Nous sombrerons
dans le sommeil
à six heures, ding, dong,
très loin, très loin,
adieu, adieu, adieu.
The STOOGES, We will fall
à six heures, ding, dong,
très loin, très loin,
adieu, adieu, adieu.
The STOOGES, We will fall
Quelque part
entre l’invention de la cassette et celle du compact-disc, en
Californie
Le
jeune homme, un peu gauche, au port d’épaules timidement démenti
par son rictus canaille, écarta le rideau de perles et s’arrêta
sur le seuil ; hésitait-il à le franchir ? La pénombre
empêchait de voir si son expression était complexe ou simplement
effrayée.
Une
voix rauque surgit de la pièce voisine ; une de ces voix dont
on ne saurait dire si elle est masculine ou féminine. Une voix qui
faisait froid dans le dos.
—
Approche, petit !
Tu sais que je ne te veux aucun mal. Depuis le temps qu’on se
connaît…
Le
jeune homme fit un pas en avant ; les perles du rideau
retombèrent derrière sa tête. Son crâne était rasé sur les
côtés ; une crête châtain se hérissait au milieu, évoquant
un coq daltonien.
—
Vous ne… me
faites pas peur. Du tout, mec.
—
Tant mieux, mon
jeune ami. Approche encore. Viens t’asseoir. Je sais pourquoi tu es
ici. Comme d’habitude.
Plissant
ses lèvres presque décharnées, le jeune homme fit trois pas
rapides et se laissa tomber sur le fauteuil Louis-Untel. Au milieu
d’un guéridon, l’unique chandelle de l’endroit ne lui
permettait pas de bien distinguer le visage de son interlocuteur. Il
se doutait que c’était préférable.
—
Pourquoi vous
cachez-vous ? lança-t-il soudain, sur une impulsion. Vous avez
des cicatrices, c’est pour ça ? Moi, j’aime bien les
cicatrices, faut pas les cacher ; elles font partie de notre
personnalité. Quand on en a une, bien sûr. Regardez, j’en ai une,
là.
Penché
au-dessus de la bougie, il montrait une vague estafilade en travers
de sa joue droite.
—
Elle est cool,
non ? Je me la suis faite, l’autre soir, au Starwood, et
c’était plein à craquer, mec. Deux cents personnes, au moins.
Sympa, hein ?
Mais
le mage (ou la sorcière, ou la gargouille, pour ce qu’il en
savait) ne broncha pas. Ne se pencha pas en avant pour admirer la
cicatrice. Ne lui montra pas son visage.
—
Pff ! Vous êtes
dur, merde ! maugréa le jeune homme.
—
Veux-tu savoir
pourquoi tu es ici ? Ou comptes-tu esquiver longtemps le sujet
qui t’amène ?
Le
gosse se recula, souriant de travers, croisant les jambes et les bras
en même temps. Ronchonnant.
—
Ouais, ça va. On
se voit une fois tous les combien ? Trois mois, non ?
Alors, c’est pas bien… sorcier. Je veux dire, vous commencez à
m’emmerder, à toujours me dire que ça va décoller, que ça va
bien se passer, et tout ça. N’empêche que ça décolle pas vite.
Alors, on fait quoi, cette fois ? Parce que je vous préviens,
s’il ne se passe rien avant la fin de l’année, moi, je viendrai
plus vous voir. Vu ? J’ai bientôt vingt-deux ans, mec. C’est
vachement VIEUX ! Autant que je retourne à l’école
interplanétaire, avec leur scientologie à la con, et basta cosi fan
tutti frutti !
Le
mage ne dit rien ; laissa passer un soupir. Le gosse semblait
plutôt content de sa recette italienne. Le débris parla.
—
Je souhaite
t’entendre formuler ton vœu le plus cher.
—
Mais putain, je
vous l’ai déjà dit plein de f…
—
Obéis sans
rechigner ! Ou ce que je te dirai n’aura aucune valeur.
