SherWat N° 16 :
Dans la lueur des crocs
Docteur WATSON:
Holmes, je me demandais si... Non, c'est idiot. Excusez-moi de vous
avoir dérangé pour rien.
Sherlock HOLMES:
Pas du tout, John. Je m'apprêtais à fumer une bonne pipe. Qu'est-ce
qui vous taraude?
Docteur WATSON:
Je ne sais pas trop, à vrai dire. Ce n'est qu'une intuition,
peut-être même une bêtise...
Sherlock HOLMES:
Vous n'êtes pas à l'école. Personne ne vous punira si vous
proférez une bêtise. Nous la corrigerons.
Docteur WATSON:
Bon. Alors, voilà: si je vous dis Dorian Gray, Dracula, Mr Hyde... A
quoi pensez-vous?
Sherlock HOLMES:
Tous ces personnages de fiction épouvantables jaillis ces derniers
mois? Ma foi... Une mode?
Docteur WATSON:
La mode n'a jamais été si morbide, dans ce cas. J'ai plutôt
l'impression qu'ils doivent tout à–
Sherlock HOLMES:
A quoi? Vous avez l'air effrayé, pour autant que je puisse en juger
par twittogramme.
Docteur WATSON:
J'en frémis de l'écrire: à Jack l'éventreur. Voilà, le surnom
atroce est lâché!
Sherlock HOLMES:
A l'instar de son propriétaire, qui court toujours, hélas. Votre
remarque appelle réflexion.
Docteur WATSON:
Ne trouvez-vous pas que ses actes abominables ont pour ainsi dire
engendré d'autres monstres?
Sherlock HOLMES:
Qu'ayant frappé l'imagination de tous, il aurait d'autant plus
inspiré les écrivains? Thèse intéressante.
Docteur WATSON:
Plus que troublante. N'avais-je pas raison? Ce n'était pas une
bêtise.
Sherlock HOLMES:
Pas du tout. J'ignore où nous mènera le fil que vous venez de
commencer à démêler. Loin, j'en ai peur.
Docteur WATSON:
Vous aussi, vous avez peur, alors?
Sherlock HOLMES:
Façon de parler. De quoi avez-vous peur? Jack a disparu, j'en suis
sûr. Si tant est qu'il eût jamais existé.
Docteur WATSON:
Cette phrase n'est pas faite pour me rassurer. Si l'éventreur n'a
pas existé, qui a tué ces cinq femmes?
Sherlock HOLMES:
Redescendez sur terre avant de crier au fantôme. Vous êtes médecin,
pas un spectre dans une pièce du Barde.
Docteur WATSON:
Vous-même êtes si peu réel, parfois. Qu'est-ce qui vous prouve que
vous existez?
Sherlock HOLMES:
Ma logeuse! Elle me le rappelle chaque matin, d'un vibrant toc toc!
Lisez donc moins de romans.
Docteur WATSON:
Mais Holmes, et si chacun de ces monstres donnait vie à d'autres, à
l'infini, ad libitum?
Sherlock HOLMES:
Alors, nous ne manquerions pas d'ouvrage. A vrai dire, je crois que
l'un de ces monstres a déjà frappé.
Docteur WATSON:
Par tous les diables! Que voulez-vous dire? Où ça? Qui est la
victime? Où est mon fusil à sanglier?
Sherlock HOLMES:
Je viens de recevoir la lettre d'un Mr Baskerville. Rejoignez-moi à
Paddington; vous la lirez dans le train.
SherWat N° 17:
Mort dans le brouillard (A Greenwich hunt)
"Il
y avait en cette ville assez de ténèbres pour y enterrer cinq
millions de vies." (Joseph Conrad, L'agent secret, 1907)
Sherlock HOLMES:
Watson, prenez le carton à chapeau ci-joint et retrouvez-moi à
l'entrée de Greenwich Park dans 30 minutes.
Docteur WATSON:
J'obéis mais j'espère que l'explication vaudra le dérangement.
Avec ce froid, nous risquons la mort.
Sherlock HOLMES:
Bien pire. Nous n'aurons pas le loisir de tergiverser. Êtes-vous en
route?
Docteur WATSON:
J'ai pris le premier fiacre aperçu dans la brume. Je devrais être à
l'Observatoire dans cinq minutes.
Sherlock HOLMES:
N'enlevez pas votre chapeau; il y va de votre vie. Au fait, vous
portez bien votre feutre habituel?
Docteur WATSON:
Oui, oui. Est-ce votre silhouette que je distingue au loin? Coiffée
d'un béret? Quelle idée!
Sherlock HOLMES:
Non. Approchez-vous de l'homme au béret, dites: "Le bouc
émissaire a été choisi" et donnez-lui le carton.
Docteur WATSON:
Il m'a donné le sien. C'est un jeune homme, à l'accent français;
il a dit, je crois "Mort à l'héritier".
Sherlock HOLMES:
Plutôt "Mort à Sion." Je vais le filer. Il ne faudrait
pas qu'il se réfugie dans l'Observatoire.
Docteur WATSON:
Je vous ai perdu de vue. Dois-je vous poursuivre, m–? Holmes?
HOLMES! Ce bruit, était-ce une explosion?
Sherlock HOLMES:
Je vais bien; sonné. L'autre est blessé; occupez-vous en. Je dois
retrouver le scélérat qui m'a donné cette–
Docteur WATSON:
Cette bombe, car c'est bien ce que c'était! Au lieu de quoi, bonté
divine?
Sherlock HOLMES:
Au lieu d'une quantité de fausse monnaie, qui devait payer les
services de cet homme.
Docteur WATSON:
Il ne survivra pas à ses blessures. L'hôpital marin est tout près,
je vais tâcher de l'y amener.
