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film documentaire
de Jean-Stéphane Bron (2010)
Étrange
démarche que celle de ce "procès pour de rire" fait comme
un vrai, donc pas drôle du tout. Il m'a fallu un moment pour
remarquer le seul détail qui, dans le prétoire, trahit la facticité
(disons, l'invalidité juridique) du procès : tout simplement
l'absence de greffier. Personne, en effet, n'y prend les débats en
notes ; ce qui est normal, puisque ceux-ci sont enregistrés par
les caméras qui justifient le film.
C'est
donc un vrai-faux procès, où "les" banques (virtuelles)
qui ont provoqué la crise des subprimes en 2008 sont accusées
par la ville de Cleveland (sévèrement touchée par ladite crise)
d'avoir abusé de la crédulité des habitants en les persuadant de
contracter des emprunts à tiroirs qu'ils n'avaient aucune chance de
pouvoir rembourser. Pour simplifier, un seul avocat (mais c'est un
vrai) représente toutes les banques.
Bien
sûr, autant l'avouer tout de suite, les banques mises en accusation
ne seront pas condamnées par les jurés du film-procès. De toute
façon, elles ne l'auraient jamais été. Car même si un tel procès
pouvait avoir lieu "pour de vrai", qui aurait eu le pouvoir
exécutif de leur faire payer quoi que ce soit ? Même en cas de
condamnation à payer (c'est-à-dire à rendre aux victimes
l'argent détourné par duplicité), elles auraient fait appel, et la
Cour suprême (toujours prête à sauver le système contre la
conscience de ses éléments) aurait statué que, par exemple, elle
"n'a pas pour vocation d'obliger des institutions privées à
assumer les erreurs de jugements d'individus ignorants". Le
rapport minoritaire du juge suprême Stevens suite à l'"élection"
de l'an 20001
est parfaitement clair à ce sujet : ce n'est pas le peuple qui
gouverne, la chose est désormais légale, entérinée, irrémédiable.
Ce
que j'ai trouvé de plus intéressant dans ce film, c'est qu'on y
voit littéralement à l'œuvre l'un des mécanismes élaborés par
la démocratie pour se défendre contre toute évolution sociale :
on voit comment trois personnes font échouer la volonté de
cinq autres. Autrement dit, une minorité l'emporter sur une
majorité. Comment une telle chose est-elle possible ? Tout
simplement parce que la "loi" dit que le verdict de
culpabilité (des banques) ne pourra être prononcé que si 6 des 8
jurés au moins se prononcent pour. Or, mathématiquement, la
majorité absolue de 8, ce n'est pas 6 mais 5 (la moitié plus
1). Dans un système véritablement (sincèrement ?)
démocratique, les banques auraient été déclarées coupables,
puisque 5 des 8 jurés se prononcent finalement pour ce verdict. Mais
voilà : il en fallait un de plus. Qui l'a décrété ?
sinon la loi que font les frères et les amis de ceux qui étaient
accusés.
On
a là un parfait exemple de démocratie biaisée, contrôlée, où
une minorité conservatrice impose impunément son opinion à une
majorité progressiste. Et cette minorité n'est pas celle des
opprimés mais celle des dominants ; ce sont eux, leurs
défenseurs, qui ont décidé que la culpabilité ne pouvait se
prononcer qu'à compter de 6 voix sur 8. Leur meilleur argument :
l'indulgence. Qui oserait prétendre que cela ne part pas d'une bonne
intention ?
Dira-t-on
que j'exagère ?
Voici
un autre exemple similaire, mais à une échelle plus grave :
une proposition présentée à l'ONU ne peut être ratifiée que par
un minimum de 85% des voix. Or, les USA possèdent 17% des voix de
l'assemblée. 100-17=83. Ergo, aucune proposition ne peut
passer sans le consentement de ce pays (c'est-à-dire, de ses
représentants, lesquels sont "heureusement" corruptibles).
Autre
exemple : la destitution d'un président américain doit être
ratifiée par les deux tiers du Sénat ; c'est ce qui a permis à
Andrew Johnson et à Bill Clinton de ne pas être destitués alors
que la majorité des sénateurs s'étaient prononcés pour. Et ne
parlons même pas de la pseudo-élection de George Bush Jr, qui a été
"désigné" président par son propre frère malgré des
suffrages inférieurs à ceux de son concurrent Al Gore.
Toutes
preuves supplémentaires (et chacune suffisante) qui démontrent que
les USA ne sont pas une démocratie. Ne parlons même pas de notre
charmant pays, où aucune procédure de destitution n'est prévue par
la Constitution. Ainsi, la majorité ne peut pas s'estimer flouée,
puisqu'elle ne peut même pas exprimer son opinion.
Pour revenir à Cleveland / Wall Street, n'est-il pas effarant de constater que
les trois jurés conservateurs qui bloquent le verdict de culpabilité
des banques se soient assis spontanément l'un à côté de l'autre ?
Que les deux jurés noirs se soient retrouvés côte à côte, au bas
bout de la table ? Que la plus bornée de tous soit aussi la
plus âgée ? Elle évoque sa conscience pour justifier son vote
décisif ; pourquoi ? Parce qu'elle agit contre ses
sentiments ? Ou contre ce qu'elle sait pertinemment mais qu'elle
ne veut pas voir changer ? Ou simplement parce qu'elle est la
dernière à voter et qu'elle n'a pas pu résister à la tentation
d'exercer son petit pouvoir, même factice (oui, mais il y a des
caméras, donc ma voisine me verra, donc je gagnerai en prestige,
donc je serai une meilleure citoyenne...) ?
On
touche là très concrètement à ce qui gangrène le principe même
de la démocratie : tant que les processus démocratiques seront
confiés à ceux qui les exercent et en profitent au premier chef, il
n'y aura de démocratie que nominative, virtuelle, symbolique et
surtout, incapable d'évoluer d'elle-même, donc de s'améliorer.
Ceux qui prétendent que le suffrage universel est le "meilleur
des pires systèmes" sont coupables à mes yeux... mais de quoi,
exactement ? D'hypocrisie ? De stupidité ? De manque
d'imagination ? Et comment se fait-il que tous ces défauts ne
soient pas punis par la loi ?
Imaginez
un monde où le manque d'imagination serait un crime...
1Saisie
par le parti d'Al Gore au sujet de l'inconstitutionnalité de la
décision prise par le juge suprême de Floride, la Cour suprême a
conclu qu'elle n'avait pas juridiction à statuer sur une décision
d'État... par 5 voix contre 4 ! Remarquons en passant que les
juges suprêmes sont nommés à vie par le président des USA, et que celui
qui a fait basculer ce vote avait été nommé en son temps par... George Bush
Sr. Vous avez dit family business ?
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