Spectateur impuissant face à l'industrie du spectacle |
Fahrenheit 232
ou
La mort programmée
du cinéma de M. Eddy
Soyons fair-play ;
commençons par énumérer les avantages du cinéma numérique sur l’argentique :
- le son est
meilleur ; le contraire serait dommage, vu les années de perfectionnement
dont l'industrie musicale a bénéficié. Même les petites installations sonores peuvent
pousser le volume sans que ça crachote, ce qui permet avec bonheur de couvrir
les bruits des spectateurs qui soupirent d'ennui, bâillent, éructent, toussent,
rotent, pètent, éternuent, se grattent, tripotent leur ticket ou leur fermeture
Éclair, leur sac de bonbons, leurs bracelets... (mais pas pour leur portable,
hélas) ;
- les sous-titres sont
toujours lisibles ; finies les répliques géniales ou décisives perdues
dans la neige ou sur fond de ciel éclatant, ou pire : sur la nappe du
repas final au cours duquel Dick Tracy dénoue l'énigme et confond le coupable ;
(« Mais pourquoi Oncle Jack se met-il à courir ? » « Parce
que c'est lui, l'assassin, chéri ! Enfin, je crois... »)
- l'image est meilleure,
plus belle et...
- d'abord, le format
numérique est réduit. Il est plus proche du standard carré de la télévision (et
pour cause, puisqu'il en vient). Bien sûr, si l'image a été prévue et filmée
ainsi, ce n'est pas grave puisqu'il n'y a pas de perte. Mais qu'en est-il des
anciens films convertis (comme si c'était une religion !) en
numérique ? Eh bien, ils perdent entre 5 et 10 % de chaque côté (à
moins qu'un crétin ait réussi à capturer un 35 mm en visant seulement
les 80 % gauches de son écran-test ! Tout est possible) Pour vous, je
ne sais pas, mais moi, l'été dernier, pendant la "grande rétrospective
Stanley Kubrick", je n'ai pas réussi à revoir Barry Lyndon jusqu'au
bout ; dans la scène de la charge en ligne, il manquait quelques soldats
de chaque côté, ce qui m'a chagriné. Entre autres.
- secundo, la qualité de
l'image, nous dit-on, est au moins égale, voire supérieure. Et de nous asséner
des paquets de pixels comme autant d'arguments irréfutables, puisqu'on peut les
compter. (Soit dit en passant, quelqu'un qui vous dit qu'une image numérique
est meilleure que son équivalent argentique a, soit quelque chose à vous vendre
- du matériel de projection numérique, par exemple -, soit du caca dans
l'œil). En réalité, le problème n'est pas là ; comme souvent, l'esprit
épicier qui préside à notre économie confond le quantitatif et le qualitatif.
La question de l'image n'est pas d'ordre technique mais d'ordre esthétique. En
d'autres termes : ce n'est pas parce qu'une image est mieux définie
qu'elle est plus émouvante.
Ce qui a disparu dans le
numérique, c'est la texture. Or, que reste-t-il d'une image sans
texture ? Un enregistrement. C'est tout. Disparu avec elle le style des
réalisateurs. Où est passé la patte des chefs-opérateurs ? Comment se
fait-il que l’avant-dernier Coppola (Tetro ; pour le dernier, je n’ai pas eu la force d’y aller) ait l'air d'avoir été filmé par ma cousine
dans sa cuisine à Sète ? Que le dernier Jonathan Demme soit aussi plat et
chiant qu'un film de mariage amateur tourné avec le caméscope de mon beau-frère ?
Que le dernier film éclairé par Philippe Rousselot ressemble à un énorme clip
de Madonna ? (Merde, quoi ! Rousselot ! Les Liaisons
dangereuses ! Et au milieu coule une rivière !)
La raison en est
simple : le nivellement par le bas. Les caméras numériques, par (haute)
définition, ne sont pas photo-sensibles, pas comme le sont les caméras
argentiques, qui réagissent comme des appareils-photos. Une caméra numérique ne
réagit pas ; elle enregistre, platement, stupidement, sans relief, sans
intelligence, sans art. (Et n’oublions pas que le mot pellicule vient de
peau, donc de quelque chose de réactif, sensible, fragile, délicat et transmetteur
de sensations...)
