dimanche 9 décembre 2012

Le Mensonge de Pippo del Bono & Souvenirs théâtraux



J'ai plein de souvenirs liés au merveilleux monde du théâtre ; beaucoup, et de divers ordres. Du bon, du moins bon, du pas si pire, du grave, du mauvais, du mitigé, du je-sais-pas-trop, et du faut-voir autant que du j'ai-rien-compris. J'ai vu des centaines de spectacles, participé à une douzaine, dont trois que j'ai écrits, un que j'ai co-écrit, un de quelqu'un d'autre que j'ai mis en scène. J'ai vu quelques grands hommes et femmes, seuls sur scène, l'emplissant de leur présence parfaite, prouvant que le charisme et l'autorité sont des armes redoutables, qu'il faudrait retirer à certains individus qui s'en servent comme des manches ou à des fins un peu trop personnelles (je ne citerai personne ; la politique ne m'intéresse plus depuis que j'ai vu un "grand" acteur – M. Michel Blanc – déclarer en direct, avec des trémolos d'effroi dans la gorge, que la politique est une affaire de professionnels, et que lui, humble et simple comédien, ne pouvait se permettre de porter un jugement sur ce domaine. Quelques années plus tard, il interprétait magistralement un chef de cabinet ministériel tourne-casaque dans L'exercice de l'Etat ; avais-je mal compris son intervention ? Peut-être a-t-il changé d'avis).

Je suis donc très heureux d'avoir vu Jacques Gamblin, Denis Lavant et Fabienne Babe, sur scène ; et Noélie Giraud et Marie Verge dans des pièces de Patrick Gratien-Marin ou du petit Billy Shakespeare. Bref, de vrais acteurs et actrices, capables de construire un monde passionnant avec leur voix, leur corps et cette étincelle indiscernable qui les rend parfois plus qu'humains – et qui est autant leur bénédiction que leur malédiction.
J'ai travaillé avec ces gens qui peuvent se montrer aussi superstitieux que leur réputation le laisse entendre, qui sont capables de jeter leurs chaussures au hasard sur la scène pour se fouler la cheville dessus quelques minutes plus tard, et que cela ne suffit pas à leur faire comprendre qu'il est plus prudent de ranger leurs chaussures sur le côté – capables de devenir fous de nervosité en un éclair sous prétexte qu'on leur a demandé comment ils se sentaient avant une première – capables de vous dire "j'ai compris" après vos indications de mise en scène, puis vous prouvent séance tenante qu'ils ont compris le contraire – et capables de vous dire ensuite sans sourciller, en vous regardant en face avec un regard de poupée-manga : « Mais quoi ? J'ai fait exactement ce que tu m'as dit ! Demande à Machine ; elle a compris comme moi. » (après vérification, Machine ne sait pas de quoi on parle) – capables d'inviter des gens munis d'un bébé à une représentation en salle, sachant pertinemment que le spectacle commence par un esclandre qui va forcément le réveiller et l'affoler (« Mais quoi ? C'est mon neveu ; il a bien le droit d'être là ! ») – capables de vous rendre un texte que vous leur avez proposé en disant d'un air dégoûté « Je ne peux vraiment pas jouer ça », mais refusant de vous dire pour quelle raison exacte ils ne peuvent pas le jouer (après quoi, vous avez beau chercher, vous ne voyez rien de choquant dans votre texte, puisque vous aviez choisi le plus bon enfant) – capables de vous planter au bout de sept mois de montage (75 % de la mise en scène étant bouclée, un prototype du décor étant construit) sans la moindre explication, sans excuse, sans justification, et même : sans vous le dire – capables de vous poser deux lapins de suite sans explication, sans excuse, sans rien, puis de disparaître ensuite définitivement (non non, ils ne sont pas morts) – capables de vous dire sans rire « Écoute, pour la reprise de notre pièce, j'ai changé tous les trucs qui ne me plaisaient pas dans ta mise en scène. Mais quoi ? Ne t'inquiète pas, je les ai remplacés par des nouvelles choses, très bien » ; sauf que, vérification faite (et vos critiques ravalées), vous constatez que ce n'est pas le cas, qu'à la place de vos trouvailles longuement recherchées et de vos gestes minutieusement travaillés, il n'y a plus rien... du tout – capables de vous dire « Écoute, il vaut mieux que tu ne viennes pas à la prochaine représentation. Il vaut mieux que chacun reste à sa place. Tu comprends, bien sûr ? C'est plus professionnel comme ça » ; mais justement, vous ne comprenez pas, puisque vous n'avez rien constaté de professionnel chez vos camarades, tous amateurs, presque tous incompétents – capables de...
