunes techniciens
danser ensemble sous l'oil avisé d'un troisième plus âgé. Le
problème est que ces images ont été obtenues à partir d'un
kinétoscope et non d'un cinématographe ; pire encore, si elles
montrent deux hommes se livrant à une activité généralement
destinée à un couple, c'est parce qu'Edison, en misogyne consommé
et digne de son époque, ne faisait pas suffisamment confiance aux
femmes pour permettre à une seule d'entre elles d'approcher ses
ateliers. Il prenait donc pour sujets ceux qu'il avait sous la main.
On touche là un problème qui dépasse peut-être celui de cette
étude : la surinterprétation de l'intertexte.)
Le
marin hongrois est donc le Témoin, la Caméra, qui a fixé l'image
et nous la restitue par un lent procédé, presque chimique,
d'extirpation des données. Son œil valide est l'objectif ; sa peau,
brûlée comme par une trop longue exposition à la chaleur de la
lumière, est la pellicule où viennent s'inscrire ses souvenirs ;
les sulfates d'argent émulsionnés qui couvrent son corps (sa
théorie bio-mécanique) sont les résidus de ce tain que Keyser Söze
a soigneusement ôté de derrière le miroir afin de précipiter sa
disparition. Mais pressé par le temps (c'est-à-dire, par la
nécessité de la théorie cinématographique, par exemple celle de
faire un film) il a négligé son ouvrage : un léger éclat est
resté accroché derrière la surface du miroir. Cette fois, ce n'est
pas seulement un trou dans une toile qui nous révèlera le visage du
monstre, mais un espace aux propriétés curieuses, qui non seulement
nous révèle ce visage, mais qui nous terrifie parce que nous savons
que le monstre nous a vus le regardant. The Usual Suspects est
conçu comme une séance d'identification de criminels. Mais, sans le
savoir, c'est nous qui sommes du côté des suspects, et Keyser Söze
joue un faux témoin bafoué. Et cet éclat oublié de tain nous a
permis d'entrevoir, l'espace d'un instant, à la faveur d'un briquet
allumé, par exemple, le visage de l'homme qui peut causer notre
perte.
Ce
qui présuppose que nous nous sentions coupables de quelque chose.
Pour l'américain moyen, cela ne pose aucune espèce de problème :
il est toujours coupable de quelque chose a priori, puisque, en tant
que chrétien et ne doutant pas une seconde qu'on puisse ne pas
l'être, il se sent déjà au moins coupable d'être né. Si on
devait en rester là, on ne dépasserait guère le stade d'un Bad
Lieutenant, produit conventionnel puisque allant systématiquement
à l'encontre des conventions, ce qui lui confère son plus grave
défaut, d'être entièrement prévisible. Et cette faute-là,
n'étant pas chrétienne, est réelle et impardonnable ; de tels
films (tout Ferrara, mais aussi Carlito's way, le Scarface
de De Palma, Heat ou même dans une certaine mesure, Smoke
ou The Goodfellas) fonctionnent comme des suicides rituels
accomplis par des individus qui se déclarent mauvais parce qu'ils
croient que la société les a rejetés ; incapables d'en imaginer
une autre, leurs gestes sont inutiles et sans intérêt. Même les
guerriers japonais finissent, lentement, par comprendre la vacuité
fondamentale de cette aliénation de l'homme par l'honneur, valeur
vide et arbitraire que ne véhiculent plus aujourd'hui que les
criminels véritables pour se donner bonne conscience vis-à-vis
d'eux-mêmes, devant un public de plus en plus lassé.
La
mafia, y compris celle d'un certain cinéma qui se réclame de son
image, n'est rien d'autre que la survivance malsaine de l'esprit
tribal, et à ce titre, mérite de rejoindre les oubliettes fumeuses
qu'elle a inventées pour faire croire au public que ses membres,
humains monstrueux, étaient capables de souffrir moralement. Keyser Söze,
lui, avoue être un monstre à face humaine ; il ne fait plus
semblant de vouloir réintégrer une société qu'il déteste ; il
est inaliénable, parce qu'il n'existe qu'au cinéma, pas dans la
rue, ni dans la vie quotidienne. Ouvrir les poubelles ne permettra
jamais de le surprendre en train de se faire un fix à l'acide.
Pour
ceux qui ne se sentent pas redevables du simple fait de vivre, une
autre peur, beaucoup plus intéressante parce que plus insidieuse et
profonde, s'installe en nous lorsque nous avons vu le visage de KS
(c'est-à-dire à la fois Keyser Söze et Kevin Spacey). Nous savons
qu'il fait le vide autour de lui, non par désir psychopathologique
ou par vengeance traditionnelle (ce qui revient au même), mais parce
qu'il entend conserver son visage, sans devoir en changer. Le masque
ultime du criminel, c'est bien son propre visage, du moment que
personne ne peut plus témoigner pour l'identifier.
Le
marin hongrois est donc le symbole d'un film, celui qui nous permet
d'assister au jeu de la peur. Mieux encore, nous y participons de
notre plein gré, trompés mais heureux de l'être dès lors que nous
l'avons réalisé : lorsqu'on voit cet amas de cordages et de tubes
d'acier sur le débarcadère, nous sommes persuadés que Verbal Kint
se cache derrière, et nous nous identifions à lui comme témoin.
Mais en réalité, il ne s'y trouve pas. Le plan est truqué sans
trucage. Nous nous fourvoyons, seuls, dans une version divergente et
habilement factice. Nous oublions que l'histoire à laquelle nous
assistons nous est en fait racontée à deux degrés, et que le
conteur est toujours libre de dicter les règles. Il ne nous en a pas
avertis ? Comment le savoir ? Et quand bien même eût-il
lancé un conventionnel pronunciatio, l'Histoire ne
prouve-t-elle pas que les humains adorent être manipulés, se
donnant ainsi l'illusion qu'ils peuvent se consacrer à des tâches
plaisantes pendant que d'autres, “élus” par défaut, œuvrent en
leur nom et place ?
The
Usual Suspects, c'est le reflet d'un monstre social aperçu dans
un coin de miroir, en pleine nuit, furtivement, au sortir d'un
cauchemar qui nous a donné un vertige de glace. Il suffirait de nous
retourner pour constater qu'il n'y a personne dans notre dos ; mais
nous n'osons pas, parce que nous croyons que la réalité serait
pire. Nous croyons savoir que le reflet ne peut mentir, parce qu'il
se contente de rendre compte d'une réalité inversée. Nous avons vu
cette silhouette, ce masque suspendu derrière notre épaule, ce
visage grimaçant et mescalinien. Mais la vraie question est qu'un
monstre comme Keyser Söze n'a que faire de hanter notre réalité.
