J'ai
plein de souvenirs liés au merveilleux monde du théâtre ;
beaucoup, et de divers ordres. Du bon, du moins bon, du pas si pire,
du grave, du mauvais, du mitigé, du je-sais-pas-trop, et du
faut-voir autant que du j'ai-rien-compris. J'ai vu des centaines de
spectacles, participé à une douzaine, dont trois que j'ai écrits,
un que j'ai co-écrit, un de quelqu'un d'autre que j'ai mis en scène.
J'ai vu quelques grands hommes et femmes, seuls sur scène,
l'emplissant de leur présence parfaite, prouvant que le charisme et
l'autorité sont des armes redoutables, qu'il faudrait retirer à
certains individus qui s'en servent comme des manches ou à des fins
un peu trop personnelles (je ne citerai personne ; la politique
ne m'intéresse plus depuis que j'ai vu un "grand" acteur
– M. Michel Blanc – déclarer en direct, avec des
trémolos d'effroi dans la gorge, que la politique est une affaire de
professionnels, et que lui, humble et simple comédien, ne pouvait se
permettre de porter un jugement sur ce domaine. Quelques années plus tard, il interprétait magistralement un
chef de cabinet ministériel tourne-casaque dans L'exercice de l'Etat ;
avais-je mal compris son intervention ? Peut-être a-t-il changé d'avis).
Je
suis donc très heureux d'avoir vu Jacques Gamblin, Denis Lavant et
Fabienne Babe, sur scène ; et Noélie Giraud et Marie Verge
dans des pièces de Patrick Gratien-Marin ou du petit Billy
Shakespeare. Bref, de vrais acteurs et actrices, capables de
construire un monde passionnant avec leur voix, leur corps et cette
étincelle indiscernable qui les rend parfois plus qu'humains – et
qui est autant leur bénédiction que leur malédiction.
J'ai
travaillé avec ces gens qui peuvent se montrer aussi superstitieux
que leur réputation le laisse entendre, qui sont capables de jeter
leurs chaussures au hasard sur la scène pour se fouler la cheville
dessus quelques minutes plus tard, et que cela ne suffit pas à leur
faire comprendre qu'il est plus prudent de ranger leurs chaussures
sur le côté – capables de devenir fous de nervosité en un éclair
sous prétexte qu'on leur a demandé comment ils se sentaient avant
une première – capables de vous dire "j'ai compris"
après vos indications de mise en scène, puis vous prouvent séance
tenante qu'ils ont compris le contraire – et capables de vous dire
ensuite sans sourciller, en vous regardant en face avec un regard de
poupée-manga : « Mais quoi ? J'ai fait exactement ce
que tu m'as dit ! Demande à Machine ; elle a compris comme
moi. » (après vérification, Machine ne sait pas de quoi on
parle) – capables d'inviter des gens munis d'un bébé à une
représentation en salle, sachant pertinemment que le spectacle
commence par un esclandre qui va forcément le réveiller et
l'affoler (« Mais quoi ? C'est mon neveu ; il a bien
le droit d'être là ! ») – capables de vous rendre un
texte que vous leur avez proposé en disant d'un air dégoûté « Je
ne peux vraiment pas jouer ça », mais refusant de vous dire
pour quelle raison exacte ils ne peuvent pas le jouer (après quoi,
vous avez beau chercher, vous ne voyez rien de choquant dans votre
texte, puisque vous aviez choisi le plus bon enfant) – capables de
vous planter au bout de sept mois de montage (75 % de la mise en
scène étant bouclée, un prototype du décor étant construit) sans
la moindre explication, sans excuse, sans justification, et même :
sans vous le dire – capables de vous poser deux lapins de suite
sans explication, sans excuse, sans rien, puis de disparaître
ensuite définitivement (non non, ils ne sont pas morts) –
capables de vous dire sans rire « Écoute, pour la reprise de
notre pièce, j'ai changé tous les trucs qui ne me plaisaient pas
dans ta mise en scène. Mais quoi ? Ne t'inquiète pas, je les
ai remplacés par des nouvelles choses, très bien » ;
sauf que, vérification faite (et vos critiques ravalées), vous
constatez que ce n'est pas le cas, qu'à la place de vos trouvailles
longuement recherchées et de vos gestes minutieusement travaillés,
il n'y a plus rien... du tout – capables de vous dire « Écoute,
il vaut mieux que tu ne viennes pas à la prochaine représentation.