—
Ok, ça va !
Putain, vous êtes plus chiant que ma rombière, des fois. J’vous
jure !
—
Mais elle n’a
pas les moyens d’accomplir ta destinée, énonça le vieux sur un
ton d’évidence.
—
C’est clair.
Elle aurait même plutôt tendance à essayer de la foutre en l’air,
avec ses histoires de mecs. Déjà que mon père, c’était pas le
vrai. Bon, pas que j’m’en tamponne, mais…
—
Ton vœu !
Et n’oublie pas d’énoncer clairement ton nom.
—
OK, OK… Je
m’appelle Jan Paul Beahm. Je suis musicien. Punk. J’ai fondé un
groupe, The Germs, avec… Pat Smear. C’est pas son vrai nom, mais…
Bon, on s’en fout, de lui. Je veux… Eh, merde, enfin ! Je
veux devenir célèbre. Et même super célèbre, comme tout le
monde.
—
Bien, approuva la
gargouille dans l’ombre. Célèbre à quel point ?
—
Y a un barème,
pour ça ? Alors, disons : plus célèbre que Jésus-Christ.
Ce
qui le fit ricaner. Mais le vieux sorcier (dont Jan Paul s’avisa
soudain qu’il ne connaissait pas le nom) ne rit pas. Pas du tout.
Pourtant, cela n’aurait pas été incompatible avec ce qu’il dit
ensuite.
—
Je t’annonce
que ton heure est venue.
—
Quoi ?
Sous
le coup de la surprise, Jan Paul Beahm décroisa ses membres. Ses
mains vinrent se poser machinalement sur ses genoux.
—
Vous voulez dire…
Mais quand ?
—
Ce soir.
—
Ce soir ?
Mais j’ai un concert au London Fog. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Putain, je sais : un super-producteur va venir ?
—
Je l’ignore.
Inutile de m’interroger là-dessus, je n’ai pas les détails.
Mais la date est bonne. Ton heure est venue, je le répète.
—
Ah bin, ça fait
plaisir à entendre, et tout ça. Depuis le temps que je vous paie
pour me prédire mon avenir. Il était temps, hein, comme on dit ?
Minute ! Comment vous savez qu’elle est… venue, mon heure,
comme vous dites ?
Cette
fois, le sorcier prit son temps ; rassembla ses mains en prière
au-dessus de la bougie. Sa peau était squameuse, tachée,
crevassée ; ses ongles étaient de véritables griffes. Jan eut
un début de haut-le-cœur.
—
As-tu appris à
lire les signes ? demanda le vieux.
—
Les signes ?
Quoi, les signes ? J’en sais rien, moi. C’est votre boulot,
non, de lire les signes ou les foies tout dégueu’, pour les
interpréter ou j’sais pas quoi ! Quels signes, d’abord ?
Il
y eut un soupir dans l’ombre, vite réprimé.
—
Les foies, ça ne
se fait plus. Aujourd’hui, on surveille les cycles. Je te parle du
7 septembre 1978.
—
Eh bin, qu’est-ce
qui s’est passé, le 7 septembre 1978 ? Au fait, vous m’avez
jamais dit comment on vous appelle..
—
Ne détourne pas
la conversation ; tu n’as qu’à m’appeler Max, si tu veux.. Je
te parle de Keith Moon.
—
Le batteur des
Who ? Il est mort, non ? Et alors ?
—
Le 2 février
1979.
—
Le… 2 février
de l’an dernier ? Je sais pas, moi. Euh…
—
Sid Vicious.
Jan
Paul fronça les sourcils. Son rictus avait disparu sans qu’il s’en
rende compte.
—
Les Sex Pistols ?
Mais je…
—
Le 27 septembre
1979, coupa le sorcier.
—
Je crois que je
le sais. Me dites rien, attendez. Putain, ça me dit quelque chose !
—
Jimmy McCullough.