Il préfère, et de loin, laisser sa trace dans nos rêves.
C'est-à-dire, aujourd'hui, dans les films. Keyser Söze est
l'anti-thèse du vampire : seul son reflet existe.
Dans
Répulsion, le personnage de Catherine Deneuve voit un inconnu
dans la glace ; elle se retourne pour constater qu'elle est
seule, conclusion qui augmente son malaise et sa paranoïa. The
Usual Suspects agit exactement à l'inverse : les cinq reflets
que nous voyons nous rassurent parce qu'ils indiquent que nous, le
témoin, ne sommes pas directement vus par les criminels ; mais nous
réalisons alors que l'un d'eux n'a pas d'image réelle. Seule sa
virtualité nous terrorise, parce que nous nous perdons à imaginer
son vrai visage, étant convaincus qu'il n'oserait jamais se montrer
à visage découvert. Or, la formulation même de cette pensée
équivaut à une sentence de mort prononcée par Keyser Söze.
KS
rejoint d'emblée le panthéon des monstres de l'inconscient
collectif, du mythe pur d'une certaine humanité. Il est
l'envahisseur d'une certaine réalité. Il erre désormais à la
surface du globe terrestre, engendré par un mode de pensée – le
cinéma – capable de donner vie à nos cauchemars. Mais si le
Golem est né de la frustration de se sentir manipulés par les dieux
(Talos, monstre de métal riveté, plus ancienne des créatures
artificielles connues), si Dracula est né de la peur d'être enterré
vivant ou de mourir en souffrant (marquant la fin du christianisme
consolateur, donc la fin même du christianisme), si King Kong est né
dans la jungle du syncrétisme culturel (tentative par le XIXe
siècle d'échapper à l'assimilation, donc de perdre toutes
dimensions), si l'Alien est né de l'effondrement des valeurs
classiques (aucun dieu ni aucun homme n'étant responsable de son
existence, et sa destruction restant hypothétique), Keyser Söze,
quant à lui, a vu le jour sur une route désertique, simple et
effilé vers l'infini comme un John Ryder, l'auto-stoppeur de
Hitcher.
Pourtant,
il n'a pas les attributs d'un criminel. Toute la différence entre
ces monstres et Keyser Söze tient en ce qu'ils exercent une terreur
d'ordre moral. La sienne est purement - et volontairement -
psychologique. KS dérange d'autant plus certaines valeurs
(c'est-à-dire certaines personnes) qu'il n'est visiblement
pas fou. Contrairement à ses prédécesseurs monstrueux qui
n'utilisent aucun aspect de la folie personnelle, KS parvient à la
Terreur pure en instaurant la peur de la Folie, et nous propose de la
soigner par la mort. “Strangest things...” murmure McManus avant
de s'effondrer mort, apparemment soulagé ; c'est aussi un
soupir de soulagement que pousse Dean Keaton lorsqu'il reconnaît
Kint / Söze devant lui, avant d'être exécuté dans les règles de
cet “art”.
La
séquence anecdotique en Turquie est significative de cette
instauration de la Terreur. On pourrait croire d'abord qu'elle est
destinée à effrayer simplement, à bâtir une légende. Pourtant,
au fur et à mesure que défilent les images - par les paroles qui
les engendrent - on ne peut s'empêcher de considérer cette histoire
comme authentique. Car, si elle ne l'était pas, d'abord Keyser Söze
n'aurait plus de dimension mythologique ; mais surtout, s'il ne
s'agissait que d'une histoire rapportée, Verbal Kint perdrait sa
double identité et le film se terminerait à la révélation que
Dean Keaton avait été Keyser Söze. L'anecdote est vraie parce que
celui qui la raconte est aussi celui qui l'a vécue. Nous sommes,
encore une fois, pris dans l'intertexture que tisse le personnage
maître de l'histoire : Verbal Kint est l'anagramme de Verbal
Knit, autrement dit : couture verbale. (En techniques de
traduction, "verbal"
désigne même le mot-à-mot). C'est à ce moment, une fois
acceptée l'authenticité de cette anecdote, que nous devenons
effrayés de la peur elle-même, de l'idée même de peur, présentée
comme un piège inévitable parce que déjà refermé sans que nous
en ayons eu conscience.
Nous
tombons alors dans le piège véritable : Keyser Söze devient
un personnage historique (et pas seulement mythique) parce que,
empêtrés dans les différents niveaux d'interprétation du film,
nous avons oublié que nous étions au cinéma. Là se situe une
autre des grandes forces de The Usual Suspects. Il ne s'agit
pas seulement d'un film, mais aussi d'un jeu à l'échelle de la vie,
même si ce n'est que celle du cinéma. Le scénario à trois niveaux
de Christopher McQuarrie n'aurait certainement pas pu fonctionner
sans la parfaite compréhension qu'en a eu le réalisateur Bryan
Singer (lequel devra attendre un prochain film afin de se mieux
révéler). Mais plus encore, The Usual Suspects aurait manqué
d'une certaine dimension si le monteur n'en avait pas aussi été le
compositeur musical.
Rarissime
(voire unique, sauf erreur) conjonction dans l'histoire du cinéma,
le travail en parallèle qu'a accompli John Ottman sur les montages
sonore et pictural du film donne à l'ensemble cette impression
dérangeante d'être tiraillé en permanence dans plusieurs
directions en même temps. La clef - principale - se trouve
bien là : The Usual Suspects est un film qu'il faut
voir deux fois, puisque la deuxième vision est celle d'un film
radicalement distinct du premier. Celui-ci, un polar, parle d'un
complot tortueux mis au point par un maître du crime, destiné à le
débarrasser d'un témoin génant. Le deuxième, presque un essai
psycho-sociologique, parle de la naissance d'un mythe moderne
(engendré par Eros en tant que principe de production sans
discernement), un monstre de cruauté qui se verra éternellement
incarné au cinéma. Car, lorsque Kevin Spacey abandonnera son rôle,
et même si personne ne le reprend, Keyser Söze continuera d'exister
en filigrane de tout film noir, et l'espoir pervers de voir ressurgir
sa silhouette hantera presque consciemment l'esprit de tout
cinéphile.
