(Photo : UKTV) |
@ Laetita, vite ! Quelle histoire n'a pas encore été écrite ?
Voilà
bien le genre de message qu'on n'a aucune envie de recevoir à
4 h 21, un dimanche soir, c'est-à-dire lundi matin. Surtout quand ledit message émane d'un
écrivain dépressif dont le succès (relatif) appartient
au passé. Que voulez-vous répondre à ça, franchement ? Dont
acte :
@@ Que veux-tu
que je réponde à ça, Max ? Soit elle a déjà été écrite,
et tu plagies ; soit non, et ta réponse consiste à l'écrire.
Pas
mal pour quatre heures du matin ; j'avais même réussi à
corriger mes fautes de pouce. La réponse m'est parvenue alors que je
commençais à me rendormir. Mauvais timing. Il faut dire que, l'avant-veille, j'avais passablement arrosé la sortie du dernier étron de
mon plus jeune poulain, un encore plus insupportable que la moyenne,
ce qui n'est pas peu dire. Mais populaire, évidemment, puisque mauvais, donc très
bankable.
@ Je
cherche l'inspiration et toi, tu fais de la métaphysique d'éditrice
blasée (désolé pour la Plaie au Nasme). Honte à toi !
Donne-moi des idées ! Assume ta vocation (si c'en est bien une,
comme tu le prétendais jadis) !
Merde !
Ça volait bas. Une fois de plus, j'avais négligé d'éteindre mon
portable ; et maintenant, je ne pouvais plus le faire. Le piège
classique. Le piège du classique ?
@@ Les
idées se baladent dans l'air, comme disait Popaul (Valéry, pas VI).
Tu n'as qu'à les chasser avec un filet à papillons. Et je suis
éditrice, pas idéaliste. C'est incompatible.
Que
faire en attendant la réponse ? Un café ? Une douche ?
Un sudoku ? Une sieste-éclair ? J'aurais bien tiré un
coup, vite fait, mais le lit était aussi vide que le cerveau d'un
distributeur depuis... pas mal de temps, disons.
La
réponse tardait. J'avais réussi à trouver (où ?) la force
d'aller à la cuisine enclencher le machin à café. Mais je n'avais
pas encore eu le temps de le boire quand elle arriva.
@ Je
suis fini, 'Titia ! Pas eu la moindre fucking bonne idée depuis
dix ans. Et je ne peux même pas me suicider en te léguant mes
manuscrits cachés ; il n'y en a pas. Y a que dalle.
Bon.
Ce point-là, au moins, paraissait réglé. Donc. Encore qu'un
écrivain est un peu comme ces étudiants qui viennent de passer un
examen ; toujours persuadés d'avoir merdé, et ils s'en sortent avec une
mention ! Mais tout de même, par texto, à presque cinq heures
du matin, je la trouvais un peu saumâtre. Merci, la technologie
"moderne". Il me fallut le temps d'ingurgiter un bol de café pour prendre
conscience que dans tous les cas, la situation revenait exactement au même.
@@ Tu
n'as pas d'héritier, Max ; tu n'as jamais eu le courage ou
l'inconscience d'en vouloir. Rien ne changera rien à rien et tu le
sais parfaitement. Et accessoirement, ça ne fait pas dix ans que ton
dernier bouquin est sorti, mais six. Presque.
Cette
fois-ci, la réponse fusa ; je n'avais même pas eu le temps de
me déshabiller.
@ Tu
chies autour du pot, comme disait ma grand-mère. Six ans pour un
écrivaillon, c'est la vie des rats. Tu ne me relances même plus ;
du coup, je me sens délaissé. Je m'étiole. Je deviens flou.
A
poil sur le seuil de ma chambre, je tapai :
@@ Je
ne te relance plus parce que je sais que ça ne sert à rien. Tu
m'envoies paître à chaque fois. Donc, j'attends patiemment que tu
aies fini... quoi que tu soies en train de pondre, un œuf
ou une poule avec des dents.
Une
fois habillée, je me préparai un petit déjeuner lourdement normal.
@ Cette
fois, il n'y a rien à achever, sinon moi-même. Vu que rien n'a été
commencé. Rien de rien. Le néant sans lettre. Le vide sous
plastique. La merde de Manzoni, version lyophilisée.
@@ Tu
n'es pas sous tutelle, Max, pas même sous contrat exclusif. Et tu
sais très bien que tout le monde se fout des clauses de préférence.
Personne ne les a jamais respectées, toi le premier.
@ Je
ne suis pas sous contrat exclusif parce que tu t'en fous, de mon sort. Où est
le temps où un Romain Gary pouvait négocier une rente en guise de
droits d'auteur ? Quoi que je fasse, tu sais très bien que tu
en vendras dix mille ; c'est tout ce qui t'intéresse, pas
vrai ?
@@ Douze
mille cinq cents, mon cher. Etalés sur cinq ans. Réglé comme une horloge
depuis bientôt trente ans. Encore que ça baisse un peu, puisque tes
lecteurs meurent de vieillesse.
J'eus
le temps de finir mes céréales, cette fois.
