vendredi 17 janvier 2014

LA COULEUR D'UNE VENGEANCE (conte cinéphile)

La Couleur d'une Vengeance
Fucking Icons !
(in your dreams)



Je faisais des rêves. Des rêves invraisemblables. Oh, ils étaient stupides. Pourquoi ? Eh bien, il y avait Burt Reynolds. C'est bizarre mais c'est ainsi. Il ne m'a jamais fait grand-chose dans la vie ; en revanche, dans mes rêves... C'était toujours lui.
L'inondation, dans Les Monologues du Vagin, Eve ENSLER


*

Laura s'éveilla en sursaut deux secondes avant la sonnerie du réveille-matin.
Oh, non ! Non ! eut-elle le temps de gémir avant que le son strident ne retentisse.
Ses plaintes furent ensuite étouffées par les vociférations synthétiques de la Comptable-de-nuit.

Bonjour, Laura. Je vous informe que vous avez dormi au total une heure et neuf minutes, réparties en sept périodes d'une durée moyenne de neuf minutes, cinquante-une secondes et 42 centièmes. Vous avez effectué onze rêves identifiables, dont quatre relevaient de l'article 7 alinéa b de votre contrat Subtil-Life. Les ayants-droits ont été crédités des sommes convenues à l'article 10 à 07:00 GMT ce matin 24 décembre 2020. Votre bilan économique individuel est désormais débiteur de 311...
Merde ! s'écria Laura en giflant la Comptable-de-nuit, qui resta néanmoins solidement rivée au sol, dans sa carcasse blindée.
Laura s'assit dans son lit, enfouit sa tête entre ses genoux, prit ses tempes dans ses mains et se mit à gémir, sangloter, claquer des dents... Une forme bougea, à côté d'elle ; les yeux collés de sommeil interrompu, Louisa tendit une main incertaine vers sa mère, la posant mollement sur une épaule. Ce matin, elle n'aurait pas la force de prendre sa mère dans ses bras. A douze ans, elle estimait que ce n'était plus son rôle.
Je n'en peux plus, geignait Laura, répétant les syllabes sur tous les tons. Je n'en peux plus.
Louisa hésita à ôter sa main. La posture la fatiguait.
Maman ? Dis-moi que tu n'as pas encore rêvé de George Clovni...
Les gémissements augmentèrent d'une octave. C'était une réponse suffisante.
Pourquoi ne romps-tu pas ton contrat ? osa demander Louisa.
Il est tellement beau, ma puce ! Tu comprendras plus tard.
Alors pourquoi ne fais-tu pas un report d'abonnement sur quelqu'un de moins cher ? Ça nous coûterait moins de sous et...
Personne ne me fait le même effet. Tu ne peux pas comprendre ; tu ne l'as pas connu de son vivant.
Parce que toi, oui, peut-être ?
Laura secoua les épaules pour chasser la main de sa fille et rejeta la couette d'un geste rageur, lançant ses jambes hors du lit dans le même mouvement ; il faisait froid dans le studio de 18 m² qu'elles devaient partager.
Il faut que j'aille chercher du boulot, maintenant, dit Laura d'une voix grave.
Louisa ramena la couette et essaya de se rendormir instantanément. Peine perdue.
Tu verras quand tu auras treize ans, dit Laura à sa fille tout en s'habillant sans recherche. C'était une star, tu comprends ? Une putain d'icône !
Louisa commença à se mordiller la langue pour ne pas répondre. Mais cette fois, quelque chose de plus insidieux prit le dessus.
Quand j'aurai treize ans, je ne signerai pas de contrat Subtil-Life, dit-elle avec moins d'assurance qu'elle n'aurait voulu.
Ha ! Pauvre idiote. Si tu crois que tu auras le choix. Tu ne tiendras pas six mois à fantasmer sur tes copains de lycée.
Je suis sûre qu'il y en aura des biens !