Ce
ne sont pas les spectateurs de Seven qui pourront dire le
contraire. Seven n'est rien de plus qu'un bon polar horrifique
pour qui n'a pas vu The Usual Suspects. Mais si tel est le
cas, alors le film qui met en scène les “exploits” de Jonathan
Doe devient quelque chose de plus fondamentalement effrayant : un
jalon dans l'établissement de la Terreur par Kevin Spacey d'un
personnage qui le dépasse déjà, le marquera sans doute à tout
jamais, et qui peut-être, le contrôle corps et âme. L'acteur joue
avec la silhouette des deux personnages - qui est la même d'un film
à l'autre : ciré sombre, chapeau mou, claudication, petite voix
geignarde - et brouille la lecture des deux films, nous amenant à
nous demander si l'un n'est pas en fait la suite de l'autre (mais
sans préciser leur ordre). On pourrait en effet prétendre que leur
succession est simple, puisque Jonathan Doe est bel et bien tué à
la fin de Seven. Comment pourrait-il donc revenir, ailleurs ou
elsewhen ?
On
oublie, disant cela, une chose primordiale : ce n'est que le
personnage de John Doe qui est tué, non l'acteur Kevin Spacey. Car
en fin de compte, Keyser Söze n'est pas une simple gestalt que son
acteur a revêtue une fois, pour les besoins d'un film. Sa complexité
même en fait une entité qui transcende l'individu humain dans ses
normes d'acteur ; sa norme est le hors-norme, l'inhabituel et
surtout, l'imprévisible. Même dans Swimming with sharks, où
le rôle du producteur n'est évidemment pas aussi psychopathe que
les deux autres (quoique !), Kevin Spacey parvient tout de même, en
fin de film, à accomplir un geste moral qui dépasse le comportement
humain classique. D'un simple regard, alors qu'il est l'objet d'une
haine létale, il parvient à détourner la force de cette haine sur
autrui, sur quelqu'un qui est, à tout prendre, moins coupable que
lui. Et seul un personnage mythique, doué d'un pouvoir véritable et
efficace (au sens magique des termes), est capable d'un tel exploit.
Ce n'est bien sûr pas pour rien que Swimming with sharks se
déroule à Hollywood, tout comme The Player. On pourrait même
finir par se demander - mais ne serait-ce pas de la paranoïa ?
- si le Joueur qui piège Griffin Mill ne pourrait être... Keyser
Söze.
On
peut se demander aussi, moins poétiquement, quelle part de
conscience détient Kevin Spacey dans l'établissement, la genèse de
ce monstre ? Sa maîtrise du personnage de John Doe semble montrer
qu'elle est très importante. Seuls d'autres films nous en diront
plus. Nous savons que Keyser Söze existe désormais, et qu'il a
peut-être toujours existé (au cinéma) ; il ne nous reste plus qu'à
surveiller (au sens inquiet du terme), à craindre son
apparition dans un film futur, dans un coin d'image ou au téléphone.
Enfin, le cinéma devient un jeu, le seul jeu intéressant pour qui
tient la télévision (c'est-à-dire la passivité) en abomination,
le jeu de la cruauté.
“Ni
l'Humour, ni la Poésie, ni l'Imagination ne veulent rien dire si,
par une destruction anarchique, productrice d'une prodigieuse volée
de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à
remettre en cause organiquement l'homme, ses idées sur la réalité
et sa place poétique dans la réalité.” (Antonin Artaud).
Le
génie du personnage de Keyser Söze tient pour l'essentiel dans son
pouvoir de construction (Kobayashi, vrai faux avocat au nom de
cinéaste mythique, celui de La Condition humaine) ; bien que
criminel, donc destructeur de valeurs, KS sait aussi se montrer un
excellent bâtisseur. Il dépasse le mensonge pour entrer dans le jeu
de la manipulation, il dépasse le jeu de l'acteur pour faire celui
du cinéma en soi. L'été 1995 a vu une renaissance qui devrait
marquer, comme on le dit d'un fer rouge, son second siècle. Si
d'autres formes de cinéma, trop engoncées dans le
conventionalisme, ont voulu nous montrer que les monstres se
définissaient par une sadienne impossibilité à survivre, The
usual suspects nous avertit qu'existe une espèce de monstres
indétectables, capables de prendre figure trop humaine. Et si la
plus grande ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas,
celle de Keyser Söze appartient au degré supérieur, car il prend
soin de détruire les fondations même de notre raison.
B. LOST HIGHWAY
La
Mort dans les plis
“Dans
la route qui obsède
dans
le cœur qui cherche sa plage
dans
l'amant que son corps fuit
dans
le voyageur que l'espace ronge”
HENRI MICHAUX
1.
Narration :
la nuit et le mensonge
à
l'image des images
la
mort est le milieu
2.
Raccord :
la permutation des corps
la
figure est extraite de la fonction
la
folie est le manteau du fourbe
3.
Phénomènes :
la pertinence rétinienne
thaumaturgénérique
le
nombre irrationnel des univers
*
Pour
expliquer Lost Highway, il nous faudra employer les mêmes
armes que le film ; à savoir, présenter comme acquis certains
arguments dont la justification ne viendra que plus tard.
Au
début donc, il y a Fred Madison, qui apprend par l'interphone
de sa villa que “Dick Laurent est mort”. Nous ne savons pas ce
qu'il sait de ce personnage. Devant la maison, à l'autre bout de
l'interphone, plus personne ; mais sous les infrasons de la
bande musicale, les oreilles averties (c'est-à-dire celles qui
réentendent le film) ont décelé les crissements de pneus et le
hululement d'une sirène de police. Nous notons qu'interphone
signifie “voix intermédiaire”.
Le
soir même, que nous appellerons la première nuit, Fred Madison
découvre que sa femme Renée lui ment (elle prétend qu'elle va lire
dans une maison aussi dépourvue de livres que de chaleur humaine ;
elle n'est pas là lorsqu'il l'appelle depuis son lieu de travail).
Le lendemain matin, un inconnu a déposé une cassette-vidéo, sur
laquelle l'entrée de leur maison a été filmée. Renée a peut-être
essayé de la cacher à son mari, mais celui-ci s'est levé plus tôt
que d'habitude ; il ne mentionne pas à sa femme qu'il l'a
appelée la veille et qu'elle n'était pas là. Nous notons que Renée
signifie “née une seconde fois – ressuscitée”.
La
deuxième nuit, Fred raconte à Renée un cauchemar qu'il a fait
récemment, au cours duquel elle l'appelait par son prénom, chez
eux, mais il ne lui répondait pas. Plus tard, Fred fait un autre
cauchemar, continuation du premier, à la fin duquel il se trouve au
lit avec une femme qui n'est pas Renée mais en possède tout de même
les attributs corporels ; son visage est soudain celui d'un
homme blafard et inconnu. Le lendemain matin, une deuxième cassette
montre la façade de leur maison, puis le couloir qui mène à leur
chambre, et enfin, deux silhouettes endormies dans le lit. La police
alertée ne peut que constater l'absence de traces d'effraction. Nous
notons qu'en anglais, le terme effraction (“break in”) détermine,
par l'exercice de la violence, le début d'une destruction.
