Toujours en chantier... |
« PAUVRE,
PAUVRE DÉMOCRASSEUSE !1 »
Fin
2010, une amie biblio (aussi -phile que -thécaire), soucieuse de ma
santé morale, me conseilla d'adhérer à une association
d'écrivains. Puisque j'étais isolé (c'est-à-dire sans alliés),
une bonne solution était, selon elle, d'intégrer un groupe déjà
actif. Son argument n'était ni faux ni idiot, et je voulus lui faire
plaisir autant qu'essayer. La réalité et son principe bien connu
allaient me faire miroiter des alouettes pendant à peu près six
mois.
(Zut !
J'ai cassé le suspens. – Non, vraiment, tu crois ?)
Après
avoir farfouillé le bordel inextricable qu'est la Toile, je jetai
mon dévolu sur l'association ADA (Autour des Auteurs) qui regroupe
une centaine d'auteurs résidents en Languedoc-Roussillon et publiés
au moins une fois à compte d'éditeur, critères auxquels je
correspondais. Je pris contact par Internet, reçus une réponse
rapide et encourageante, vins assister à une première réunion, où
je rencontrai des frères et sœurs de plume, dotés de cerveaux
apparemment en état de marche (en tout cas, plus que la moyenne du
client lambda que l'on croise "chez" Cultura, par exemple).
A vrai dire, il y en avait un ou deux que je connaissais déjà ;
c'était encore mieux. Encore que : pourquoi ne m'avaient-ils
jamais invité à les rejoindre chez ADA ? Distraction, sans
doute. Ou bien parce que, comme disait Arthur Kœstler (qui n'a pas
connu Internet, le pauvre) : « L'information aujourd'hui
n'est pas un privilège, c'est une inquiétude ». Traduction
(pour les geeks) : si t'as Internet, t'es censé savoir
tout ce que tu devrais connaître, sinon t'es qu'un gros nul.
(C'est
logique, ça ? – Passons.)
ADA
est donc une association assez active, qui chapeaute / anime /
diffuse plusieurs événements / actions / démarches auprès des
institutions diverses et avariées, le tout pour défendre les
auteurs dans leur grande guerre inavouée contre les éditeurs
incompétents et contre le méchant marché du livre (un des rares
secteurs commerciaux qui, soit dit en passant, n'est pas en
régression, même si sa progression n'a rien de phénoménal). Avec
une adhésion de 25 € et une bonne partie des membres vivant à
moins de cinquante bornes de chez moi, c'était pas trop mal. Je me
sentais presque entre potes.
Ce
qui me plaisait le plus, c'est qu'ADA anime un webzine (le MAG) à
vocation littéraire et artistique, qui publie mensuellement des
chroniques, des récits, des critiques de livre, etc. Ça, ça me
bottait un max : une tribune libre pour échanger et diffuser
des idées, des œuvres, des gens. Très vite, je fus invité à m'y
exprimer, à l'instar des autres membres. Vu que j'ai à peu près
dix millions de mots en retard (pardon : en attente) de
publication (les éditeurs ne lisent pas vite... quand ils lisent),
j'avais largement de quoi faire. Il ne me restait qu'à trier.
J'envoyai
aussitôt une manière de chronique à la responsable, qui me
répondit que c'était vachement bien mais vachement trop long.
Premier bémol. Il fallait réduire à 1500 signes. Je m'étranglai.
Demandai confirmation. 1500 signes, ça ne fait même pas une page
standard. Or, mon texte faisait 10 000 signes ! Je tentai
de négocier à 5000, puis 2500. Rien à faire. On me fit miroiter
que c'était là un exercice salutaire ; qu'apprendre à résumer
est bon pour le style, et que de toute façon, les lecteurs ne lisent
pas les textes plus longs que 1500 signes. Ah bon ?
n'objectai-je point ; même quand ils en lisent plusieurs à la
suite ?
Pour
le fun de la chose, je ramenai mon animal littéraire déjà
en voie d'extinction à 2200 signes, qui furent acceptés avec une
gentille réprimande, du genre ça-va-pour-cette-fois-circulez. Deux
semaines plus tard, j'appris que le texte avait été accepté par le
comité de lecture, dont j'avais jusque-là ignoré l'existence. Mon
texte suscita quelques félicitations discrètes, et on m'encouragea
à en fournir d'autres. Ce que je fis cinq ou six fois, me saignant
aux quatre cents veines pour tout ramener à ces 250 mots étriqués,
qui suffisent à peine à raconter une bonne blague mais qu'on peut
dire d'un souffle (avantage dont je n'ai jamais pu tirer parti, mais
avantage indéniable).