Tu parles ! C'est ce qu'on vous fait croire tout au long de votre scolarité, pour que vous soyez encore plus frustrées à la puberté. C'est bien calculé, tu sais. Oh, ils ont des siècles de pratique. Même les matières enseignées sont sponsorisées, maintenant ; et la bouffe à la cantine, et les livres scolaires, et les serviettes hygiéniques dans les vestiaires ; et... Tu n'as aucune chance. Aucune !
Ne me balance pas tes idées de vieille fille à la gueule, hurla Louisa en se redressant. J'en connais déjà, des mecs biens. Ils seront toujours là, l'an prochain. Et j'en trouverai un mieux que tous les autres. Un que tu n'apprécieras pas.
Décidément, tu es trop conne. Tu fais semblant d'oublier qu'à partir de treize ans, eux, on leur offre des contrats Subter-Fugue, avec des floppées de starlettes mineures en promotion... et à l'essai ! Les dés sont pipés, je te le répète.
Je sais ! Je n'oublie pas. Je te dis qu'il y en a qui résistent ; crois-moi, tu...
La gaffe. Louisa mordit la couette en se retournant vers le mur. Le silence ne dura qu'un instant.
Qu'est-ce que tu viens de dire ? siffla Laura.
Louisa ne répondit pas.
Il y en a qui résistent ? C'est bien ça que tu as dit ? Qui ? Combien de temps parviennent-ils à résister, comme tu dis ?
Je ne te le dirai pas. Va bosser ! Tes agios défilent tellement vite qu'on n'arrive même pas à lire les chiffres sur le cadran.
Debout près de la porte, Laura lança une main en l'air, vers sa fille, comme pour la gifler à distance.
Gamine, la discussion n'est pas close. Je vais chez StiffJobs pour me remettre à flot ; ça me prendra bien deux ou trois semaines. Après ça, je t'expliquerai quelques trucs qui t'échappent visiblement. En attendant, je t'interdis de fréquenter des... Des...
Des quoi, hein ? Des non camés de l'écran ? Des survivants ? Des résistants ? Des héros ? Des esprits libres ?
Après une courte hésitation, elle ajouta, en prenant une voix spéciale : « Des damnés rebelles ? »
Laura ne put retenir un cri, qui fut aussitôt recouvert par l'alarme de la Comptable-de-nuit (le rugissement du lion de la MGM), dont la voix synthétique adopta un ton comminatoire (Louise Fletcher dans Vol au-dessus d'un nid de coucous).
Vous venez d'imiter la voix de Gary Cooper sans la permission de ses ayants-droits. Votre compte a été débité d'une amende-royalties de 24 unités. Néanmoins, le taux de perfection de votre imitation n'ayant pas dépassé les 90 %, vous ne serez pas contactée par www.iiimpresariii.org, le site web qui vous promet la Lu...
Le reste disparut dans le claquement de la porte d'entrée. Louisa ne remua pas tout de suite. Elle savait que sa mère oubliait systématiquement quelque chose quand elle sortait. Cette fois-là, c'était le manteau ; le seul qu'elles possédaient. Laura avait si peu de cervelle non parasitée qu'elle pouvait même oublier qu'on était en hiver.
Juste avant de se rendormir, Louisa s'aperçut que sa mère ne serait sans doute pas là, dans une semaine, pour lui souhaiter son anniversaire ; les boulots proposés par StiffJobs étaient de plus en plus éloignés. Agacée, elle rêva que, par une nuit de pleine lune, George Clovni et Nataliett Portmanteau la ramassaient à la sortie du bal de fin d'année pour la dépuceler à l'arrière d'une limousine rose bonbon.
Au moins, celui-ci, de fantasme, c'était encore sa mère qui le payait.