La
troisième nuit, les Madison se rendent à une soirée. Un instant
délaissé par Renée, Fred est abordé par un inconnu, que le
générique final du film baptisera Mystery Man, mais que nous
appellerons f pour des raisons qui se préciseront plus tard.
Que veut ƒ ? Il précise que Fred et lui se sont déjà rencontrés,
chez lui (“at your house / dans votre maison”). Il ajoute qu'il
s'y trouve en ce moment même. Appelant chez lui sur un portable que
lui tend ƒ, Fred a une conversation parallèle avec ƒ. Celui-ci
s'éloigne alors sans rien révéler d'autre. Qui est-il ? Andy,
l'hôte de la soirée, apprend à Fred qu'il s'agit d'un ami de Dick
Laurent. Pour Fred, Dick Laurent est censé être mort ; non
seulement Andy, dont on ne sait s'il est effrayé ou embarrassé,
dément cette information, mais il ne comprend pas non plus comment
Fred peut connaître Dick Laurent. Les Madison quittent la soirée
précipitamment. Nous notons que l'arrivée de ƒ provoque
l'extinction de la musique et des conversations, créant une intimité
spéciale entre Fred et lui ; nous notons aussi que ƒ, outre un
maquillage théâtral qui le rend comme surexposé, ne cligne
jamais des yeux.
Dans
la voiture qui les ramène chez eux, Fred interroge sa femme sur la
façon dont elle a connu Andy. Sa réponse reste vague. La seule
information certaine est qu'ils se sont rencontrés dans une boîte,
le Moke's, (“baudet”) et qu'il lui a proposé un travail qu'elle
a refusé mais sans en préciser la nature. Chez eux, Fred préfère
s'assurer qu'il n'y a personne ; par un effet de lumière juste
avant leur arrivée, nous savons qu'une présence occupe la
maison. Notre connaissance ne fait encore que réfléter l'inquiétude
de Fred. Plus tard, tandis que Renée se démaquille, Fred devine la
présence qui hante sa villa. Un long couloir sombre, devenu trou
noir, l'attire immanquablement. Là, il voit quelque chose qui
l'épouvante, mais que nous ne voyons pas. Puis, alors que Renée est
prête à se coucher, Fred, redevenu calme, se regarde dans une
glace. Or, à part dans la salle de bains, nous n'avons pas le
souvenir d'avoir jamais vu un miroir dans l'appartement des Madison.
Constatant son absence, Renée appelle son mari par son prénom. Mais
contrairement à lui, elle est terrorisée par l'obscurité et reste
au seuil du couloir. Puis, au lieu de l'objet de tous nos cauchemars,
c'est Fred qui finalement surgit du corridor après une attente
presque mortelle. Nous notons que le plan subjectif où Fred remonte
le couloir est le correspondant cinématographique du plan vidéo qui
figurait sur la deuxième bande.
Le
lendemain matin, Fred Madison regarde seul la troisième bande :
façade, séjour, couloir, chambre... et meurtre. Tout a eu lieu
comme un cauchemar, ou plutôt sous l'influence d'un cauchemar, en
tous cas lors d'un intervalle de temps auquel nous n'avons pas
assisté. Renée est morte, mais nous ne sommes pas inquiets pour sa
figure ; nous savons qu'elle renaîtra. Et si son nom ne
suffisait pas, la manière dont elle a été tuée serait un indice
supplémentaire de son retour prochain : découpée et démembrée
comme une version féminine d'Osiris, son amant, mâle Isis, ne
pourra que chercher à la remodeler au cours d'un périple de forme
cyclique. Les pas glissants sur le sang de la victime propitiatoire,
nous entrons de plein fouet dans le temps du Mythe.
Dans
l'intervalle, Fred est accusé, condamné à mort et emprisonné,
autrement dit rejeté par toute humanité.
La
folie est en route. Mad/ness/is on/the road.
Mais
la prison ne constitue pas un refuge, et la mort est inacceptable.
Fred a besoin d'autre chose pour s'évader. A l'extérieur, un allié
qu'il ignore encore œuvre pour lui. C'est à ce stade du film que
nous devons accepter l'argument magique, celui qui permettra
d'accomplir au sens propre du terme le dédoublement de personnalité.
Incrédules, nous assistons à un échange de corps. Fred Madison
disparaît de corps et d'âme pour être remplacé par Peter Dayton.
Un
autre film vient de commencer.
Dayton
est amnésique et innocent ; à moitié défiguré, un trou
sanguinolent orne sa tempe droite. Sa découverte est placée sous le
signe du silence : celui, géné, de la police qui le rend à
ses parents ; celui de ses parents qui ne veulent pas parler du
soir où il a disparu ; celui de Dayton lui-même, qui dit ne se
souvenir de rien. Aucun dialogue ne nous éclaire, aucune image. Nous
ne savons même pas si sa disparition a eu lieu en même temps que sa
réapparition en cellule. Une nouvelle vie se déroule sous nos yeux,
simple et toute droite, apparemment aussi insignifiante que des
jouets de plastique flottant à la surface d'une piscine d'enfant
dans le jardin des voisins.
Après
une convalescence indéterminée, sous surveillance policière
néanmoins, Pete reprend son travail au garage d'Arnie. Plus tard, le
grand patron, Mr Eddie, lui rend visite. Cette fois, le cinéma se
met au travail. La figure de Robert Loggia, sa voix, mortelle
avalanche de rochers, ses personnages passés, tout cela véhicule en
une seconde et un seul geste, une terreur nouvelle dans le film,
celle du vrai criminel, celui qui n'est pas fou, mais qui fait tout
simplement profession de crimes. Cette figure à l'hérédité
chargée (Macelli, le caïd vampire d'Innocent Blood, ou
encore Anton Kreutzer, le sénateur mimétique et pharaonesque de la
série culte Wild Palms) fait basculer le film vers un monde
plus souterrain encore que celui où il baignait jusqu'à présent ;
puisque Loggia est là désormais, nous savons que des limites vont
être franchies.
Après
une scène ultra-violente destinée à faire chuter les road
casualties dues aux chauffards (comme une version courte de
Crash, en quelque sorte), nous apprenons que Mr Eddie est
Dick Laurent ; c'est-à-dire qu'il joue son rôle, tout comme
Robert Loggia joue le rôle du caïd.
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C'est
alors que le film devient sujet au lieu d'objet.