Bref, capables du meilleur comme du pire ; comme tout le monde, puisque ce sont des êtres humains, après tout. (Quoique, pas tous, apparemment ; les gens qui ont rencontré Philippe Caubère en coulisse ont émis des doutes à ce sujet ; mais je ne fais que cafter, là ; en fait, je n'ai strictement rien à foutre de Caubère et de ses conneries machistes). Tout de même, certaines expériences ont franchi des limites, dans un sens comme dans l'autre. De l'anecdote à la tragédie, de la blague de comptoir à la comédie hilarante, la gamme est très étendue et traduit rien de moins que la vaste immensitude de la psychologie humaine.

Un de mes pires souvenirs en l'occurrence concerne (heureusement) des gens qui n'étaient pas de mes amis (et ne le sont pas devenus par la suite ; comme quoi, la subjectivité, ça peut être un handicap social). C'était en 2010 au festival d'Avignon. Une amie m'avait invité à un spectacle du "IN", comme on dit. Elle l'avait choisi selon ses disponibilités, plus que d'après ses goûts. Il s'agissait de La Menzogna ("Le mensonge") de M. Pippo del Bono, metteur en scène italien, adulé et respecté, connu pour... des tas de choses. Je n'en avais jamais entendu parler. Pourquoi ne pas le découvrir à cette occasion ?
Le spectacle se déroulait dans la vaste cour d'un lycée du centre-ville, où des gradins avaient été aménagés pour accueillir un bon millier de personnes. La scène était vaste, profonde, savamment éclairée, décorée d'une série de casiers métalliques genre vestiaire, de bancs sans dossier, d'un ou deux échafaudages à roulettes genre chantier, de divers boîtes et coffres, enfin de pas mal d'espaces vides (plus pour faire plaisir à Peter Brook, je pense, que pour rogner sur le budget, qui paraissait suffisamment gonflé, en tout cas, à l'aune du prix de la place). La paperasse d'accompagnement décrivait le spectacle comme une fable moderne ayant pour thème un drame survenu quelques années plus tôt dans l'usine ThyssenKrupp de Milan, où sept ouvriers avaient trouvé la mort dans un accident dû à la négligence, à l'incurie et à l'avidité des patrons, qu'on ne présente plus.
Assis dans mon siège-baquet à l'avant-dernier rang (à 40 mètres de la scène, donc), mes genoux serrés contre le siège de devant, incapable de me redresser, je me disais qu'un tel sujet à la couleur rouge franchement annoncée était digne des artistes italiens de la grande époque du communisme triomphant ; j'avais des images de films de Comencini, de Scola ou d'Elio Petri en tête. C'était prometteur.
Après la demi-heure de retard contractuelle, une voix féminine nous invita à éteindre nos portables et nous avertit charitablement que le spectacle allait se dérouler en italien mais que des surtitres nous permettraient d'en suivre les dialogues. Chic ! dis-je à mon amie, qui ne parlait pas plus cette langue que moi. Puis, les lumières s'éteignirent progressivement... à l'exception d'une loupiote attachée à une tablette, située dans l'allée qui gravissait les gradins, précisément de notre côté, à quelques mètres de nous. Ladite loupiote gênait tous les spectateurs assis au-dessus d'elle ; sur la tablette, des feuillets étaient maintenus par un verre à dents. Personne n'était assis à la tablette ; personne à proximité n'osa éteindre ou  rabattre la loupiote.