*

Après le massacre d'une quarantaine de gros acteurs hollywoodiens lors de la projection de la première mondiale de Blade Runner II, Back to the Future Matrix, le 23 novembre 2019 à Los Angeles, par un individu déséquilibré du nom de Laury Bedford, une loi votée dans l'urgence avait autorisé les producteurs des acteurs encore sous contrat à numériser les visages, les corps et les voix de leurs vedettes pour pouvoir achever les films en cours de tournage sans prendre de risques. De fil en aiguille, certaines affaires de cession de droits étaient devenues si inextricables que la Cour suprême de Califor.net avait décidé de normaliser la procédure. Les syndicats avaient mollement rechigné, avant de céder, grâce à un accord secret bien juteux. De toute façon, filmer en nature coûtait désormais plus cher que d'animer des logiciels de Simulacre. Tous les businessmen (& women) du showbiz avaient rapidement graissé les rouages (et les pattes) pour que tout s'arrange et se déroule « au mieux des intérêts de chacun ».
Le 17 janvier 2020, la loi Volk-Steady, dite de Protection des fantasmes privés, autorisait les détenteurs d'un Simulacre assisté par ordinateur à prélever une part de redevance sur tous les rêves où ils apparaissaient – même s'il ne s'agissait que d'une simple figuration.
Techniquement, deux choses avaient rendu cela possible : le développement du nano-processeur MALCOLM (Mind Abstract Living Control Over Lust & Matter), qui permettait à une personne équipée neuralement d'enregistrer ses rêves en les dirigeant à la façon d'un chorégraphe ou d'un metteur en scène (le résultat était commercialisé au format 3D5S – trois dimensions, cinq sens) ; et la campagne humano-publicitaire RALPH (Respect Artists, Living, Past & Holistic), qui avait convaincu des millions de gens sans imagination d'adopter officiellement les rêves d'autrui. En « réalité », ils le faisaient déjà depuis longtemps ; la différence, c'est que non seulement, ils devraient désormais payer, et ils ne s'en rendraient même pas compte.
(Un journaliste non câblé prouva quelque temps plus tard que les élaborations de MALCOLM et de RALPH avaient en fait été orchestrées de main de maître par le même groupe d'intérêts privés. Il disparut une nuit dans l'indifférence générale.)
L'examen qui permettait de déterminer si l'on avait le droit de devenir un Pourvoyeur de Rêves rémunérés (ou de rester un OniroContribuable, en cas d'échec) avait lieu le lendemain du treizième anniversaire de tous les citoyens de Califor.net. Pour Louisa, cela tombait en fin de semaine prochaine. Après le départ de sa mère pour l'agence StiffJobs, elle décida de profiter pleinement de ses derniers jours de liberté gratuite. Elle était certaine que les examens étaient truqués. Tous les Pourvoyeurs de Rêves patentés qu'elle connaissait au lycée étaient des gosses d'avocats, de chirurgiens, de banquiers, de producteurs, de télévangélistes, de mormons, et bien sûr... d'acteurs survivants.
Ils gagnaient simplement leur vie en rêvant ; les autres, tous les autres, les payaient pour avoir le droit de rêver d'eux. Comme les projections 3D5S avaient désormais la même texture que les rêves authentiques, tout s'influençait mutuellement, fatalement, inextricablement ; et, sans la loi, il n'y aurait plus eu moyen de savoir qui bénéficiait de l'antériorité nécessaire à établir l'identité du propriétaire. Seule la loi permettait de départager les profiteurs des exploités.
Comme d'habitude.
Les fantasmes sexuels étant les plus fréquents, ils étaient aussi les plus chers. Tuer et torturer un acteur en rêve n'était pas conseillé pour l'équilibre socio-individuel. Toutefois, cela coûtait un peu moins cher que la bonne vieille séance de baise par procuration.
Au moins, les problèmes d'atteinte à l'image de la personne étaient-ils définitivement réglés. Certaines actrices, symboles sexuels de leur vivant, étaient devenues les femmes les plus riches du monde ; elles avaient définitivement cessé de travailler et pouvaient se laisser épouser par qui elles le souhaitaient. La seule différence avec « avant », c'est qu'elles n'étaient plus de simples potiches ; de fait, la plupart étaient beaucoup plus riches que leur mari.
Quand ce fut le tour de Louisa de choisir son contrat Subtil-Life, elle hésitait encore...