Dès
que l'échange des corps avait eu lieu, nous savions que nous nous
situions dans un film double. Mais David Lynk ne saurait se
contenter d'un double classique ou déjà employé au cinéma ;
ici, nulle histoire de jumeaux, de sosie, de chirurgie esthétique,
d'amnésie, de possession, de monstre parasite ou d'échange
d'identités, domaines ou d'autres se sont (plus ou moins)
magistralement exprimés. Tout simplement, cette fois, l'échange est
total : corps & esprit. Il y a permutation, et non seulement
métamorphose. Ce n'est pas la personnalité de Fred Madison qui
s'est dédoublée, c'est le film lui-même. Le récit prend alors un
aspect résolument nouveau, que nous avons à charge de découvrir
nous-mêmes, sous l'ésotérisme distillé par Lynch. Et cet aspect,
de prime abord incompréhensible, puisque occulte, sera ce personnage
inexpliqué dans le film, qui apparaît comme bon lui semble et donne
l'impression de jouir de toutes les formes du pouvoir, et que nous
avions baptisé ƒ.
Qui
est ƒ ? Nous savons qu'il vit dans une cabane, en plein désert.
Autrement dit, dans un refuge loin des hommes ; domaine de
définition de la folie. “Une demeure (cabane, chambre, terrier ou
nid) n'est que la réalisation au-dehors de cette impression
d'intérieur que l'on a de son propre corps” (Michaux, Connaissance
par les gouffres). Cette cabane, nous la voyons brûler par deux
fois, en des plans différents, mais surtout elle brûle à l'envers.
Ce lieu, s'il existe donc, n'obéit pas aux règles du Temps ;
il a son propre sens, qui n'est pas le sens commun. ƒ est la
fonction filmographique et fictive de la folie de Fred, une
personnification poussée au-delà de l'extrême (c'est-à-dire des
conventions actuelles), ayant pris chair et possédant le pouvoir de
s'ancrer dans une certaine réalité, celle de la communication. Il
apparaît dès lors qu'un échange d'information est en jeu : au
téléphone, en rêve, ou bien en monologue avec Fred (après le
meurtre de Dick Laurent), autrement dit, lorsque la part de folie
dicte intimement (= à l'intérieur du crâne) sa conduite à la part
de raisonnable. C'est ƒ qui tue Dick Laurent, parce que ƒ est la
face schizophrénique de Fred. Etant lié au flux de l'information
(voire constitué par lui), ƒ jouit d'une existence semi-matérielle,
celle qu'aurait un personnage de fiction vis-à-vis de l'histoire
qu'on lui a fait vivre, s'il avait les moyens de la vivre à nouveau
et de la modifier.
Or,
quand on s'aperçoit que l'on devient fou, une solution peut être
par exemple de faire demi-tour, de tenter de revenir à la
raison.
Fred,
pour une raison qu'il doit ignorer (puisqu'il communique avec
lui-même sous une forme inavouable, celle de la folie), sait que sa
femme le trompe et avec qui. Il décide alors de se venger, non pas
simplement en les exécutant, ce qui lui vaudrait une condamnation à
mort, mais en désignant à sa place un bouc émissaire. Pete Dayton,
mécanicien apprécié et au-dessus de tout soupçon, sera l'agent
d'une vengeance qu'il n'aura jamais les moyens de comprendre. La
deuxième moitié du film peut alors s'accomplir, comme un rituel
dont on se contente de suivre la formule magique.
Fred
boucle alors le déroulement du film, c'est-à-dire qu'il retourne au
début ; il avertit son double passé encore sain d'esprit, mais
déjà angoissé ; puis disparaît de la narration, donc dans
une incertitude technique. Ensuite le Fred sain reçoit les
informations de ƒ, le Fred fou, sous forme d'images vidéo extraites
de ses rêves ultérieurs, autrement dit des rushes du film
lui-même, preuve que ƒ a une fonction pleinement cinématographique.
Ce qui hante Fred à l'intérieur de sa propre maison (donc ce qui
brûle son refuge) c'est lui-même, mais sous une forme qu'il ne peut
comprendre, parce que fondamentalement différente. Le fou nous
apparaît avant tout dans son étrangeté. Face à notre folie, nous
préférons restés détachés, croyant que c'est là un synonyme de
libres. Car la folie exerce une véritable force d'attraction, celle
d'apporter une solution (par exemple, aller à l'encontre de la
raison plutôt que de se suicider).
Étant
dans les interstices du film, baignant dans son bain matriciel saturé
d'information, ƒ peut intervenir partout et à tous les degrés.
Faut-il qu'il soit l'ami de Dick Laurent afin de l'approcher ?
Aucun problème, il lui suffit de le décider, de remonter le flux de
l'information jusqu'à modifier celle qui lui permettra d'être ou
d'avoir ce dont il a besoin.
En
comparaison, le personnage d'Alice Wakefield (dont le prénom évoque
les miroirs qui mènent à d'autres univers, et dont le nom signifie
"champ de veille" ou "champ de sillage") n'est
qu'une émanation fantasmatique, un leurre de séduction destiné à
créer le motif qui ordonnera (religieusement) le meurtre de Dick
Laurent. La répétition du dialogue au sujet de sa rencontre avec
Andy est l'indice, sinon la preuve que c'est bien ƒ, c'est-à-dire
Fred entre les images du film, qui la contrôle et lui donne
corps, à partir de ses propres fantasmes maladifs de mâle frustré.
Dotée de tous les attributs de la femme-objet, Alice promène sa
nudité entre chaque étreinte mortelle (“this mortal coil”) ;
et, comme toujours chez Lynch, la nudité, au-delà de la sensualité
qu'elle véhicule habituellement au cinéma, se double d'une crudité
(au sens où la chair peut être crue comme la viande) qui
caractérise ses figures incomplètes ou inhumaines. Lorsque Alice
entre finalement dans la cabane, nue parce qu'idéale, après avoir
déclaré à Pete Dayton qu'il ne pourrait jamais l'avoir
(sous-entendu puisqu'elle n'existe qu'en rêve), c'est bien ƒ qui
tient sa place un court moment après. Et si l'on n'assiste jamais à
la destruction de cette cabane en temps normal, c'est parce que le
récit a définitivement tourné le dos à son propre sens, pour
adopter celui de l'insensé.
Voilà
aussi pourquoi ƒ ne cligne jamais des yeux : car si le film
s'arrêtait matériellement de clignoter, s'il devenait une bande
d'images continues, nous apercevrions Fred comme motif
permanent et translucide de cette toile insaisissable. Nous le
verrions au lieu de le regarder. Par le simple fait que le film est
une succession régulièrement interrompue d'images, nous oublions de
voir le personnage central là où il se trouve, c'est-à-dire
partout. A l'intérieur de la personnalité de l'individu, le moi est
forcément doué d'ubiquité.