Il vaut mieux que chacun reste à sa place. Tu comprends, bien sûr ?
C'est plus professionnel comme ça » ; mais justement,
vous ne comprenez pas, puisque vous n'avez rien constaté de
professionnel chez vos camarades, tous amateurs, presque tous
incompétents – capables de...
Bref,
capables du meilleur comme du pire ; comme tout le monde,
puisque ce sont des êtres humains, après tout. (Quoique, pas tous,
apparemment ; les gens qui ont rencontré Philippe Caubère en
coulisse ont émis des doutes à ce sujet ; mais je ne fais que
cafter, là ; en fait, je n'ai strictement rien à foutre de
Caubère et de ses conneries machistes). Tout de même, certaines expériences ont franchi des
limites, dans un sens comme dans l'autre. De l'anecdote à la
tragédie, de la blague de comptoir à la comédie hilarante, la
gamme est très étendue et traduit rien de moins que la vaste
immensitude de la psychologie humaine.
Un
de mes pires souvenirs en l'occurrence concerne (heureusement) des
gens qui n'étaient pas de mes amis (et ne le sont pas devenus par la
suite ; comme quoi, la subjectivité, ça peut être un handicap
social). C'était en 2010 au festival d'Avignon. Une amie m'avait
invité à un spectacle du "IN", comme on dit. Elle l'avait
choisi selon ses disponibilités, plus que d'après ses
goûts. Il s'agissait de La Menzogna ("Le mensonge")
de M. Pippo del Bono, metteur en scène italien, adulé et respecté,
connu pour... des tas de choses. Je n'en avais jamais entendu parler.
Pourquoi ne pas le découvrir à cette occasion ?
Le
spectacle se déroulait dans la vaste cour d'un lycée du
centre-ville, où des gradins avaient été aménagés pour
accueillir un bon millier de personnes. La scène était vaste,
profonde, savamment éclairée, décorée d'une série de casiers
métalliques genre vestiaire, de bancs sans dossier, d'un ou deux
échafaudages à roulettes genre chantier, de divers boîtes et
coffres, enfin de pas mal d'espaces vides (plus pour faire plaisir à
Peter Brook, je pense, que pour rogner sur le budget, qui paraissait
suffisamment gonflé, en tout cas, à l'aune du prix de la place). La paperasse d'accompagnement décrivait le spectacle
comme une fable moderne ayant pour thème un drame survenu quelques
années plus tôt dans l'usine ThyssenKrupp de Milan, où sept
ouvriers avaient trouvé la mort dans un accident dû à la
négligence, à l'incurie et à l'avidité des patrons, qu'on ne
présente plus.
Assis
dans mon siège-baquet à l'avant-dernier rang (à 40 mètres de la
scène, donc), mes genoux serrés contre le siège de devant,
incapable de me redresser, je me disais qu'un tel sujet à la couleur
rouge franchement annoncée était digne des artistes italiens de la
grande époque du communisme triomphant ; j'avais des images de
films de Comencini, de Scola ou d'Elio Petri en tête. C'était
prometteur.
Après
la demi-heure de retard contractuelle, une voix féminine nous invita
à éteindre nos portables et nous avertit charitablement que le
spectacle allait se dérouler en italien mais que des surtitres nous
permettraient d'en suivre les dialogues. Chic ! dis-je à mon
amie, qui ne parlait pas plus cette langue que moi. Puis, les
lumières s'éteignirent progressivement... à l'exception d'une
loupiote attachée à une tablette, située dans l'allée qui
gravissait les gradins, précisément de notre côté, à quelques
mètres de nous. Ladite loupiote gênait tous les spectateurs assis
au-dessus d'elle ; sur la tablette, des feuillets étaient
maintenus par un verre à dents. Personne n'était assis à la
tablette ; personne à proximité n'osa éteindre ou
rabattre la loupiote.