—
Le guitariste des
Wings ! Mais c’est dingue, ça…
—
Le 19 février
1980.
—
Je sais !
beugla Jan Paul : Bon Scott, le chanteur d’AC/DC.
—
Le 18 avril…
—
Ian Curtis, de
Joy Division. Ce con s’est pendu chez l…
—
Le 25..
—
..septembre !
John Bonham, le batteur de Led Zeppelin ! Oh, putain ! Oh,
putain de putain de putain ! C’était pas la bonne année,
pour les batteurs. Et dire que moi, j’ai flanqué un coup de pied
au mien, pendant la répét’, l’autre jour. Je sais même plus
pourquoi. Oh, merde !
Il
transpirait, le jeune homme. Les deux parties nues de son crâne
luisaient dans la lueur jaunâtre de la bougie. Il faut dire qu’on
crevait de chaud, dans cette cahute en toile de tente, posée dans un
terrain vague, quelque part au bord du Strip de Los Angeles. La
gargouille devait suer, sous sa capuche. Pourtant, on n’avait pas
l’impression que la température lui causait le moindre souci.
C’était peut-être son élément naturel.
—
Mais qu’est-ce
que vous êtes en train de me dire, là ? Qu’il faut que je
crève dans mon vomi pour devenir célèbre ? Remarque, c’est
plutôt cool, comme mort. Complètement rétamé, et tout.
—
Je t’ai
expliqué la loi des séries. Ce n’est pas une invention moderne.
Elle est vraie depuis l’aube des temps. L’histoire est un éternel
recommencement. Six de tes musiciens préférés sont morts au cours
des vingt-six derniers mois, avec une moyenne de cent-treize jours
d’intervalle. Tu es né le 26 septembre 1958. Tu dois fermer le
cycle de 790 jours qui se termine… ce soir !
—
Pourquoi 790 ?
—
À cause des
cycles, je viens de te le dire : ta date de naissance ! Ta
date nous donne treize (la moitié de vingt-six, tu comprends
pourquoi, non ?) fois cinquante-huit, à quoi s’ajoutent
vingt-six plus neuf, plus un pour l’année bissextile, donc sept
cent-quatre-vingt-dix. C’est limpide. Tu dois être le septième de
la série et mourir avant l’achèvement du vingt-septième mois !
Ce sera le finale de la grande symphonie des astres ! Sois le
septième et ton nom résonnera au firmament de la gloire éternelle.
C’est écrit !
Jan
Paul était content que le vieux sorcier ne se soit pas trop agité
jusque-là ; ses dents n’étaient que d’immondes chicots
noirâtres, et leur nombre réduit n’atténuait pas la sensation
atroce qu’elles infligeaient.
—
Putain, mec !
Oh, putain !
Jan
Paul ne voyait pas grand-chose d’autre à dire, sinon « Vous
êtes givré, mec ! Complètement bargeot ! » mais il
lui restait encore assez de traces de bon sens pour s’en abstenir.
Honnêtement, l’idée le bottait pas mal.
—
C’est la seule
solution, reprit le vieux quand il eut avalé le trop-plein de salive
qui avait jailli de sa gorge en produisant un bruit répugnant. C’est
la meilleure des solutions. La plus belle. Tu dois mourir. Les
nombres ne peuvent pas mentir. Ce soir. C’est annoncé. Écrit.
Dans tes étoiles. Une belle mort. Parfaite. Comme une équation
égale à zéro.
—
En public ?
C’est
tout ce que Jan Paul avait trouvé, comme argument. Pour continuer à
discuter. En quelque sorte.
—
Si tu veux, fit
le sorcier sur un ton badin. Ce n’est pas précisé dans les
cartes.
—
Vous voulez dire,
les nombres ?
—
Oui, oui.
—
Peut-être qu’il
vaut mieux que ce soit en public, remarquez. Je sais pas trop quoi
dire, là. C’est quand même barré, votre truc !
