La
Nuit des Rois
de William Shakespeare
par
la Compagnie de l'Aurore
(Avignon, 2008)
C'est
une très belle Nuit que celle de l'Aurore. Huit personnes la
composent, comme une musique de chambre ; quatre hommes et
quatre femmes, jeunes et fringants. Leur Nuit des Rois, ils
l'ont voulue comique, franchement, sans demi-mesure. Elle commence
d'ailleurs par le résumé de l'épisode précédent dans le style du
cinéma muet. Puis entrent les acteurs, un à un, animés par le
bouffon de service ; ils jouent leur rôle avant de s'asseoir en
cercle, sans aller se cacher en coulisse. Ils restent là, devant
nous ; on pourrait presque les toucher.
Parfois, le ton passe du comique au burlesque, voire à la Commedia dell'arte. Le plus beau, c'est que cela ne choque pas. On y croit dur comme fer ; on en jubile, sur un rythme finement dosé. On se surprend à se moquer d'un Malvoglio tout pétri de lui-même et néanmoins fragile ; à soutenir moralement une Maria aussi accorte que machiavélique ; à frémir d'aise sous les regards hautains d'une Lady qui joue sur tous les tableaux et a le culot de rafler presque toutes les mises ; on tirerait volontiers l'épée pour résoudre jusqu'au bout de la sueur le terrible drame de cette Viola arrachée à son Sébastien de frère pour servir d'entremetteuse à ce Prince caricaturalement capricieux. On voudrait les prendre tous dans nos bras (même le Saltimbanque au saturnien sourire) pour leur dire de recommencer encore, que rien ne peut nous lasser d'eux, de leur musique, de leurs voix.
C'est
malheureusement impossible. Car comme toutes les troupes, on ne peut
les mettre tous dans le même panier ; même lorsqu'ils sont
tous très biens, très bons et très beaux.
Tous
sauf une.
Que
ses camarades me pardonnent, je dois faire ici une exception. Ne pas
la signaler serait pure injustice. Qu'ils me comprennent ou me
tendent une embuscade ; je n'offrirai aucune résistance.
J'avouerai tout ce qu'ils voudront. Mais avant, je dirai tout ce que
je veux, ici et maintenant.
Dans
la Nuit des Rois de M. Shakespeare par la Compagnie de
l'Aurore, il y a Marie Verge. Elle y joue un rôle en or. Ou plutôt,
trois rôles : or, argent et électrum. Tantôt Bouffon, tantôt
Sir Toby, tantôt Sir Andrew ; elle passe d'un rôle à l'autre
à la vitesse des effets spéciaux. Sir Andrew ? Un masque sur
la nuque et une posture filasse en font le grand dadais de service,
le souffre-douleur de son maître. Le Bouffon ? C'est son visage
nu qui en fait office ; un visage où tout peut arriver :
une tempête ou beaucoup de bruit pour rien, c'est comme il vous
plaira. Bouffon cynique à souhait, bien sûr, mais au fond, plus
tendre que tous les personnages de la cour ; bouffon aimable qui
trame, seul dans son coin d'ombre, le bonheur des autres. Et puis...
et puis, il y a Sir Toby, le pendard ; un masque de Commedia sur
le haut du visage, les coudes cassés, les genoux pliés, la bouche
torve et la voix pleine de vinasse, Sir Toby titube de long en large,
sans jamais perdre ses intérêts de vue. Et il faut un sacré effort
de mémoire pour la reconnaître, cette silhouette ! C'est celle
de Toshiro Mifune dans Les Sept Samuraï !
Pas
moins.
Il
y avait donc cinquante ans qu'aucun acteur n'avait été aussi
turbulent et truculent, aussi succulent d'ivresse scénique, aussi
foudroyé par son personnage. A des années-lumière de la beauté
botulique des actrices d'aujourd'hui, à l'opposé de leurs noms de
famille déjà célèbres, Marie Verge est un génie bondissant, un
maître fugace dont il faut saisir l'enseignement à la volée, de
peur de ne plus jamais en profiter.
Qui,
aujourd'hui, saurait en faire autant sans en faire trop ?
Je
vais même vous dire une chose que vous refuserez de croire avant de
l'avoir vue : elle pourrait jouer dans le Cyrano de
Rostand, on n'y verrait que du feu. Comment, quel rôle ? Non,
pas Roxanne. Pas Christian non plus. Ni Cyrano. En tout cas, pas
seulement. Mais bel et bien Roxanne, Christian et Cyrano à la
fois !
Vous
la trouvez idiote, cette idée ? Absurde ? Impossible ?
Peut-être bien. Moi, j'y vois un défi à la hauteur de cette
comédienne aussi prodigieuse que mesurée. Une gageure, un projet à
sa dimension explosive. Et si j'écris ici qu'elle est un génie,
c'est qu'elle comprendra, je le sais, ce que je veux dire exactement
par là : que son talent vient d'elle et seulement d'elle,
qu'elle l'a désiré et construit, contre toute attente, qu'elle l'a
travaillé avec la patience des nuages.
Ce
serait un cliché de dire que c'est la scène qui l'a choisie, elle.
Ou qu'elle est de ces actrices capables de tout faire. Je ne sais pas
si Marie Verge peut tout faire sur scène ; je sais seulement
que c'est elle qui a choisi la scène. Cela veut dire que son talent
est inscrit dans ses gènes et que si on le lui arrachait, elle en
mourrait. Pire : elle cesserait d'avoir vécu. Et dans ma
mémoire - moi qui ne l'ai vue jouer que deux fois et ne m'en
remettrai sans doute jamais - il ne resterait alors qu'un tas de bois
calciné, une magie éteinte, un espace vide.
Bref,
le monde normal.
Je
n'aurai plus, alors, qu'à retourner au théâtre. Mais lequel ?
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