Au
bout d'une longue minute, un personnage entra sur la scène depuis la
coulisse du fond. Vu les dimensions de l'ensemble, il lui fallut une
autre minute pour atteindre les casiers ; il en ouvrit un, avec une lenteur calculée, se déshabilla sans ostentation, restant en
caleçon-chaussettes, extirpa un bleu de travail du casier, l'enfila,
rangea ses affaires civiles, mit un casque de sécurité sur sa tête,
referma le casier puis alla prendre place dans le reste du décor
obscur. Peu avant qu'il ait disparu à notre vue, deux autres
personnes (un homme, une femme) entrèrent à leur tour et
accomplirent les mêmes gestes que le précédent, à la même
absence de vitesse. Puis il y en eut un autre. Puis deux autres, et
encore un autre. Les sept ouvriers étaient donc là, en costume de
travail ; le drame pouvait se dérouler. Dix minutes s'étaient
écoulées. Il ne s'était strictement rien passé.
Une
musique commença alors ; tandis que les ouvriers œuvraient
absurdement (mimant dans l'ombre des gestes que Fritz Lang avait dû
inventer par mégarde lors des répétitions de Metropolis,
avant de les abandonner pour cause de défaillance technique), on
apercevait des silhouettes vêtues de smokings et de robes de soirée
s'immiscer ailleurs dans le décor, mimant une espèce de cocktail
mondain avec brouhahaha en guise de paroles (en tout cas, il n'y
avait pas de surtitres à ce moment-là).
Le
"spectacle" était entamé depuis vingt minutes et je
m'emmerdais ferme, déjà, engoncé dans mon siège-baquet en plastique
bleuâtre. Soudain, la musique s'arrêta. Un des "acteurs"
en smoking descendit de la scène et gravit (pas très vite) l'allée
entre les gradins pour venir s'asseoir à la tablette, celle à la
loupiote, à trois mètres de nous. Il lui fallut bien deux minutes
pour y prendre place. Il entreprit alors de lire dans un micro le
texte (imprimé en gros) figurant sur la première feuille, que les
surtitres traduisirent obligeamment. C'étaient des considérations
très générales sur l'ordre politique mondial. Rien de méchant ni
de grave, encore moins de révolutionnaire. Pas de quoi réveiller
Noam Chomsky ni titiller Naomi Klein (Howard Zinn était encore
vivant, à l'époque, mais il n'aurait pas été intéressé outre
mesure, lui non plus). A vrai dire, le texte du monsieur ne révélait pas
grand-chose (à moins d'être abonné au seul Figaro-magazine et de
ne regarder que TF1). Au bout de cinq minutes de phrases insipides,
Mr Smoking redescendit des gradins (sans éteindre la loupiote ni la
rabattre), remonta sur scène, et le "spectacle" put
reprendre en son auguste présence.
Car
c'était le metteur en scène, le "grand" Pippo del Bono en
personne, comme le précisa à voix pas très basse une spectatrice
voisine, tout émoustillée à l'idée d'avoir été approchée par
le génie.
Voilà
soudain que je n'ai plus la moindre envie de décrire en détail la
bouillie lamentable que je dus ingurgiter ensuite. La seule "qualité"
discernable de ce qui se déroula après cet intermède était que l'ensemble ne
durait guère qu'une heure vingt-cinq – un record de
commisération pour le "in" – qui me parurent en
durer quatre. Tous les clichés de la gauche niaiseuse (celle qui
fait marrer la droite, qui ne croit pas à telle aubaine) défilèrent sans ordre précis sous la
"plume" (je demande pardon aux oies) de ce cador de la scène
contemporaine qui, en homme débordé par son génie, n'avait pas eu
le temps de les apprendre par cœur. Ses déclarations furent donc
entrecoupées de ce qu'il faut bien appeler des "tableaux"
(encore qu'Augusto Boal n'aurait rien pu en tirer),
tableaux au cours desquels les quinze membres de sa "troupe"
(qui avaient bien dû passer quatre minutes – pause-café/clope
comprise – à s'échauffer avant de monter en scène) se
mettaient à gesticuler sans raison (peut-être pour évoquer la
fffolie du mmmondeuh), atteignant des sommets d'hystérie bon teint
correspondant toujours (quelle maestria !) à des pics sonores
plus ou moins musicaux destinés à déchirer les tympans (sans doute
pour évoquer la déchirure sociale).