Alice,
créée à partir des décombres de Renée, est donc l'arme qui
accomplira le crime. C'est elle qui indique à Pete Dayton comment
pénétrer chez Andy, ce qui causera la mort du maquereau (mort
accidentelle, car Dayton ne saurait être responsable de quoi que ce
soit, mais qui sert de pierre angulaire au récit). C'est elle
qui prend l'habitude de donner des rendez-vous à Pete dans des
motels, reproduisant en cela le motif de Renée avec Laurent, qui
conduira fatalement au bon motel : le Lost Highway. La
route perdue est enfin retrouvée. De plus, la première apparition
d'Alice, le premier regard que Pete Dayton porte sur elle (“That
magic moment”) est montré d'une manière parfaitement explicite :
le plan où elle sort de la Cadillac pour aller prendre place dans la
Mercedes a été filmé en vitesse normale ; mais il est projeté
au ralenti. Techniquement, on observe ainsi ce qui, partout ailleurs,
serait un défaut : les images semblent défiler non pas avec
fluidité, mais comme entrecoupées d'un voile noir et rapide qui
gêne leur lecture. Enfin pourvu de sens, le ralenti acquiert ici un
intérêt réellement esthétique et pas seulement plastique, qu'il
ne rencontre nulle part ailleurs au cinéma1.
Ce
clignotement provoqué, voulu, nous montre la magie du cinéma à
l'œuvre à l'intérieur du film : Alice est un personnage
fictif, non seulement parce qu'elle apparaît dans un film, mais
aussi à l'intérieur de l'histoire que conte ce film. Son existence
est une pure spéculation, montrée par convenance, parce qu'elle est
un monstre véritable, au même titre que ƒ lui est parfaitement
identifiable. Ce que l'on peut montrer ayant le droit d'exister, le
rôle du cinéaste est de tout faire pour nous le montrer, donc
parfois aussi, de filmer l'infilmable.
Si
Pete Dayton, quant à lui, a tout de même des hallucinations (la
photo où figurent à la fois Renée et Alice, le couloir du “Lost
Highway motel”, un motif semi-organique et luminescent
inidentifiable) bien qu'il ne soit pas une émanation de Fred, c'est
parce qu'il a été parasité par lui, lors de la permutation des
corps. Cette fameuse nuit devant la maison de ses parents, dont
personne ne parvient à parler et dont nous ne voyons presque rien
parce que son existence même n'est pas cinématographique (puisqu'on
ne peut croiser deux pellicules dans un même projecteur), cache le
moment où Fred se perd à lui-même (peut-être accidentellement) en
tentant de pénétrer un esprit étranger. Le trou dans la tempe de
Pete Dayton n'est que la trace de l'intrusion manquée de l'esprit de
Fred ; de plus, tous les amateurs de Cyberpunk connaissent cette
invention qui appartient à un futur proche : la broche
temporale, où les informaticiens du demi-siècle prochain
brancheront la prise jack qui leur permettra d'évoluer sans
interface à l'intérieur d'une matrice illimitée, leur cortex (cœur
du texte ?) étant en relation directe avec les
univers de l'information.
Ayant
mené à bien sa tâche, Fred Madison doit donc disparaître. Mais le
film étant bientôt terminé faute de possibilités et de volontés
narratives, il n'a plus aucun refuge ; bientôt, les images ne
lui permettront plus de se dissimuler entre les plis de nos cerveaux
mal percevants. Il tente à nouveau de se dédoubler, voire de se
détripler (triple raccord dans l'axe et serrage sur un même plan
répété lors de la poursuite finale). Puis, devant l'échec de sa
tentative d'échapper à la réalité (la fin de la route, donc de la
pellicule, donc du film), Fred hurle et se déforme pour tenter
d'échapper cette fois, non plus à la justice terrestre, qu'il sait
pouvoir vaincre puisqu'il l'a déjà fait une fois, mais à lui-même,
à la malédiction de son corps & âme.
Rien
n'y fait ; la réalité est trop forte, trop résistante cette
fois. Le film ayant mis en scène la naissance d'un monstre, nous
laisse présager de sa fin, puisque le monstre est ce qui n'a pas les
moyens de survivre. Ayant fait demi-tour, Fred se retrouve à
contre-sens, donc insensé, et s'aperçoit avec déchirement que
cette solution n'est pas non plus la bonne. En fait, n'étant qu'un
personnage, il n'a jamais eu le choix. Dès lors que Renée le
trompait (parce que le scénario l'avait décidé ainsi), les rouages
étaient enclenchés : le mensonge a engendré l'hypocrisie, la
violence, le meurtre puis la folie.
De
là aussi le sens de cette accélération visuelle et déchaînée :
une route rectiligne, qu'elle soit filmée au ralenti, en accéléré,
normalement ou même immobile, présentera toujours le même motif en
trompe-l'œil, celui des lignes parallèles qui se rejoignent à
l'infini, mais s'écartent sans cesse au fur et à mesure que nous
croyons approcher de la fin, comme des cuisses liées par un sexe
inaccessible. Le cinéma continuera à exploiter nos faiblesses,
aussi bien physiologiques que morales, et nous continuerons, tout en
le déplorant, à assister au spectacle des monstres. Mais ceux-ci,
sachant qu'ils ne sont pas conçus pour durer, iront parfois jusqu'à
mourir au-delà de la fiction, afin de survivre dans nos
imaginations.
Désormais,
puisque l'humanité ne le reconnaît plus, Fred is
nomad.
Alors
que tout le cinéma actuel se place sous l'influence en coupe réglée
d'Eros et de Thanatos, Lynch nous rappelle (ou nous apprend)
l'existence d'Antéros, le frère jumeau d'Eros, voué à surveiller
son frère insouciant, et ayant pour tâche, le cas échéant, de
détruire le fruit des unions monstrueuses que le désir a engendrés.
Voilà,
entre autres, ce qu'est Lost Highway : plus qu'une
histoire, un acte épouvantable, une charnière irrésistible qui
ferme un siècle de cinéma pour forcer l'ouverture d'un autre, aux
dimensions inconnues, espace-temps incompréhensible et aussi
effrayant que le couloir obscur qui mène à notre chambre un soir de
folie. L'avenir appartiendra à ceux qui sauront lire entre les
lignes, dans les interstices où se tapit la surinterprétation,
source des plaisirs de l'art.
Sally Rand (dans Flicker) |
C. CRASH
L'aventure
ex-terminée
“Nous
sommes d'un temps dont la civilisation
est
en danger de périr par les moyens de civilisation.”
FRIEDRICH NIETZSCHE, Humain, trop humain
1. Eros :
frustré
bafoué
égaré
2.
Thanatos :
dénoncé
manipulé
remercié
3.