Un
jour, par e-mail, je demandai à quoi bon raccourcir les
interventions des chroniqueurs sur un magazine internet qui, par
définition, n'a que faire de contraintes matérielles liées au prix
du papier et de l'encre (entre autres). On me répondit que c'était
surtout une question de confort de lecture (moi, j'avais cru que le
confort était surtout lié au siège dans lequel on est assis) et de
capacité d'attention sur l'écran (dans la réalité vraie, j'ai pu
constater que celle-ci varie entre deux minutes et vingt-deux heures
par jour, et que cela dépend surtout de l'âge de l'internaute et de
la santé de ses yeux). Là encore, je laissai tomber la "discussion"
(dont l'objet était seulement de me faire admettre l'évidence
d'autrui) et entérinai ce second bémol. Comme son nom l'indique, un
rédac-chef, c'est aussi un chef.
Tout
se passa donc à peu près bien jusqu'au jour où j'envoyai le texte
suivant :
« En
1848, la Démocratie n'a pas empêché Napoléon III de se faire
élire président de la république française (avant de rétablir
l'Empire de son tonton chéri) ;
En
1917, la Démocrati n'a pas empêché Woodrow Wilson (élu grâce à
un programme pacifiste) de décréter la conscription militaire aux
USA ;
En
1922, la Démocrat n'a pas empêché Mussolini d'être nommé chef du
gouvernement italien ;
En
1933, la Démocra n'a pas empêché Hitler d'être élu chancelier
d'Allemagne ;
En
1958, la Démocr n'a pas empêché De Gaulle de se faire offrir la
France sur un plateau en fondant la Ve
république, dont le chef d'État ne peut être destitué ;
En
1969, la Démoc n'a pas empêché Pompidou de pactiser avec les
néo-libéralistes de Milton Friedman, qui ont pu commencer
impunément le partage du gâteau français ;
En
1981, la Démo n'a pas empêché Thatcher d'attendre que son
adversaire politique principal soit absent du Parlement, se faisant
ainsi élire Premier Ministre à une seule voix de majorité ;
En
2000, la Dém n'a pas empêché George W. Bush d'être désigné
président de son pays par son propre frère gouverneur de Floride,
bien qu'il eût obtenu moins de voix que son adversaire Al Gore, dont
le recours fut rejeté par la Cour suprême qui se déclara
incompétente à une voix près, celle d'un juge qui avait été
nommé par... George Bush Sr ;
En
2002, la Dé n'a pas empêché le criminel Jacques Chirac d'être
réélu par défaut, pour faire pièce à la honte nationale ;
En
2007, la D n'a pas empêché le Mépris incarné de devenir la
quintessence du régime ;
En
2012, la —
Zut !
Elle est retournée chez sa mère... en Grèce. »
Ce
qui fait 1589 signes. J'étais dans les filets. Bon pour le marbre,
coco !
Quelques
temps plus tard, je reçus un coup de fil (inhabituel) de la
rédac-chef qui, avec force excuses, m'annonçait que ce texte
n'avait pas été accepté par le comité de lecture. A la question
pourquoi, elle me répondit que l'une des autres membres du comité
décisionnel avait opposé son veto. J'apprenais ainsi qu'ils avaient
ce droit. L'eussé-je su avant que j'aurais refusé de participer à
cette mascarade ; le droit de veto est comme la raison d'État :
la preuve irréfutable que nous ne vivons pas en démocratie
véritable, puisque tout progrès social peut être détruit par la
volonté d'un seul individu qui s'estime au-dessus des lois (et que
la lâcheté du troupeau laisse jouir de ce passe-droit). Mais
c'était de ma faute ; j'avais oublié de demander comment
fonctionnait ledit comité. Je n'avais qu'à me mordre les doigts.
Je
me résignai donc à cette décision arbitraire, bien décidé à me
consacrer désormais à d'autres moutons, notamment les miens (et
ceux de quelques amis cévenols). L'affaire aurait pu s'arrêter là ;
le ridicule n'ayant plus tué qui que ce soit depuis la fin du Régime
dit Ancien (mais toujours omniprésent), je me serais peut-être
contenté de continuer à fournir mes billets d'humeur déshydratés
et démotivés. Mais il y eut un développement.