Le
seul "dialogue" qui eut lieu fut une variation crescendo
boum-tagada-tsoin avec strip-tease intégré sur un extrait de Roméo &
Juliette de William Sh. par une évidemment bien roulée Italienne
(on n'allait pas déshabiller un boudin, quand même ; les gens
ont payé) juchée en haut d'un échafaudage, sans autre raison que pour mieux exposer sa foufounette aux gens du premier rang. Ne me
demandez pas pourquoi elle s'est mise à poil ; la seule
explication "rationnelle" est que le metteur en scène
avait dû le lui demander. Ou alors, elle a voulu lui faire plaisir.
Nous
eûmes aussi droit à dix minutes de vidéo (un plan fixe, mal filmé,
sur un prêtre barbu – catholique ; eh, c'est une
production italienne, il faut bien fourguer les produits nationaux –
nous expliquant avec force commisération et colère rentrée que le
monde va mal à cause des 400 familles (ou 200, je ne sais plus) qui
dirigent tout dans l'ombre et s'enrichissent sur le dos des pauvres
gens. Apparemment, c'était une vidéo récente. Va savoir.
Il
y eut aussi cinq minutes de pause, pendant lesquelles un gros
monsieur tout nu sautilla un peu partout sur la scène en poussant
des grognements. Peut-être mimait-il le cerveau de Berlusconi ;
ce n'était pas clair. En tout cas, il fut très applaudi ;
il y eut de nombreux rires dans l'assistance, dont quelques-uns
semblaient sincères.
Puis,
après une autre série d'inepties conçues pour éveiller les
consciences de ceux qui subissent le joug du capitalisme sans le
savoir, Monseigneur le grand Tartiste monta seul sur scène et se mit
tout nu ; mais attention, sans affectation aucune, ni le moindre
travail particulier, non. Comme vous et moi le faisons tous les
soirs ; avec humilitude, en quelque sorte. Le public fit
"hooo !" comme à la corrida, mais en plus ému (donc, en
moins barbare?). Comme quoi, il y a encore pléthore de gens qui sont persuadés que le fait de se mettre à poil en public constitue une provocation pleine de sens. Des lumières se rallumèrent, ainsi que mon
cerveau. C'était fini. Je pouvais rentrer chez moi.
Je
regardai mon amie, me levai, lui demandai si elle voulait attendre la
fin des saluts et des applaudissements ; nous redescendîmes des
gradins sous les ovations nourries du public qui avait eu sa ration
de moraline et de sédition post-soixante-huitarde, et gagnâmes le
plus rapidement possible la sortie, sans saluer la troupe de...
D'acteurs ? Non, quand même pas ; c'est un terme que je
respecte trop. A vrai dire, je ne vois pas de mot pour décrire les
amis de M. del Bono, le bien prénommé. Sans doute parce qu'il n'y
en a pas ; la plus grande ruse du vide mental, c'est de faire
croire qu'il peut se remplir.
Ainsi
donc, j'avais enfin vu un spectacle du "in", de ce festival
si réputé qu'il fait courir les gens du monde entier, qu'il se
considère lui-même comme le plus grand festival de théâtre du
monde, sans rire ni sourciller. Après tout, pourquoi pas ?
puisqu'il y a des poètes lauréats qui se croient grands poètes,
des économistes qui se croient bienfaiteurs de l'humanité puisqu'on
leur a accordé le prix Nobel, des journalistes qui se croient
philosophes puisque leurs amis éditeurs l'écrivent sur la jaquette,
etc.
J'ai
donc trouvé un excellent moyen de faire des économies
substantielles à l'avenir : ne pas aller In Avignon.
Mais pour me payer ne serait-ce que trois spectacles du Off, vu les
prix qui se pratiquent maintenant, il va me falloir un gros budget.
La solution est simple : il ne me reste plus qu'à trouver
comment je vais capter à mon compte les subventions culturelles qui
permettent à des songe-creux du type del Bono de vivre de leur
métier en faisant croire qu'ils sont de gauche à des crétins de
droite qui sont parfaitement ravis de laisser exister de telles
bouses intellectuelles nauséabondes et prétentiardes,
rigoureusement incapables de révolutionner quoi ou qui que ce soit.
Depuis,
j'ai pu constater que ce genre de spectacle qui ne raconte
strictement rien en faisant semblant d'être subversif (Philippe
Katherine, Macha Makaïeff, etc.) est parfaitement à la mode. De là
à rester chez moi pour regarder mon absence de télé, il ne faut peut-être pas exégarer...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire