Le soir où tu imites les
aigles
je suis à cent mètres de
là, au Sémaphore
(il ne s'agit pas de la
machine désuète qui permet d'émettre des signaux que plus personne
ne sait lire, c'est le nom du cinéma d'art et d'essai où nous
sommes allés voir un film ensemble un jour, il y a quatre ou cinq
ans ; un film pour enfants, que nous avons vu presque en
cachette, pour que ce soit meilleur)
Après le film, tu me dis,
un peu effrayée : Alfred, tu ris comme les enfants ; c'est
un peu déroutant, au début, mais on s'y fait.
J'enregistre. J'oublierai
plus tard, si j'ai le temps
Je suis donc à cent
mètres de toi pendant que tu contemples vingt siècles d'histoire,
et je ne le sais pas plus que toi ; je ne l'apprendrai que deux
jours plus tard
Plus tard
Je suis donc au cinéma,
seul au milieu de la foule du samedi soir
La foule et moi, nous
regardons un film, Blancanieves, un film noir et blanc, muet,
qui imite le cinéma d'antan, qui raconte l'histoire de Blanche-Neige
dans des arènes, celles de Séville, l'histoire d'une jeune et belle
femme qui se débat contre un fantôme : l'espèce
humaine
Ce sont des signes si
gigantesques,
si démesurés
colossaux
que je ne songe même pas
à les interpréter
Ils ne me chuchotent pas : Va marcher dans les rues après le film, tu croiseras peut-être
quelqu'un que tu n'as pas vu depuis longtemps ; tu l'inviteras à
boire un vin chaud ; vous échangerez des nouvelles ; la
vie reprendra un cours, n'importe lequel
Mais non, rien ;
quand le film se termine (Blanche-Neige ne se réveillera jamais ;
son prince-marchand est un brave nain dont le baiser n'est pas assez
magique), je rentre directement chez moi, en plissant les épaules, à
cause du froid et de la déception.
Déçu parce que le cinéma
est mort et que personne ne l'avoue publiquement ;
tout le monde fait comme s'il existait toujours ; alors qu'il
n'y a plus que des téléviseurs géants à coins carrés qui se
prennent pour des écrans perlés
Ce soir-là, je ne te
croise nulle part, pas plus que pendant les deux années précédentes
Il y a six ou sept ans, à
Paris, tu m'offres un livre de Philip K. Dick que tu m'as dédicacé
d'une phrase de Jean Chrysostome. Je t'en offre un en retour.
Lequel ? J'ai oublié. Cela me reviendra de plein fouet, entre
deux rêves de moutons électriques
Il y a quatre ou cinq ans,
à Paris encore, nous dînons dans un restaurant de la rue Oberkampf
avec quelques amis. Ce soir-là, toi et moi, nous échangeons des
objets inutiles, par dérision : tu me donnes ta carte de la
bibliothèque du Museum d'histoire naturelle ; je te donne ma
carte de metteur en scène du festival Off d'Avignon. Tu t'en es
peut-être servie un jour, pour voir un spectacle. Je ne suis jamais
allé au Musée.
Le serveur pose entre nous
une bouteille de vin ; en voyant l'étiquette, je manque
m'étrangler : j'ai vécu à cent mètres de ce domaine-là ;
j'allais promener mon chien dans ces vignes-là ; j'ai bu chaque
jour de ce vin-là
Et aujourd'hui 28 janvier
2013, j'écris ces mots dans cette même maison où j'ai vécu il y a
onze ans et où je revis pour un temps
Un temps
Un temps
Coïncidence
hier
énigme
présente
oracle demain
Cent mètres !
Autant dire rien, sur le
plan galactique ;
oui, mais combien de
microcosmes ?
Combien de trajectoires
peuvent-elles se manquer sur une telle distance ?
Tu voulais peut-être
apprendre à voler de tes propres ailes
comme Jiao Long
Impossible de me souvenir
maintenant
si tu m'as jamais posé la
moindre question
C'était là toute
l'étendue de ta sagesse
Tu savais que je n'avais
pas de réponse
Je t'aurais menti
J'aurais parlé d'espoir –
cette « laisse de la soumission » selon René
Crevel
Je t'aurais parlé de
marge – cet espace de liberté cher à Romain Gary
Je t'aurais cité l'une ou
l'autre poésie – ce curieux symptôme de la tuberculose
Le conditionnel, temps
favori des prisonniers sans cellule, qui sortent quand ils veulent,
quand ils peuvent, si on a la grâce de leur rappeller l'absence de
barreaux
Tu ne supportais plus la
vie, le poids de son regard
Tu as voulu embarquer sur
des mers plus ignorées
Tu as payé le prix fort
sous le portail d'Anubis
Une suite t'est réservée
au palais du déviant.
Il y a cinq ou six ans
encore :
nous roulions vers
l'ouest, le long de l'étang de Berre
Une longue nuée d'oiseaux
se mit à onduler au-dessus de nos têtes
Tu m'appris, fière comme
Audubon, que c'étaient des ortolans
Tu as dit : La forme du nuage est
celle du vent combinée à l'intelligence sociale recombinée à
celle du vent...
Je me suis bien gardé de
dire quoi que ce soit ; ce n'était pas une question
Je t'ai regardée un
instant en train de regarder le long vol du nuage-serpent
le nombre indéfini de ses
points noirs et vivants,
vivant ensemble, portés
sur la même onde cérébrale
sachant où aller, que
faire, et comment le faire
sans souci du pourquoi.
Je ne t'ai jamais entendu
dire pourquoi ; tu le pensais si fort,
Et tu savais que je
répondrais mal, ou n'importe quoi.
C'est connu, Khaleesi :
les écrivains sont des bonimenteurs
qui se cachent derrière
des vérités
qu'ils affublent de
majuscules
en guise de vêtements
avant de les leur ôter
avec des mines gourmandes.
Ils gesticulent comme des
clowns de l'Eden,
hurlant comme des
loups-garous édentés
que leur vérité est plus
belle que celle des autres.
J'ai cru que tu voulais
devenir écrivain sans mentir ;
La vérité était trop
belle, ou pas assez éclairée.
Je n'ai rien compris
Nous nous sommes manqués
de cent mètres
C'est peut-être ça, la
réponse à la question que tu ne poseras jamais :
sans maître.
Heureuse
citadelle d'Athenaïa la Porteuse,
Ils
ont vu beaucoup, souffert beaucoup, peiné beaucoup ;
un
aigle dans les nuages viendra pour chaque jour.
Oracle
de Delphes adressé aux Athéniens vers – 450 ; la question
posée à la Pythie étant perdue, l'interprétation de l'oracle
demeure à jamais impossible.
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