..alors comment fait-elle pour s'imposer à
tous ?
Entre
la fin de l'année 2014 et le début de l'année 2015, j'ai présenté
sept dossiers de candidature à des résidences d'auteurs diverses. A
ce jour, quatre m'ont été refusées ; une a été acceptée
(mais elle ne prendra effet que lorsque tous les ouvrages concernés
auront été publiés ; or, l'éditeur vient de me signaler que
leur parution a été repoussée à novembre 2016) ; la
sixième.. a daigné me répondre au bout d'un an et demi, pour
m'informer qu'elle prendrait sa décision à la fin de l'année.. ce
qu'elle n'a toujours pas fait. Enfin, la septième doit estimer que
répondre est au-dessus de ses principes.
Généralement,
je ne demande pas d'explications à ces refus ; je sais par
expérience que les responsables de ces organisations ne répondent
pas, estimant qu'ils n'ont pas à justifier leurs choix. De toute
façon, quand bien même le feraient-ils, je n'aurais aucun moyen de
vérifier la véracité de leurs dires.
Pourtant,
exceptionnellement, en un cas, j'ai posé la question. Etait-ce dû
aux bons rapports (via Internet) que j'avais eus avec mon
interlocutrice ? Ou au fait que je croyais absolument à cette
résidence, parce que la situation ainsi que le profil de
l'institution organisatrice correspondait parfaitement à mes
attentes, mes besoins, mon projet ?
Une
fois de plus, j'avais pris mes désirs pour la réalité ; mais
cette fois, je voulais savoir pourquoi la réalité m'avait renvoyé
en coulisse. J'ai donc demandé pourquoi mon dossier avait été
rejeté, et contre toute attente, on m'a répondu.
L'association
Randell Cottage gère une résidence d'écrivains sise à Wellington,
en Nouvelle-Zélande. Une année sur deux, elle finance le séjour
d'un écrivain français, en alternance avec un écrivain
néo-zélandais. Le voyage est pris en charge par l'ambassade de
France en NZ, dans le cas d'un auteur français. La sélection du
candidat se fait sur dossier et sur lecture d'au moins deux ouvrages
publiés. Une fois sur place, on doit rédiger un projet littéraire
lié à la NZ, suivre un programme de présentation au public, animer
des ateliers et/ou des rencontres, etc. C'est exigeant, mais le jeu
en vaut la chandelle. Et il y a une bourse à la clé.
Depuis
2008, j'essaie d'organiser un voyage là-bas, pour terminer un projet
de roman diptyque, dont la première partie se déroule en France,
aux antipodes des Chatham, un archipel NZ. Etant maintenu en-dessous
du seuil de pauvreté par le système féodal de l'édition
française, je n'y suis jamais parvenu. La bourse du Randell Cottage
était l'occasion parfaite pour moi d'achever le projet Rangatira.
La constitution du dossier m'a coûté la bagatelle de 175 €,
entre les quatre exemplaires de livres, l'envoi du colis (53 €!)
et le reste.
Bien
que retenu parmi les finalistes (5 projets sur une vingtaine, au
total), Rangatira n'a pas été accepté par les membres du
comité.
C'est
donc à Mme l'attachée culturelle de l'ambassade de France en NZ que
j'ai demandé les raisons de ce refus. Elle n'était pas tenue de
répondre mais elle l'a fait, ce pourquoi je la remercie ici. Je
précise que c'est pratiquement la seule personne à m'avoir traité
avec respect, parmi tous les interlocuteurs que j'ai eus (ou non) au
cours de mes déboires avec les subventionneurs de ces résidences.
Sa
réponse est à la fois frustrante et réconfortante. Réconfortante
parce qu'elle lève un doute ; frustrante parce qu'elle réduit
à néant le maigre espoir qu'il me restait de vivre un jour de ma
plume dans ce pays qui prétend haut et fort défendre la culture et
ses acteurs.
Avant
de m'expliquer, je citerai un extrait de ladite réponse :
"Vos livres
ont fasciné les membres du comité de sélection ; leur seule
inquiétude était qu’il serait certainement difficile d’en
expliquer le contenu, bien trop érudit, technique et scientifique
pour le public concerné (qui est un public très « tout
public »).
Passons
aux questions que je me pose :
-
Être fasciné par les livres d'un auteur ne suffit donc pas à
vouloir l'aider concrètement ? Que faut-il de plus ?
Hypnotiser ? Caresser dans le sens du poil ? Sacrifier une
livre de chair ?