Sherlock HOLMES:
J'ai été joué. J'ai fait confiance à un agent du Foreign Office
qui œuvrait pour une puissance plus obscure.
Docteur WATSON:
Je viens de regarder dans le carton, pour savoir ce qui valait la
peine de mourir si jeune.
Sherlock HOLMES:
C'était imprudent de votre part. Vous auriez pu sauter vous aussi,
pour ce que j'en sais.
Docteur WATSON:
Il s'agit d'un paquet de correspondances, rédigées en français,
signées d'un certain Lt Esterhazy. IAB.
Sherlock HOLMES:
IAB? Que voulez-vous dire? Est-ce une distinction française que
j'ignore?
Docteur WATSON:
C'est du jargon de militaire en retraite: "Inconnu au
bataillon". Expliquez-moi mon rôle dans tout ceci.
Sherlock HOLMES:
Je vous ai fait prendre la place d'un intermédiaire arrêté hier au
Silénus, suite aux attentats parisiens.
Docteur WATSON:
Vous voulez dire qu'Auguste Vaillant a fait des émules? Que
feraient-ils en Angleterre?
Sherlock HOLMES:
Trop tôt pour le dire. Mais ce qui est sûr, c'est que j'ai mal
estimé les risques. Quel idiot je fais!
Docteur WATSON:
Ma foi, je vous pardonne, puisque j'ai survécu. Et vous, est-ce que
vous allez bien?
Sherlock HOLMES:
J'ai été berné et un homme va mourir par ma faute. N'attendez pas
que je sois transporté de joie.
Docteur WATSON:
Trouvez les vrais coupables et livrez-les à la Justice. Ce sera le
meilleur des soulagements.
Sherlock HOLMES:
Ceux-ci sont guidés par des forces supérieures à la Justice: la
haine des Juifs. Hors de ma juridiction.
Docteur WATSON:
Je ne sais que vous dire, Holmes. Sinon qu'il vient de mourir. Il
s'appelait Martial Bourdin.
Sherlock HOLMES:
Vous l'a-t-il dit avant de mourir? A-t-il dit autre chose?
Docteur WATSON:
Non, Holmes, il n'a rien dit. Ce nom est cousu sous le revers de son
manteau.
Sherlock HOLMES:
Cette affaire va avoir d'énormes retentissements, et pas seulement
en France. Croyez-en ma parole.
SherWat N° 18 :
Branle-bas de combat !
Sherlock HOLMES:
Watson! Branle-bas de combat! Ça va barder! Tout le monde sur le
pont! Sabre au clair!
Docteur WATSON:
Ça ne va pas, non? Me réveiller à trois heures du matin par des
fariboles de marin. Rendormez-vous!
Sherlock HOLMES:
Certainement pas. L'ennemi est en vue. Faites donner les canons.
Chargez à mitraille! Pièces de huit!
Docteur WATSON:
Où êtes-vous, bon sang? Faut-il que je vienne vous ramasser à la
sortie d'un bouge?
Sherlock HOLMES:
Hypocrite! C'est de vous que je parle. Vous m'avez ridiculisé. Je
vais vous couper la tête. A l'abordage!
Docteur WATSON:
Mais de quoi parlez-vous, bonté divine? En quoi vous aurais-je
ridiculisé?
Sherlock HOLMES:
J'ai lu le récit de nos aventures que vous avez fait publier dans le
Twittograph.
Docteur WATSON:
Lequel? Je croyais que vous ne lisiez jamais les feuilletons dans les
journaux?
Sherlock HOLMES:
Cette fois, si. Je voulais voir comment vous me traitiez. Eh bien, je
n'ai pas été déçu.
Docteur WATSON:
Bon sang, soyez plus précis. Quels mots vous ont offensés? Je vous
expliquerai tout.
Sherlock HOLMES:
Comment, quels mots? Mais tous. Vous devriez avoir honte.
Docteur WATSON:
Mais enfin, vous êtes bien le héros, non? Et je me contente du rôle
de sous-fifre; alors quoi?
Sherlock HOLMES:
C'est ça: vous vous donnez le beau rôle. Moi, je suis le saligaud
qui vous traite comme un moins que rien.
Docteur WATSON:
Mais n'est-ce pas exactement ce que vous faites? Je me contente de
décrire la réalité.
Sherlock HOLMES:
Si vous étiez un écrivain digne de ce nom, vous la déformeriez.
C'est votre devoir moral.
Docteur WATSON:
Peut-être. Mais voilà: je ne suis pas un "vrai" écrivain.
Je ne suis que votre chroniqueur.
Sherlock HOLMES:
Dans ce cas, je pense que je vais vous licencier.
Docteur WATSON:
Impossible; je suis bénévole. Et puis vous divaguez; mes récits
font de vous un héros.
Sherlock HOLMES:
Un héros pétri de défauts. Pas du tout de la catégorie
mythologique.
Docteur WATSON:
Je ne vous connaissais pas ce travers-là: l'aspiration à la gloire.
Vous m'étonnez; êtes vous bien vous-même?
Sherlock HOLMES:
A vrai dire, je l'ignore. Je suis complètement perdu. Venez me
chercher.
Docteur WATSON:
Je ne peux vous retrouver si vous ne savez où vous êtes; je n'ai
pas votre flair. Cuvez où vous êtes.
Sherlock HOLMES:
A vue de nez, la Tamise doit être sur ma droite. Je vais m'y jeter.
Docteur WATSON:
Bien sûr que non. Je vous jure que je ne raconterai jamais cette
conversation. Dans un journal.
Sherlock HOLMES:
Vraiment? Alors dans ce cas... ce banc fera l'affaire. Bonne nuit,
Watson.
Docteur WATSON:
Le jour se lève; autant que je l'imite.
THE END
(until next time)
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