—
Ne m’as-tu pas
dit toi-même que tu voulais mourir jeune ?
—
Si,si ! Die
Young et tout ça, mais…
—
Mais ?
—
Mais je pourrais
peut-être attendre jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, non ?
Le temps d’enregistrer quelques albums de plus… Pour ma mère, vu
que c’est elle qui touchera les droits et tout. Comme ça, je serai
dans le Club 27 ; la classe, voyez ?
—
Tu es un bon
fils. Ne va pas tout gâcher maintenant. Demain, il sera trop tard.
—
OK ! Vous
fâchez pas. Je disais ça pour rigoler. Ça marche. Je vais le
faire. Y a pas de raison de ne pas le faire. Puisque c’est dans les
chiffres. Faut juste que je trouve ma dose pour ce soir. Justement,
je vous dois combien ?
—
Rien pour cette
fois. Je sais que tu vas casser la baraque. N’oublie pas de dire à
ton public que c’est moi qui ai prédit ta fin glorieuse.
Ce
disant, il tendait une main serrée au-dessus de la table.
—
Ah, bon ?
Vous vous intéressez à ma musique ? demanda Jan Paul en
glissant une de ses mains sous celle de la vieille créature ;
le paquet blanc s’y déposa avec un bruit de routine.
—
La musique punk
ne mourra jamais, lança la gargouille chenue en élevant son poing
encore serré mais vide à côté de son oreille.
Jan
Paul eut soudain la conviction (ou était-ce un flash ?) qu’Iggy
Pop s’était déguisé en vieux fakir pour lui jouer un vilain
tour. Il faillit bien éclater de rire ; mais sa gorge resta
coincée. Il ne savait pas où se trouvait l’ex-chanteur des
Stooges en ce moment, mais l’Iguane ne pouvait pas être ici, à
Los Angeles, rien que pour lui monter une blague.
Quoique..
Depuis la mort de Pete Ham, le bassiste des Stooges, pas mal d’eaux
usées avaient coulé sous les ponts. Sidéré, ressentant les
premiers signes d’un manque carabiné, Jan Paul Beahm ne sut quoi
dire en guise d’adieu et partit.
Le
soir, apprenant que son concert avait été annulé au dernier
moment, il alla trouver sa petite amie Casey qui l’amena dans la
cahute au fond du jardin de la villa de ses parents. Ils
s’injectèrent toute la dose d’héroïne. Casey fut trouvée le
lendemain, dans un coma dont elle finit par sortir lentement. Jan
Paul, durant son agonie délirante, avait trouvé la force d’écrire
une note : « Ma vie, mon cuir, mon amour vont à Bosco. »
Bosco
était le surnom de David Danford, l'un des bassistes occasionnels des Germs.
Le
lendemain matin, la mort de Darby Crash, de son vrai nom Jan Paul
Beahm, punk californien d’origine suédoise âgé de
vingt-deux ans, totalisa neuf lignes dans une feuille de chou locale,
tandis que la quasi intégralité des journaux terriens annonçaient
l’assassinat de John Lennon.
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Cette nouvelle fait partie du roman-mosaïque FUCKING ICONS DANS NOS RÊVES (co-écrit avec Julie Mornelli), dont l'intégrale se trouvait sur le site www.quiaeteintlesetoiles.fr, supprimé par l'éditeur Le Peuple de Mü sans l'accord des auteurs. Cet ouvrage aurait dû être publié en 2016 et se touve donc dans les limbes.
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Cette nouvelle fait partie du roman-mosaïque FUCKING ICONS DANS NOS RÊVES (co-écrit avec Julie Mornelli), dont l'intégrale se trouvait sur le site www.quiaeteintlesetoiles.fr, supprimé par l'éditeur Le Peuple de Mü sans l'accord des auteurs. Cet ouvrage aurait dû être publié en 2016 et se touve donc dans les limbes.
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