lundi 22 décembre 2014

LA LOI DU MILLIEME: ou les petits comptes de noël


Imaginez tous les Harry Potter qui ont été achetés depuis le début. Vous voyez la montagne de livres que cela représente ? Les cent et quelques millions d'exemplaires (ou les trois mille hectares de forêt que cela a necessité, si vous préférez) ?
Bon. Ajoutez-y les X millions d'exemplaires de Cinquante nuances de Truc, les Y millions d'exemplaires du Da Vinci Bidule, les Z millions d'exemplaires de Twilight, les péta-millions de Millénium...
Pas la peine d'en rajouter, on va s'arrêter là. Cela suffira pour cette expérience. Plus gros, ce serait sans doute trop gros. Moi, en tout cas, j'ai beaucoup de mal à imaginer une montagne de cinq cents millions de bouquins. C'est pourtant ce que la majorité d'entre vous a acheté, au nom de cinq personnes seulement, au cours des vingt années écoulées.

Maintenant, faites comme si vous aviez fini d'escalader cette montagne. Oubliez la fatigue, c'est une expérience mentale. Une fois au sommet, appliquez un outil ; pas de panique, vous ne pouvez pas l'avoir oublié en bas ; vous en disposez tous, même si la plupart d'entre vous ne s'en servent jamais. Cet outil, c'est le Rasoir d'Occam. Il sert à simplifier les problèmes pour parvenir à les résoudre plus facilement. Comme tout ce qui coupe, il peut être plus ou moins affûté. Il y a des gens qui ont l'esprit vif, acéré, coupant... d'autres qui sont épais, émoussés, ou qui préfèrent broyer les problèmes.
Peu importe.
Prenez le Rasoir d'Occam à l'esprit et servez-vous en pour découper une portion du monstrueux tas de bouquins dont nous parlions tout à l'heure. Une infirme portion : un millième. Pas plus. Pas besoin.
Ce millième fait encore une belle montagne. Cinq cent mille bouquins. Une paille. Ou encore, une grande bibliothèque. Dix librairies de taille moyenne. Et ce détachement n'a pas entamé la montagne ; elle est toujours ce qu'elle était : une sacrée foutue montagne, composée de cinq éléments, pas un de plus.
En d'autres termes, amputés du millième de leurs revenus, ni ces cinq auteurs ni leurs éditeurs ne verraient leur train de vie ralentir de façon sensible. Ils seraient toujours parmi les auteurs les plus riches, et les éditeurs les plus rentables.
Bien.
Maintenant, toujours du haut de cette montagne forcément démocratique, considérez la très modeste colline que vous avez constituée avec votre Rasoir d'Occam. Vous voyez les cinq éléments qui la constituent, toujours les mêmes, reconnaissables à leurs couvertures colorées, hyper-travaillées, séduisantes, professionnelles, pleines d'opinions "éclairées" qui vous aident à savoir ce que vous devez penser ?
Eh bien, sachez que si au lieu d'acheter ces livres-là (les mêmes que ceux du tas monstrueux), si vous aviez fait l'effort intellectuel d'acheter des auteurs moins connus ou méconnus, voire des auteurs français (Soyons fous ! Soyez fous ?), alors aujourd'hui cinquante écrivains seraient mieux connus et gagneraient la somme folle de 500 € mensuels en droits d'auteur. Ils pourraient alors pleinement exercer leur métier d'écrivain au lieu de faire des boulots de merde où leur créativité se fait laminer à petit feu.
Bien sûr, je ne peux le prouver. Ce n'est qu'un calcul intuitif fondé sur douze ans d'expérience dans la mafia du livre, à fréquenter des caïds morveux qui vous disent : « Oui, mais moi, je ne suis qu'éditeur ; la preuve, je ne touche que le SMIC. » C'est vrai, ils existent ; j'en ai rencontré quelques-uns ; et beaucoup d'autres aussi qui n'avaient ni le courage ni l'honnêteté de dire combien ils gagnent sur le dos de « leurs » auteurs.
Il est vrai que la situation générale est pourrie jusqu'à la moelle, ici comme ailleurs. Il est tout aussi indéniable que, depuis ma première parution en 2008, tout ce que j'ai "gagné" équivaut à 40 centimes par heure de travail.
Alors, si vous connaissez un boulot plus mal payé, inutile de m'en parler ; je n'ai même pas l'intention d'y postuler. Je préfère cet esclavage-ci. Au moins l'ai-je choisi. Si tant est qu'on choisisse l'évidence...

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