Oniros :
réveillé
exploité
rejeté
Crash est
avant tout un paradoxe : presque entièrement composé de séquences
de sexe, le plaisir y est totalement absent en tant que principe
habituel du spectacle. Seule une analyse concrète de son sens permet
de découvrir, affreusement dissimulé entre ses thèses, une
étincelle de plaisir, celui du travail de l'intellect sur un objet
qui ne dit pas ce qu'il est. Une critique de Crash ne saurait
être d'ordre esthétique, car seule y transparaît une plastique, et
encore cette plastique n'est-elle pas destinée à susciter une
émotion (d'ordre artistique). Ce qui prédomine tout au long du
film, ce qui suinte des images et des dialogues, c'est le malaise
collant d'un viol dont nous n'arrivons pas à savoir si nous sommes
le criminel, la victime ou le témoin.
Dans
Crash, l'acte sexuel n'est ni malsain ni déplacé, il est
tout simplement inutile ; dépourvu depuis longtemps de principe
reproductif, l'érotisme n'est ici même plus subordonné au plaisir.
Il n'a pas d'objet, étant le sujet même du film et du livre. Mais
cet acte sexuel qui ne mène jamais au plaisir, étant le type même
de la frustration, appelle sa propre compensation, celle d'un autre
type d'interpénétration : l'accident d'automobile.
La
rencontre amoureuse – but mal avoué de toute aventure humaine
contemporaine – est ici remplacée par le choc de l'accident,
exercice d'une violence sociale qui déchire en une seconde toutes
les barrières qui sont censées nous protéger des autres. La
pornographie n'étant après tout rien d'autre que l'absence totale
de pudeur, Crash est l'emblème de la destruction de toute
intimité qui définit notre société actuelle. L'identification de
l'acte sexuel à l'accident déplace le champ d'étude vers une sorte
de psychanalyse mécaniste de la société occidentale dans son
ensemble, par ce qu'elle a de plus tristement symbolique : la
bagnole.
On
considère souvent la voiture comme l'expression même de la liberté
individuelle ; on oublie bien vite, et sans doute
volontairement, qu'une voiture ne saurait aller ailleurs que sur une
route, donc un chemin tracé (cf. Pierrot le fou). L'inconnu
ne l'est donc jamais totalement et une enseigne viendra toujours à
point nommé pour nous remettre dans la bonne direction (même si
elle ment). C'est à ce titre que l'automobile a donc été choisie
comme thème (mineur) de Crash : objet-leurre d'une
société dont le but se poursuit lui-même afin de créér
l'illusion du mouvement, elle recueille et assimile les
falsifications de l'univers spectaculaire, qui nous montre la vie que
nous pourrions vivre en nous volant le temps où, précisément, nous
pourrions la vivre.
L'accident,
avec son contingent de badauds passifs, est le modèle même du
pseudo-événement, celui qui dit par sa mise en scène “Vous
auriez pu en être”, “Ça aurait pu vous arriver à vous aussi”.
Le passant, indemne dans sa chair mais persuadé d'être blessé dans
sa psyché, rentre chez lui conforté dans l'idée qu'il a assisté à
un déroulement réel d'événements et non à un spectacle ;
illusion encore renforcée s'il voit ensuite “son” accident aux
informations du soir. Il pourra alors proclamer “J'y étais !”
comme un colonel en retraite, et se sentira le droit de corriger
l'information divulguée si elle lui semble fausse, voire si elle ne
l'est pas. Il aura ensuite la conviction que le gouvernement contrôle
les informations, puisqu'il les falsifie.
L'accident
est ainsi devenu le dernier spectacle de la rue, puisque la
manipulation urbanistique a repoussé les limites de cette rue
jusqu'aux seuils même des appartements, réduisant l'espace des
communautés à une infinité de segments, invisibles et éclatés.
Nos paliers, devenus bastions de nos forteresses intimes, ne
supportent plus d'être ouverts. Nous confondons aujourd'hui
ouverture culturelle avec invasion étrangère. Le conducteur préfère
toujours que la route lui appartienne ; en cas d'incident, il
aura la conviction de posséder un droit sur l'autre. Sur une route,
les tiers sont avant tout des étrangers.
On
ne distingue plus désormais que deux univers : l'extérieur et
l'intérieur, traduits généralement par le travail et la vie, voire
le réel et le virtuel. Mais cette vie (résiduelle) est réduite au
sens militaire du terme par l'invasion du spectacle qui entraîne
la reddition à un ennemi qui refuse de s'identifier, et qui feint de
s'ignorer lui-même pour nous rassurer en nous persuadant que son
pouvoir est malencontreux (cf. les rois shakespeariens, qui
souffrent dans leur "splendide solitude").
Nous
restons toujours persuadés d'avoir eu le choix face à notre
culture. La liberté à l'intérieur d'une société se résume en
fait aux probabilités de devenir ceci ou cela, à partir de telle
situation que nous nous contentons de subir. La condition humaine
sera toujours en butte à sa propre misère, qui est celle de son but
inavouable : l'argent n'entraîne rien d'autre que l'argent ;
toute valeur attribuée entraîne l'oppression nécessaire de celui
qui ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas reconnaître cette
valeur.
L'automobile
n'est pas qu'un symbole de la bourgeoisie, elle est aussi l'outil de
sa domination sur toutes les autres classes, puisqu'elle crée
(fomente) l'illusion de la liberté individuelle conservée face à
l'agression de la société.
Le
culte de la voiture a donc, en toute "logique", remplacé
la religion. La religiosité avec laquelle est réglé le monde
automobile (messes des grands prix, sorties dominicales en famille,
sacrifices financiers pour avoir une meilleure auto, plus
indulgente...) maintient la société bourgeoise dans son refus de
reconnaître sa propre criminalité. Dans cinq siècles, lorsque le
moyen âge sera enfin terminé, le génocide automobile paraîtra
aussi abominable que l'extermination des juifs ou les sacrifices
aztèques le sont à notre époque. Ce qui tue, ce ne sont pas des
individus, mais bien l'aveuglement d'un consensus entretenu, institué
et auto-justifié. Peut-être d'ailleurs, cette conscience
marquera-t-elle à sa manière la fin de l'âge de la médiocrité
érigée en but suprême.
Or,
qui sont ces mutilés de la route, ces fantômes doubles de
nous-mêmes, handicapés par un mode de vie choisi par défaut ?