Alors, la question se
pose : qui donc nous a imposé la soi-disant inéluctable révolution
numérique ? L'argument massue des thuriféraires du numérique serait la
plus grande facilité de gestion et de distribution des films. Finies les
lourdes bobines à manipuler, qu'il faut monter après réception puis démonter
avant expédition, ce qui les abîme, bien sûr. (Réglons en passant leur sort aux
éventuels transporteurs qui livraient les bobines ; ils n'ont qu'à se
reconvertir, eux aussi). Certes, les films n'ont plus besoin d'être
manipulés ; mais il faut les télécharger.
Or, pour l'heure, le
réseau Internet est insuffisant pour être à la hauteur de la tâche ; pour
pallier ce défaut (évidemment provisoire ; mais on connaît le talent des
Français pour le provisoire qui dure longtemps, très longtemps), les distributeurs envoient aux
exploitants de salles des disques durs contenant les énormes fichiers, qu'il
faut ensuite charger (le terme en vigueur est "injester") dans les
bécanes, ce qui prend entre deux et six heures suivant la taille desdits
fichiers. Donc, si le disque dur a été livré juste avant la première séance,
celle-ci devra être annulée, puisque le film n'est pas encore dans la bécane.
La bécane, parlons-en. Un
"projo 2K", par exemple, pour employer le jargon en vigueur, coûte en
moyenne 80.000 €, somme que l'exploitant doit débourser pour chacune
de ses salles. Même si un plan national d'aide au financement a été mis en
place (à grands renforts de coups de gueule et de supplications),
l'investissement est énorme et aura pour conséquence que les petits et moyens
exploitants (surtout les indépendants ; ça alors !) peuvent faire une
croix sur leurs bénéfices jusqu'à la fin de l'année 2012, au moins.
Quant au logiciel qui est
censé permettre aux films de basculer d'une salle à l'autre (pour améliorer la
gestion du public, par exemple, si jamais un film marche soudain mieux, ou si
l'exploitant veut faire une projection spéciale avec un invité), aux dernières
nouvelles, personne ne sait le faire fonctionner. Car, bien entendu, sous la
pression des distributeurs (qui, sous couvert de générosité, reprennent les
anciens projecteurs contre un rabais ; qu'en font-ils ?
Mystère ; de la thésaurisation, sans doute), les exploitants se sont
empressés de jeter leurs anciennes machines avant de penser à former
leur personnel pour utiliser les nouvelles. Conséquence : que se
passe-t-il lorsqu'il y a un problème technique lors d'une projection
numérique ? Rien. Le personnel n'est pas compétent, et le spécialiste est
à Marseille ou à Strasbourg, il est débordé, et même s'il se déplaçait, il
n'arriverait pas à temps pour votre séance. Et puis, comme il dit au téléphone
une fois qu'on a réussi à le joindre : « Pourquoi vous n'avez pas le
haut-débit ? Si vous aviez le haut-débit, je vous l'aurais réglé depuis
chez moi, le problème ! » Ah, y a pas à dire, c'est beau, l'informatique !
D'après l'efficace
directeur d'un cinéma indépendant de la région Languedoc-Roussillon, d'ici la
fin de l'année 2013, entre sept cents et mille exploitants de salle français auront mis
la clé sous la porte.