Au bout d'une longue minute, un personnage entra sur la scène depuis la coulisse du fond. Vu les dimensions de l'ensemble, il lui fallut une autre minute pour atteindre les casiers ; il en ouvrit un, avec une lenteur calculée, se déshabilla sans ostentation, restant en caleçon-chaussettes, extirpa un bleu de travail du casier, l'enfila, rangea ses affaires civiles, mit un casque de sécurité sur sa tête, referma le casier puis alla prendre place dans le reste du décor obscur. Peu avant qu'il ait disparu à notre vue, deux autres personnes (un homme, une femme) entrèrent à leur tour et accomplirent les mêmes gestes que le précédent, à la même absence de vitesse. Puis il y en eut un autre. Puis deux autres, et encore un autre. Les sept ouvriers étaient donc là, en costume de travail ; le drame pouvait se dérouler. Dix minutes s'étaient écoulées. Il ne s'était strictement rien passé.
Une musique commença alors ; tandis que les ouvriers œuvraient absurdement (mimant dans l'ombre des gestes que Fritz Lang avait dû inventer par mégarde lors des répétitions de Metropolis, avant de les abandonner pour cause de défaillance technique), on apercevait des silhouettes vêtues de smokings et de robes de soirée s'immiscer ailleurs dans le décor, mimant une espèce de cocktail mondain avec brouhahaha en guise de paroles (en tout cas, il n'y avait pas de surtitres à ce moment-là).
Le "spectacle" était entamé depuis vingt minutes et je m'emmerdais ferme, déjà, engoncé dans mon siège-baquet en plastique bleuâtre. Soudain, la musique s'arrêta. Un des "acteurs" en smoking descendit de la scène et gravit (pas très vite) l'allée entre les gradins pour venir s'asseoir à la tablette, celle à la loupiote, à trois mètres de nous. Il lui fallut bien deux minutes pour y prendre place. Il entreprit alors de lire dans un micro le texte (imprimé en gros) figurant sur la première feuille, que les surtitres traduisirent obligeamment. C'étaient des considérations très générales sur l'ordre politique mondial. Rien de méchant ni de grave, encore moins de révolutionnaire. Pas de quoi réveiller Noam Chomsky ni titiller Naomi Klein (Howard Zinn était encore vivant, à l'époque, mais il n'aurait pas été intéressé outre mesure, lui non plus). A vrai dire, le texte du monsieur ne révélait pas grand-chose (à moins d'être abonné au seul Figaro-magazine et de ne regarder que TF1). Au bout de cinq minutes de phrases insipides, Mr Smoking redescendit des gradins (sans éteindre la loupiote ni la rabattre), remonta sur scène, et le "spectacle" put reprendre en son auguste présence.
Car c'était le metteur en scène, le "grand" Pippo del Bono en personne, comme le précisa à voix pas très basse une spectatrice voisine, tout émoustillée à l'idée d'avoir été approchée par le génie.
Voilà soudain que je n'ai plus la moindre envie de décrire en détail la bouillie lamentable que je dus ingurgiter ensuite. La seule "qualité" discernable de ce qui se déroula après cet intermède était que l'ensemble ne durait guère qu'une heure vingt-cinq – un record de commisération pour le "in" – qui me parurent en durer quatre. Tous les clichés de la gauche niaiseuse (celle qui fait marrer la droite, qui ne croit pas à telle aubaine) défilèrent sans ordre précis sous la "plume" (je demande pardon aux oies) de ce cador de la scène contemporaine qui, en homme débordé par son génie, n'avait pas eu le temps de les apprendre par cœur. Ses déclarations furent donc entrecoupées de ce qu'il faut bien appeler des "tableaux" (encore qu'Augusto Boal n'aurait rien pu en tirer), tableaux au cours desquels les quinze membres de sa "troupe" (qui avaient bien dû passer quatre minutes – pause-café/clope comprise – à s'échauffer avant de monter en scène) se mettaient à gesticuler sans raison (peut-être pour évoquer la fffolie du mmmondeuh), atteignant des sommets d'hystérie bon teint correspondant toujours (quelle maestria !) à des pics sonores plus ou moins musicaux destinés à déchirer les tympans (sans doute pour évoquer la déchirure sociale).