*

Fin européenne :
Au lycée, Louisa tombe amoureuse de Miguel, qui a le même âge qu'elle. Quelque temps plus tard, celui-ci prend des cours au théâtre du lycée. Bientôt, il devient acteur, jouant dans quelques-uns des derniers films tournés en nature, surtout à titre expérimental. Afin de ne pas payer la redevance des fantasmes où Miguel apparaît, Louisa est contrainte par la loi à épouser Miguel, ce qu'il accepte avec réticence. Une nuit, Louisa rêve que Miguel la trompe avec une ancienne actrice très connue, donc très chère. Quand il rentre du tournage quelques jours plus tard, elle essaie de le tuer d'un coup de revolver. Puis elle se réveille, comprenant que ce n'était qu'un cauchemar. Le lendemain, Miguel la trompe avec une autre actrice, encore plus mythique, donc encore plus chère. Puis le cauchemar devient récurent. Enfin, incapable de savoir si Miguel est mort, s'il est toujours en tournage, ou s'il a jamais réellement existé, Louisa devient folle en cherchant son flingue, pendant que sa Comptable-de-nuit la harcèle en prenant la voix de James Earl Jones.
*
Fin américaine :
Louisa grandit, refuse de signer un contrat Subtil-Life (après avoir un temps songé à se faire passer pour un garçon pour signer un Subter-Fugue), devient une paria, intègre la Résistance et participe à un kidnapping collectif de célébrités. Les membres de son commando tournent un court-métrage à l'ancienne (avec une caméra-vidéo), dans lequel ils obligent la poignée de stars à annoncer que leurs ravisseurs réclament la libération de tous les fantasmes et l'annulation des dettes personnelles de tous ceux qui ont été victimes du « fascisme subconscient de la loi ». Détaché comme négociateur, le secrétaire d'État Matt Damon déclare que tout sera mis en œuvre pour satisfaire le public, lequel a « exprimé son opinion, encore qu'elle ne paraisse pas majoritaire, mais il faut savoir écouter les minorités triomphantes ». Les otages sont relâchés dans l'allégresse ; certains ont même développé un syndrome de Stockholm envers leurs geôliers (ce qui deviendra le sujet d'une série 3D5S à succès). Un an plus tard, rien n'a été fait. Le nombre de prisons pour « Rêveurs incontinents » a doublé. On estime que 95 % de la population fournit les revenus des 5 % qui restent.
*
Fin scandinave :
La veille des treize ans de Louisa, Laura se suicide, incapable de rembourser ses dettes subconscientes et celles de sa fille qui, par esprit de revanche, s'est laissé aller au cours des derniers jours précédant son anniversaire. Louisa refuse alors de signer un contrat, devient rebelle, intègre un commando clandestin et, seule, monte un coup audacieux : elle parvient à kidnapper George Clovni (qui n'était pas mort mais vivait en reclus, en continuant à percevoir des royalties, sous son vrai nom de Timotheus von Kragglut). Elle dit qu'elle le libèrera s'il déclare son « image personnelle et subliminale » libre de droits, et s'il milite pour faire annuler les « dettes-fantômes de ceux qui n'ont pas appris à exploiter eux-mêmes leur inconscient ». Pendant les interminables négociations, George tombe amoureux du portrait idéalisé de Laura que sa fille lui brosse, le laissant croire qu'elle est toujours vivante. Quand il apprend que Laura est morte, George est terrassé par une crise de « chagrin authentique » tel qu'il n'en avait plus connu depuis le réveillon de l'an 2000. Louisa est arrêtée pour « homicide pavé de bonnes intentions » et condamnée à huit ans d'internement physique et de rééducation psychique. Plus tard, l'ex-femme de George Clovni lui intente un procès pour « lavage de cerveau industriel ». Louisa s'évade alors par la pensée, devenant un logiciel autonome lâché dans le Cloud.
*
Fin japonaise :
Le jour de ses treize ans, Louisa signe un contrat Subtil-Life à formule basique ; puis elle travaille dur pour payer ses rêves, enterre sa mère (morte d'épuisement, à 36 ans) sans ressentir la moindre émotion, émigre au Japon où elle épouse un fan de Scarlett Portmanteau qu'elle a rencontré sur un vieux site Internet en deux dimensions, donne naissance à des jumeaux qui se noieront six ans plus tard dans un étang près de Nagasaki, enterre son mari (qui s'est suicidé le lendemain de la mort de Scarlett Portmanteau, de même qu'un million d'autres fans dans le monde), vit longtemps et meurt à l'âge de cent-trois ans dans un hospice réservé aux gens qui ont encore leur cerveau d'origine.
*
Fin yougoslave :
Un hacker (qui signe IconFucker) met au point un virus informatique qui rétro-verse les effets de la 3D5S ; lorsqu'ils sont infectés, les Pourvoyeurs de Rêves reçoivent simultanément toutes les sensations éprouvées par les gens qui sont en train de rêver d'eux à travers le monde. En quelques jours, plusieurs centaines de DreamDealers deviennent fous de terreur ou succombent à des crises de plaisir paroxystique. Un trafic de visages de célébrités mortes dans l'extase absolue se met rapidement en place, provoquant l'intervention de la Brigade des Stupéfiants numériques. On s'aperçoit bientôt que les membres de ladite Brigade ne sont pas reconnus par les forces de police régulières. Et le chaos reprend ses droits...
*
Fin italienne :
A treize ans, Louisa cesse de parler à sa mère et signe un contrat Subtil-Life très au-dessus des ses moyens. Par hasard, elle rencontre un acteur débutant, médiocre mais déjà vedette d'une série de rêves à succès, dont elle tombe amoureuse et qu'elle finit par épouser. Mais le succès de la série reste sans lendemain, et le jeune homme ne trouve bientôt plus de travail sérieux. Pour s'en sortir, il trempe dans des combines de plus en plus sordides ; un soir, il se fait poignarder lors d'un cambriolage foireux. Louisa tente alors de faire valoir ses droits, afin d'hériter des redevances de son mari, qui a encore des fans un peu partout dans le monde. Après plusieurs années de lutte, elle obtient gain de cause, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de ses espérances. Elle s'acoquine alors avec un producteur véreux, qui ressuscite artificiellement le mythe de son mari afin de générer des revenus plus conséquents (et de les partager « équitablement »). Bien sûr, Louisa doit aussi passer à la casserole, mais elle le fait sans rechigner. Après tout, son mac-prod' est plus jeune qu'elle, et elle n'a pas besoin de le payer quand elle rêve de lui.

FIN

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