Reste le pire. Car
l'argument le plus "décisif" pour ceux qui ont imposé le numérique
sans jamais consulter le public est qu'il permet de réaliser de substantielles
économies lors de la production d'un film. Les caméras numériques sont en effet
moins chères que leurs homologues, le coût des développements est nul, les
tirages sont de simples copies informatiques ; bref, selon les sources,
l'économie réalisée sur une production varie de 5 à 20 %. Nous en sommes
ravis pour eux ; les savoir soulagés de ne pas avoir à débourser autant de
millions est forcément bon pour leur moral, ce qui doit se répercuter sur celui
des équipes et des membres du film. C'est génial ; le cinéma est une fête,
comme nous le rappelle M. Scorsese dans son dernier film où il ressuscite
George Méliès dans une débauche de repentir chrétien et sur un scénario digne
d'une rédaction d'élève de 5e. Mais est-ce que le prix de votre
place a baissé de 5 à 20 % ? Non. Il est toujours le même ; il
a même augmenté pour les films en 3D (qui, entre parenthèses, ne sont presque
jamais filmés en 3D). Traduction : ce sont bien les spectateurs qui
se font enfler.
Comme d'habitude.
Enfin, le pire du pire (de
mon point de vue de cinéphile acharné) : d'ici deux ans, les cinémas ne
passeront plus que des films numériques. Qu'adviendra-t-il des chefs-d'œuvre du
passé ? On nous rassure : certains distributeurs mettent un point
d'honneur à les convertir (à sauver leurs âmes, donc !) et nous pourrons
continuer à les voir (même si ce ne sera pas en Cinémascope™, même si leur
texture savoureuse et glamour sera remplacée par cet aspect maladif, plat,
geignard et souvent parkinsonien que présentent toutes les vidéos (vous
avez tenu le coup au dernier Lars von Trier ? Moi, pas ; j'ai gerbé.. ailleurs). Bon, d'accord,
c'est vrai pour les chefs-d'œuvre les plus connus. Mais croyez-vous sincèrement
qu'un distributeur va avoir les cojones de sortir en DVD des petits
chefs-d'œuvre comme Fantômes à Rome, The Swimmer, Elektra Glide in Blue
ou La classe ouvrière va au paradis ? Peut-être ; mais j'ai
comme qui dirait une sorte de doute. Et même si quelqu'un le fait, croyez-vous
qu'on aura les moyens de s'acheter des DVD à 25 ou 30 € ? Tiens, l’autre jour, j’ai vu un joli coffret comprenant L’esprit
de la ruche et Cria cuervos ; devinez à combien il était ? 45 € ! Ces
films-là deviendront des ovnis, des souvenirs enfouis dans la mémoire de
quelques passionnés, et s'éteindront avec eux.
232° Fahrenheit, c'est la
température à laquelle brûlait le celluloïd.
En conclusion, la
révolution numérique ne change que le confort des professionnels de l'ombre qui
contrôlaient déjà le métier et continueront de le contrôler à leur seul profit.
Les petits et les indépendants auront encore plus de mal à subsister, et les
spectateurs paieront les pots cassés. Mais rassurez-vous : de ce spectacle
sordide, bien engoncés dans vos fauteuils, vous ne verrez rien. Tout cela se
passera en coulisse, dans les bureaux des distributeurs et des producteurs, et
vaguement aussi dans les commissions culturelles. Cela ne vous concernera
pas ; n'oublions pas que vous êtes là pour vous divertir (en payant, faut
pas délirer) en regardant un "bon film" sur un écran qui ressemble de
plus en plus à votre écran de télévision, puisque celui-ci est de plus en plus
grand. C'est sans doute pour cela qu'il y a de plus en plus de spectateurs qui
bavardent au cinéma ; ils ont tellement l'impression d'être chez eux, plantés devant
leur téléviseur. Et il faut leur pardonner (en plus du reste)...
Allez, je vais faire une
prédiction : la prochaine révolution du cinéma, ce sera la zappette
démocratique : un quart d'heure avant la fin du film, chaque spectateur
aura le droit de voter pour en "améliorer" le scénario. Chouette,
non ? On pourra faire plein de remakes de films tristes, qui se
termineront bien. Tiens, même que Humphrey Bogart partira dans l'avion avec
Ingrid Bergman après avoir mis un coup de boule à l'autre andouille ; et
on laissera La
Marseillaise en
fond sonore, parce que c'est vachement patriotique. On changera juste le
titre du film, pour ne pas confondre ; ça s'appellera Casablanquette.
Adieu, Cinoche !
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