@ A
ce niveau-là, ton attitude n'est plus du cynisme. Il n'y a même pas
de mot ; je viens de vérifier.
L'aube
se levait sur mes miettes de toasts au confit de pêches.
@@ Puisque
le mot n'existe pas, tu n'as qu'à l'inventer. C'est ton métier,
non ?
@ Un
métier qui ne me fait pas vivre décemment, comme tu le sais fort
bien.
@@ Tu
crois que je roule sur l'or, peut-être ? Demande à mon
charmant distributeur de combien il se gave pour avoir le droit de
mal faire son boulot, et tu compatiras à ma douleur.
@ Je
vais pleurer ! Faut toujours que ce soit de la faute à
quelqu'un, pas vrai ? Pourquoi vous ne vous êtes pas ligués
contre eux, quand ils ont commencé à enfler des chevilles ? Tu
sais ce qui te gêne, là-dedans ? C'est que vous êtes tous des
lâches. Vous auriez pu inverser la tendance avant qu'il ne soit trop
tard ; mais vous avez baissé les bras avant même d'essayer.
@@ Pourquoi
"on" n'a pas essayé... Bonne question. Je l'ai déjà
posée à quelques-uns de mes confrères et consœurs (ceux qui ne
viennent pas d'une école de commerce, je veux dire). Tu veux
connaître leur réponse ?
@ Seulement
si elle est gratuite.
@@ "Ha
ha" (comme disait Joseph Heller). Parce que les sociétés de distribution
appartiennent et sont possédées en partie par de gros éditeurs,
qui ne veulent donc pas perdre sur les deux tableaux. Ce qui prouve
en passant qu'ils sont comme tout le monde.
L'attente
me permit de faire la vaisselle et un peu de rangement. J'imaginai
sans mal le petit père Max fulminant dans son pseudo taudis (un six-pièces prêté par un riche admirateur toujours en
voyage), les poings tout faits.
@ "Ah,
les fumiers ! Ah, les ordures !" (Jean Yanne et/ou
Michel Audiard, je sais plus). Si seulement un écrivain des années
1980 avait eu assez de couilles pour en buter un ou deux, de ces
connards, on n'en serait pas là, aujourd'hui.
@@ Tu
parles ! Et il serait toujours en taule, avec ses droits gelés
jusqu'à sa retraite. Non seulement, ce n'est pas très gentil de
souhaiter ça à un collègue, mais pourquoi ne l'as-tu point fait
toi-même ?
@ D'abord,
ça dépend duquel, de confrère. Et de toute façon, aucun ne l'a
fait, alors aujourd'hui, les connards cravatés qui ont fait HEC au
lieu de lire de vrais bouquins mènent la danse et s'en mettent
plein la panse (quand à moi, je te rappelle qu'à l'époque, j'étais
en Tanzanie).
@@ Tout
cela ne s'est pas produit juste pendant ton séjour de neuf semaines, mon
cher. Es-tu sûr d'être allé en Tanzanie ? N'était-ce pas
plutôt... la Lybie ? Enfin, bref ; pourrais-tu en venir au
fait, je te prie ? Je vais bientôt partir bosser.
@ Bosser ?
Je ne t'ai jamais vu faire autre chose que bavasser au téléphone
pendant des heures et envoyer des e-mails bourrés de fautes sans les
avoir relus. Pftah !
@@ Oui,
je suis très demandée. C'est qu'il en faut, de l'organisation, pour
vendre tes 12.500 exemplaires. Entre autres. (Pftah ?)
À
ce point de la "conversation", j'étais installée dans ma
voiture et démarrai sans attendre. La réplique suivante arriva
alors que j'atteignais le périphérique.
@ FAUX !
L'organisation - la Mafia, en d'autres termes - ne sert qu'à vendre
des merdes que personne n'achèterait si les gens savaient se servir
de leur cerveau au lieu de le prêter à des exploiteurs. Les bons
livres se vendent uniquement par réputation. (Pfath ! = soupir + mépris + éternuement réprimé).
@@ Dans
ce cas (tapai-je au feu rouge
suivant) tu dois écrire des livres vraiment merdiques, vu
la masse d'organisation qu'il me faut pour te vendre.
Zut !
Je regrettai ce message aussitôt expédié. Mais le feu venait de
passer au vert, ce qui m'avait valu un concert de klaxons. Tant pis !
J'étais la dernière à défendre Max, à la boîte (du moins, les
rares fois où la conversation tombait encore sur lui).
Quand
j'arrivai au siège, Max n'avait toujours pas répondu. Mauvais
signe. Avais-je tapé trop fort ? Il m'avait poussée à bout.
Devant l'ascenseur, j'hésitai un instant. Dès que quelqu'un
m'apercevrait dans le hall, je n'aurais plus une minute de libre. Il
fallait que j'apaise Max maintenant, où il ferait certainement une
connerie majeure. Mais que pouvais-je lui dire ?
Je
me planquai derrière une plante et tapai rapidement :
@@ Veux-tu,
oui ou non, que je signe enfin les papiers de notre divorce, mon chéri ?
Ce
qui me valut la paix pendant six mois.
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