Le seul "dialogue" qui eut lieu fut une variation crescendo boum-tagada-tsoin avec strip-tease intégré sur un extrait de Roméo & Juliette de William Sh. par une évidemment bien roulée Italienne (on n'allait pas déshabiller un boudin, quand même ; les gens ont payé) juchée en haut d'un échafaudage, sans autre raison que pour mieux exposer sa foufounette aux gens du premier rang. Ne me demandez pas pourquoi elle s'est mise à poil ; la seule explication "rationnelle" est que le metteur en scène avait dû le lui demander. Ou alors, elle a voulu lui faire plaisir.
Nous eûmes aussi droit à dix minutes de vidéo (un plan fixe, mal filmé, sur un prêtre barbu – catholique ; eh, c'est une production italienne, il faut bien fourguer les produits nationaux – nous expliquant avec force commisération et colère rentrée que le monde va mal à cause des 400 familles (ou 200, je ne sais plus) qui dirigent tout dans l'ombre et s'enrichissent sur le dos des pauvres gens. Apparemment, c'était une vidéo récente. Va savoir.
Il y eut aussi cinq minutes de pause, pendant lesquelles un gros monsieur tout nu sautilla un peu partout sur la scène en poussant des grognements. Peut-être mimait-il le cerveau de Berlusconi ; ce n'était pas clair. En tout cas, il fut très applaudi ; il y eut de nombreux rires dans l'assistance, dont quelques-uns semblaient sincères.
Puis, après une autre série d'inepties conçues pour éveiller les consciences de ceux qui subissent le joug du capitalisme sans le savoir, Monseigneur le grand Tartiste monta seul sur scène et se mit tout nu ; mais attention, sans affectation aucune, ni le moindre travail particulier, non. Comme vous et moi le faisons tous les soirs ; avec humilitude, en quelque sorte. Le public fit "hooo !" comme à la corrida, mais en plus ému (donc, en moins barbare?). Comme quoi, il y a encore pléthore de gens qui sont persuadés que le fait de se mettre à poil en public constitue une provocation pleine de sens. Des lumières se rallumèrent, ainsi que mon cerveau. C'était fini. Je pouvais rentrer chez moi.
Je regardai mon amie, me levai, lui demandai si elle voulait attendre la fin des saluts et des applaudissements ; nous redescendîmes des gradins sous les ovations nourries du public qui avait eu sa ration de moraline et de sédition post-soixante-huitarde, et gagnâmes le plus rapidement possible la sortie, sans saluer la troupe de... D'acteurs ? Non, quand même pas ; c'est un terme que je respecte trop. A vrai dire, je ne vois pas de mot pour décrire les amis de M. del Bono, le bien prénommé. Sans doute parce qu'il n'y en a pas ; la plus grande ruse du vide mental, c'est de faire croire qu'il peut se remplir.

Ainsi donc, j'avais enfin vu un spectacle du "in", de ce festival si réputé qu'il fait courir les gens du monde entier, qu'il se considère lui-même comme le plus grand festival de théâtre du monde, sans rire ni sourciller. Après tout, pourquoi pas ? puisqu'il y a des poètes lauréats qui se croient grands poètes, des économistes qui se croient bienfaiteurs de l'humanité puisqu'on leur a accordé le prix Nobel, des journalistes qui se croient philosophes puisque leurs amis éditeurs l'écrivent sur la jaquette, etc.
J'ai donc trouvé un excellent moyen de faire des économies substantielles à l'avenir : ne pas aller In Avignon. Mais pour me payer ne serait-ce que trois spectacles du Off, vu les prix qui se pratiquent maintenant, il va me falloir un gros budget. La solution est simple : il ne me reste plus qu'à trouver comment je vais capter à mon compte les subventions culturelles qui permettent à des songe-creux du type del Bono de vivre de leur métier en faisant croire qu'ils sont de gauche à des crétins de droite qui sont parfaitement ravis de laisser exister de telles bouses intellectuelles nauséabondes et prétentiardes, rigoureusement incapables de révolutionner quoi ou qui que ce soit.
Depuis, j'ai pu constater que ce genre de spectacle qui ne raconte strictement rien en faisant semblant d'être subversif (Philippe Katherine, Macha Makaïeff, etc.) est parfaitement à la mode. De là à rester chez moi pour regarder mon absence de télé, il ne faut peut-être pas exégarer...

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