-
En quoi est-il problématique que le projet soit difficile à
expliquer, puisque le but de la résidence est précisément de me
faire venir afin que je l'explique ?
-
Un public "tout public" ne peut-il se composer aussi de
lecteurs érudits, qui en ont peut-être marre de lire toujours les
mêmes banalités, et qui aimeraient bien avoir quelque chose
d'original à se mettre sous la dent ?
Que
peut-on déduire des arguments avancés par l'attachée
culturelle (dont, je le rappelle, le rôle est entre autres de
défendre et promouvoir la culture française à l'étranger) ?
D'abord,
et une fois de plus, que l'originalité est automatiquement et a
priori dévaluée par rapport à la banalité. Rien n'a donc
changé sur ce plan-là depuis l'Ancien Régime, depuis l'époque où
un "original" était, dans la bouche des bourgeois,
forcément un paria, un dérangé, un fou, un déviant, voire un
pervers, bref, quelqu'un qui "mérite le mépris et l'oubli".
Ensuite,
on voit que le projet d'un artiste n'est pas jugé en fonction de son
importance dans sa carrière mais seulement dans le cadre fixé par
le commanditaire. Là encore, un cadre de valeurs bourgeoises est
imposé au processus de création d'une œuvre, au lieu que celle-ci
se voit offrir les moyens et l'occasion d'être réalisée. Là
encore, les donneurs de fric estiment qu'ils ont le droit d'orienter
(c'est-à-dire de limiter) le désir et la volonté du
créateur, lequel est invité tout naturellement à se conformer à
leur volonté.
Une
fois de plus, malgré tous ses beaux discours sur la liberté de
l'artiste, la société pratique de la main droite ce que sa main
gauche préfère ignorer.
Une
fois de plus (mais c'est presque accessoire, à ce stade), on
remarque aussi que le "public" est considéré a priori
comme trop stupide pour avoir la faculté de comprendre un projet
que les membres du jury croient avoir compris (mais comment le
vérifier ?) et qu'ils n'ont pas l'intention de transmettre et
de diffuser, pas plus qu'ils n'ont l'intention de donner à l'auteur
les moyens de présenter son travail, ni de le faire exister.
Une
fois de plus, les gens qui détiennent (au sens où l'on détient
quelqu'un en l'enfermant dans une prison, celle de la pauvreté, par
exemple) les moyens de faire vivre un artiste de son travail le lui
retirent pour l'attribuer à quelqu'un qui ne créera rien de neuf,
en tout cas rien de périlleux pour les esprits bien rangés.
Bien
sûr, je n'ai aucun moyen de vérifier si l'explication de Mme
l'attachée culturelle est véridique, pas plus que je n'ai de raison
de douter de sa sincérité. Dans les deux cas, j'en suis réduit au
même point : au néant, décrété artiste maudit et miséreux,
incapable de sortir la tête de la boue où je patauge depuis vingt
ans. Si ce refus n'était pas le sixième de l'année 2015, je
l'aurais peut-être mieux encaissé.
Alors
voilà : j'ai décidé de ne même plus essayer. Cela n'en vaut
pas la peine. Ce sont toujours les mêmes valeurs qui en profitent,
c'est-à-dire toujours les mêmes gens qui défendent lesdites
valeurs. Car c'est ainsi que la norme se reproduit : parce que
les gens normaux ont le droit d'exister, alors que les gens originaux
ont celui de crever le plus vite possible.
L'aveu
de l'attachée culturelle est celui d'une société qui, en réalité,
n'a pas, n'a jamais eu et n'aura jamais la moindre intention
d'honorer ses artistes ; au contraire, elle se contente
d'honorer et aider les gens qui font de la promotion artistique.
Et
je comprends maintenant pourquoi certains (comme Kafka, Michaux,
Pessoa) voulaient faire disparaître leur œuvre. Combien y sont
parvenus ? Et aujourd'hui que l'inconscient humain est parasité
par le virus Internet, combien pourraient y parvenir ? Aucun,
puisque nous n'avons même plus la possibilité de détruire notre
œuvre. Et comme le savent les philosophes, un être qui n'a plus la
possibilité de se suicider n'est pas libre.
Je
le savais depuis longtemps, bien sûr ; mais était-il
nécessaire de me l'asséner avec une telle violence ?
Aujourd'hui
que mes trois projets éditoriaux de l'année 2016 ont été
repoussés au mieux à novembre, au plus tard à jamais, j'estime
qu'il est temps pour moi de me consacrer à une activité bien plus
radicale que la littérature imaginaire.
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