Lors
d'une discussion ultérieure, j'appris (apparemment par mégarde)
qu'en fait, la personne qui s'était opposée à mon texte, bien
qu'elle appartînt au comité, n'y avait pas de rôle décisionnel
mais seulement consultatif. Elle avait tout simplement vitupéré,
tempêté, beuglé puis menacé l'un des membres disposant du droit
de veto pour l'obliger à exercer celui-ci, en quelque sorte par
procuration. Elle était allée jusqu'à menacer de donner sa
démission du bureau de l'association.
Ayant
appris, donc, ce petit détail de l'histoire, je fis savoir (par
personne interposée) à la virago en question que j'attendais ses
arguments pour en discuter entre gens intelligents, cultivés,
raisonnables (bref, le ragoût habituel des intellos qui font
semblant de croire que tous les autres intellos sont aussi sympas que
lui-même se prétend). Elle n'a bien sûr jamais daigné répondre.
Nul doute que je ne vaux pas la peine qu'elle s'abaisse à me parler,
même par Internet.
Il
n'y a donc pas eu démocratie, comme dirait Romain Gary. Et je ne
saurai jamais quel point "litigieux" a heurté la
"sensibilité" de cette personne ; le plus probable
est que je n'aurais pas dû égratigner de Gaulle, dont le "génie
héroïque" dégouline encore dans les cœurs de certaines
personnes. Il y avait pourtant un point polémique dans le
texte, que j'y avais glissé exprès pour vérifier que mes
coreligionnaires étaient bien réveillés (il s'agit de la phrase
sur Margaret Thatcher. En effet, elle n'a pas été "élue"
par le peuple mais par le Parlement britannique, ce qui n'est pas du
tout pareil ; n'oublions pas que, comme son nom l'indique, le
Royaume-Uni n'est pas une démocratie, même si ses représentants
invoquent régulièrement ce principe, qu'ils ne pratiquent pas en
réalité).
En
d'autres termes, mon mini-texte-gag – déjà décontextualisé
par l'imposition du gabaridicule, mais historiquement exact,
qui tente de montrer simplement que la démocratie, malgré tous ses
beaux discours, n'est toujours pas capable de défendre les humains
contre les fanatiques qui se cachent en son sein infiniment
tolérant – a été censuré par une fanatique de la
démocratie tronquée, qui prétendait défendre icelle en exerçant
une oppression, prouvant par là-même que j'avais entièrement
raison.
C'est-y
pas merveilleux ?
« Il
n'y a socialisation véritable que sous condition qu'elles [les
associations loi 1901] fonctionnent de manière démocratique, ce qui
n'est jamais évident. » (Gérard MENDEL, Histoire de
l'autorité, permanences et variations, La Découverte, 2003)
Tu
l'as dit, Gérard. Et là, il n'y avait même pas d'argent en jeu !
Seulement un petit prestige de merde dans la tête d'une affligée
mentale. Tiens, si j'étais mieux éduqué, je la remercierais
presque.
Six
mois plus tard, ayant laissé reposer ladite merde pour constater
qu'elle n'a pas révélé la moindre parcelle de courage ou
d'honnêteté chez les membres du comité qui avaient promis de
m'aider mais ne l'ont pas fait, j'ai tiré la leçon de cette
cacaventure : Fuck les assos ! Aux chiottes l'esprit de
1905 ! Retour de l'Église au sein de l'État ! Ou
l'inverse, ça leur fera les pieds, à ces enfoirés de Répudicains !
Les bigots au pouvoir ! Et un gros cierge pour le Sacré-Cœur !
Revenez, Louis-Philippe et Je-Suis-Partout ; vous nous manquez !
Vive la famille bourgeoise forcenée ! Chacun devant son écran,
le cul rivé à son fauteuil ! Et demain, tous des chiens !
Remarque :
attention, ce dernier paragraphe est une parodie satirique ; de
l'ironie, en quelque sorte ; du second degré, quoi. Quiconque
le prendra pour argent comptant sera transformé en Knacki géante et
exposé au milieu d'un rond-point. Les lecteurs incapables de
distinguer les degrés de discours entre eux sont priés d'aller se
faire soigner dans une clinique au Lichtenstein.
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Le mot est de Marc Favreau, alias Sol.
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