Leurs blessures sont essentiellement sociales. L'automobile, en tant
qu'elle détermine le tissu urbain, fait donc le travail de la
police, qui est de canaliser le désordre. En sortant de la route,
l'accident, puis la blessure font office de punition et remettent
dans le droit chemin, ou tout au moins handicapent celui qui
songerait à s'échapper de nouveau (preuve que nous sommes bien
prisonniers de certains lieux). Désespérés par cette évidence,
nous sommes réduits à chercher l'aventure sous sa forme la plus
simplement accidentelle, donc la plus pauvre, puisque le voyage
aventureux a été remplacé par le tourisme, cette manière d'aller
voir ailleurs ce qui est comme chez soi.
Le
refus de nous permettre d'être acteurs, asséné par la société
spectaculaire, entraîne une frustration, au moins chez ceux qui
conservent un certain degré de lucidité (chez les autres, la
télévision suffit à l'étouffer). Cette frustration cherche sa
compensation dans l'exécution d'une libido qui combine aussi bien
sexualité que changement dans la continuité, donc répétition
d'ordre mystique. La mystique étant la manifestation illusoire de ce
qui n'est pas vivant, l'ensemble du processus se pare donc d'une
absence totale de culpabilité, nécessaire à l'application de la
violence comme précipitation des individus les uns contre les
autres.
Après
la vague pornographique des années 70, le retour des valeurs
frileuses va de pair avec le renforcement des valeurs de type
capitaliste irréfléchi. Le spectacle, qu'il soit X ou non, entraîne
la double frustration de n'avoir pas participé à un événement
réel, tout en ayant été rejeté par la réalité à laquelle il
renvoie. L'échec est total pour nous, alors que la réussite,
c'est-à-dire, l'emprise du spectacle, est complète. Projetés dans
le cratère fumeux d'une société fondée sur l'illusion, nous
sommes mis en demeure de constater indéfiniment l'absence d'amour
chez l'Autre, alors que nous ne l'avons même pas regardé, seulement
croisé. Ainsi, n'étant pas déçus puisque nous nous attendions à
l'être, nous sommes institués satisfaits par l'intelligentsia (la
pensée défendue par ses meilleurs producteurs), alors qu'en
réalité, ce sont nos frustrations elles-mêmes qui sont devenues
les objets les plus exploités de l'époque.
Le
masochisme est donc aujourd'hui un pur synonyme d'érotisme, et rien
ne permet plus de les différencier. Convaincus par les religions du
Livre que l'être humain est sur terre pour souffrir, les membres de
l'humanité passive (ceux qui croient détenir la vérité, au sens
où un prisonnier est détenu par la justice) ne sont même plus
capables de reconnaître le plaisir ; sans doute parce que la
plupart, d'ailleurs, ne l'ont tout simplement jamais connu. On
s'aperçoit donc, en analysant cette société qui s'y refuse (parce
qu'elle sait tout de la misère qu'elle dissimule), que les
déséquilibres de classe existent toujours. Ils se sont simplement
déplacés, ont seulement changé de noms.
L'histoire
humaine devient ainsi jalonnée de ses seuls opprimés : il y
eut les peuples sans écriture, tout d'abord ; puis ceux qui ne
savaient pas travailler le fer ; ensuite les esclaves en
général, puis les païens, les noirs, les ouvriers, enfin les
femmes. C'est maintenant que se pose un problème apparemment
insoluble ; après la libération de la femme, c'est-à-dire de la
moitié de l'humanité, comment admettre qu'une part plus importante
encore de l'espèce est opprimée ? Car par qui le serait-elle,
sinon par elle-même ?
La
réponse se trouve en partie dans la différence entre le livre et le
film. Dans le livre, Vaughan a pour fantasme absolu de mourir dans un
accident avec l'actrice Elizabeth Taylor. A l'époque (1973),
Elizabeth Taylor pouvait encore passer pour un objet de fantasme.
Mais aujourd'hui, il aurait fallu au scénariste mettre en péril la
réputation d'une star pour obtenir le même effet. Or, la question
ne s'est même pas posée. Ce sujet n'a pas été transposé dans le
film. A la place, Vaughan organise des reconstitutions d'accidents
célèbres. Avec celui de James Dean, on reste dans le domaine du
cinéma, celui du spectacle planétaire par excellence, qui draine
sinon les consciences, du moins les attentions de centaines de
millions d'êtres humains2.
Le sujet est ainsi désigné : l'oppression dont l'humanité
doit maintenant se délivrer, l'aliénation dont le déplacement
constituera la prochaine étape historique, c'est celle de
l'industrie du spectacle. Et nous précisons bien l'industrie, non
pas l'art cinématographique, qui lui, n'a évidemment pas à
disparaître.
Crash
n'a pas choqué ; Crash n'a causé aucun scandale. Est-ce
parce qu'il n'en a pas la force, la portée ? En 1973, le roman
avait fait scandale, participant pleinement à l'éclosion du X et à
la "révolution" sexuelle. Le film, en 1996, n'a pas été
classé X dans tous les pays, même si certains en ont censuré
quelques scènes. On pourrait voir dans cet état de fait un signe de
la maturité morale actuelle, qui prétend ne plus juger les mœurs
de chacun. Pourtant, la gêne extraordinaire avec laquelle tout les
spectateurs de Crash ont esquivé leur opinion sur le film,
l'évidente incompréhension générale de la part des
“professionnels de la profession”, la frigidité de l'accueil
réservé partout au film, montre au contraire que les consciences
ont été si profondément choquées, bouleversées par le message du
film, que celles-ci n'ont pas été capables de l'assumer encore,
qu'elles l'ont tout simplement refoulé, au sens le plus
psychanalytique du terme. Crash est une névrose collective
programmée pour éclore lors de la prochaine génération. Et cette
névrose entraînera, du moins faut-il l'espérer, la prise de
conscience qui révèlera enfin la mystification sur laquelle repose
le monde de l'industrie du cinéma, de ce star system qui prétend
nous donner de la liberté (comme on donne de l'amour ou du lait) en
parasitant nos rêves.
Ce
n'est pas parce que la voiture transporte le corps sur une route que
l'âme est véhiculée en toute liberté. Le réseau routier n'est
pas le monde, même s'il tente de l'enserrer comme une toile. Tant
que la société cherchera toujours à savoir où va l'individu, la
liberté ne sera qu'un outil vide d'usage, dont nous avons perdu le
mode d'emploi et que nous agitons faute de mieux. La liberté est
comme la vie : nous l'avons reçue, mais cela ne veut pas dire que
nous en soyons redevables.
1996
1Lequel
en use et abuse jusqu'à la nausée la plus violente (cf. le très
pesant Braveheart, l'inutile Crossing Guard, les films
proprement inregardables de John Woo, ou la fin de Dead man
walking.)
2Ce
qui est toujours plus modeste que le football, cet autre grand
"destructeur d'intensité".
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