lundi 30 juillet 2012

Théâtre : La Nuit des Rois par L'Aurore



La Nuit des Rois
de William Shakespeare 
par la Compagnie de l'Aurore

(Avignon, 2008)




C'est une très belle Nuit que celle de l'Aurore. Huit personnes la composent, comme une musique de chambre ; quatre hommes et quatre femmes, jeunes et fringants. Leur Nuit des Rois, ils l'ont voulue comique, franchement, sans demi-mesure. Elle commence d'ailleurs par le résumé de l'épisode précédent dans le style du cinéma muet. Puis entrent les acteurs, un à un, animés par le bouffon de service ; ils jouent leur rôle avant de s'asseoir en cercle, sans aller se cacher en coulisse. Ils restent là, devant nous ; on pourrait presque les toucher.

Parfois, le ton passe du comique au burlesque, voire à la Commedia dell'arte. Le plus beau, c'est que cela ne choque pas. On y croit dur comme fer ; on en jubile, sur un rythme finement dosé. On se surprend à se moquer d'un Malvoglio tout pétri de lui-même et néanmoins fragile ; à soutenir moralement une Maria aussi accorte que machiavélique ; à frémir d'aise sous les regards hautains d'une Lady qui joue sur tous les tableaux et a le culot de rafler presque toutes les mises ; on tirerait volontiers l'épée pour résoudre jusqu'au bout de la sueur le terrible drame de cette Viola arrachée à son Sébastien de frère pour servir d'entremetteuse à ce Prince caricaturalement capricieux. On voudrait les prendre tous dans nos bras (même le Saltimbanque au saturnien sourire) pour leur dire de recommencer encore, que rien ne peut nous lasser d'eux, de leur musique, de leurs voix.
C'est malheureusement impossible. Car comme toutes les troupes, on ne peut les mettre tous dans le même panier ; même lorsqu'ils sont tous très biens, très bons et très beaux.
Tous sauf une.
Que ses camarades me pardonnent, je dois faire ici une exception. Ne pas la signaler serait pure injustice. Qu'ils me comprennent ou me tendent une embuscade ; je n'offrirai aucune résistance. J'avouerai tout ce qu'ils voudront. Mais avant, je dirai tout ce que je veux, ici et maintenant.
Dans la Nuit des Rois de M. Shakespeare par la Compagnie de l'Aurore, il y a Marie Verge. Elle y joue un rôle en or. Ou plutôt, trois rôles : or, argent et électrum. Tantôt Bouffon, tantôt Sir Toby, tantôt Sir Andrew ; elle passe d'un rôle à l'autre à la vitesse des effets spéciaux. Sir Andrew ? Un masque sur la nuque et une posture filasse en font le grand dadais de service, le souffre-douleur de son maître. Le Bouffon ? C'est son visage nu qui en fait office ; un visage où tout peut arriver : une tempête ou beaucoup de bruit pour rien, c'est comme il vous plaira. Bouffon cynique à souhait, bien sûr, mais au fond, plus tendre que tous les personnages de la cour ; bouffon aimable qui trame, seul dans son coin d'ombre, le bonheur des autres. Et puis... et puis, il y a Sir Toby, le pendard ; un masque de Commedia sur le haut du visage, les coudes cassés, les genoux pliés, la bouche torve et la voix pleine de vinasse, Sir Toby titube de long en large, sans jamais perdre ses intérêts de vue. Et il faut un sacré effort de mémoire pour la reconnaître, cette silhouette ! C'est celle de Toshiro Mifune dans Les Sept Samuraï !
Pas moins.
Il y avait donc cinquante ans qu'aucun acteur n'avait été aussi turbulent et truculent, aussi succulent d'ivresse scénique, aussi foudroyé par son personnage. A des années-lumière de la beauté botulique des actrices d'aujourd'hui, à l'opposé de leurs noms de famille déjà célèbres, Marie Verge est un génie bondissant, un maître fugace dont il faut saisir l'enseignement à la volée, de peur de ne plus jamais en profiter.
Qui, aujourd'hui, saurait en faire autant sans en faire trop ?
Je vais même vous dire une chose que vous refuserez de croire avant de l'avoir vue : elle pourrait jouer dans le Cyrano de Rostand, on n'y verrait que du feu. Comment, quel rôle ? Non, pas Roxanne. Pas Christian non plus. Ni Cyrano. En tout cas, pas seulement. Mais bel et bien Roxanne, Christian et Cyrano à la fois !
Vous la trouvez idiote, cette idée ? Absurde ? Impossible ? Peut-être bien. Moi, j'y vois un défi à la hauteur de cette comédienne aussi prodigieuse que mesurée. Une gageure, un projet à sa dimension explosive. Et si j'écris ici qu'elle est un génie, c'est qu'elle comprendra, je le sais, ce que je veux dire exactement par là : que son talent vient d'elle et seulement d'elle, qu'elle l'a désiré et construit, contre toute attente, qu'elle l'a travaillé avec la patience des nuages.
Ce serait un cliché de dire que c'est la scène qui l'a choisie, elle. Ou qu'elle est de ces actrices capables de tout faire. Je ne sais pas si Marie Verge peut tout faire sur scène ; je sais seulement que c'est elle qui a choisi la scène. Cela veut dire que son talent est inscrit dans ses gènes et que si on le lui arrachait, elle en mourrait. Pire : elle cesserait d'avoir vécu. Et dans ma mémoire - moi qui ne l'ai vue jouer que deux fois et ne m'en remettrai sans doute jamais - il ne resterait alors qu'un tas de bois calciné, une magie éteinte, un espace vide.
Bref, le monde normal.
Je n'aurai plus, alors, qu'à retourner au théâtre. Mais lequel ?

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