Il était une mauvaise foi..
(quinze ans dans les soutes de l'édition française)
Il est temps qu'un texte de loi
Prive les
éditeurs de leurs droits
Puisqu'on fourre
en prison les souteneurs ordinaires.
Et encore...
eux... leurs putains les aiment.
Boris VIAN
1. ÉTAT DES LIEUX
Tu sais où tu
peux te les mettre, tes Cachou, Karpov ?
Bob SAINT-CLAR
1.1 DE LA MISÈRE EN MILIEU ÉDITORIAL
Vous venez
d'entamer la lecture d'Il
était une mauvaise foi. Vous ne le lisez pas par hasard. Vous ne lisez jamais rien au
hasard ; c'est trop "risqué". Il y a tant de livres
publiés, de nos jours ; on a d'autant plus de chances de tomber
sur un "mauvais". C'est ce que vous vous dites.
Vous avez
raison : de 1975 à 2005, le nombre d'ouvrages publiés en
France est passé de 20.000 à 60.000. Cela veut-il dire que le pays
compte trois fois plus de bons auteurs ? Hélas, non. Cela
veut dire que « le meilleur moyen de gagner de l'argent avec la
littérature aujourd'hui, c'est de distribuer [les livres] »1;
pas de les faire, encore moins de les écrire ; mais de
les jeter scientifiquement et économiquement sur le
marché, et de les faire écrire afin qu'ils soient jetables.
Autrement dit, plus il y en a qui circulent, plus c'est tout
bénéfice.. pour qui les distribue. Mais.. ce n'est pas l'éditeur
qui les distribue ? Et d'ailleurs, ça veut dire quoi,
"distribuer" ?
C'est de tout
cela que va vous parler Il était une mauvaise foi : des
véritables méthodes quotidiennes de l'édition française
contemporaine, et des raisons pour lesquelles je (à l'instar de
milliers d'autres écrivains qui ne sont ni journalistes ni
universitaires) ne peux pas vivre de ma plume, ne faisant pas partie
des 1.200 écrivains français qui gagnent plus de 800 € par
mois en droits d'auteur ; des raisons pour lesquelles vous, le
lectorat traité comme un troupeau, ne suffisez pas à assurer ma
subsistance, qui est devenue ma survie, qui ne sera bientôt plus
rien.
Une rumeur,
discrète mais persistante, prétend que la critique envers le monde
éditorial d'aujourd'hui est faussée parce qu'il existerait deux
sortes d'éditeurs : les gros d'un côté ; les petits et
moyens de l'autre, qui se serreraient les coudes contre les premiers.
Statistiquement, c'est indubitable : les 230 plus gros éditeurs
français se partagent 80 % du chiffres d'affaires global de
l'édition ; les 20 % restants échoient aux 1.200 (ou
3.200, ou 4.000 selon quelles sources on consulte2)
autres éditeurs. Les premiers (appelons-les "méchants")
étoufferaient les seconds (les "gentils"), qui ne
cherchent qu'à survivre en appliquant les vieux principes du respect
de l'auteur et de sa démarche artistique parfois complexe.
Dans les pages
qui suivent, je vais m'employer à montrer plusieurs choses :
- que cette
hypothèse est une fable entretenue par des gens gravement ignares
ou, au contraire, qui savent fort bien de quel côté leur tartine
est beurrée ;
- que la plupart
des éditeurs moyens se prennent volontiers pour des
gros et singent les méthodes étouffantes, souvent douteuses,
parfois criminelles, de leurs mentors, dans l'espoir de devenir comme
eux, c'est-à-dire d'être admis dans leur(s) cercle(s) de pouvoir ;
- qu'ils le font
en toute connaissance de cause, ou bien dans l'ignorance la plus
crasse – sans que l'on puisse déterminer laquelle de ces deux
attitudes est la plus lamentable ;
- que la plupart
des très nombreux petits éditeurs font souvent n'importe quoi
n'importe comment, en exploitant l'ignorance des auteurs amateurs
qu'ils publient ;
- que, seuls au
milieu de cet océan de médiocrité, de scélératesse et de
duplicité, une poignée d'éditeurs font correctement, honnêtement
et respectueusement leur travail, sans que rien ne permette de les
distinguer des autres, sinon l'expérience et les échecs répétés ;
- que le milieu
de l'édition fonctionne comme une place boursière virtuelle,
hermétiquement fermée au public, où les auteurs sont cotés,
échangés, vendus, exploités puis jetés, la plupart du temps sans
leur assentiment, parfois au-delà de leur mort physique, le tout
dans une illégitimité grossièrement "assumée"...
Les noms des
coupables seront laissés intacts, afin qu'ils sachent se reconnaître
sans l'ombre d'un doute. L'activité juridique ayant connu une
curieuse flambée dans le milieu éditorial au cours des vingt
dernières années, il est à craindre que certaines personnes se
sentiront lésées (telles les majestés qu'elles se considèrent) et
chercheront ainsi à gagner l'argent qu'elles n'arrivent plus à
amasser en "faisant" ces livres qu'elles considèrent comme
les "leurs" parce qu'une ministre à cervelle
d'oiseau-lyre3
les a (en juin 2012) caressées dans le sens de la plume.
Ne dites pas :
"Pour sceau d'éditeur"
mais dites :
"Cochon qui s'en dédit."
YANN &
CONRAD4
1.2 PORTRAIT DE L'AUTEUR, "Ouoh, t'es qui, toi ?"
Je m'appelle
Alfred Boudry, j'avais 44 ans au moment où j'ai commencé à écrire
ces lignes (de l'eau a coulé sous les ponts depuis). J'écris des
histoires depuis l'âge de 14 ans, en publie depuis que j'en ai 31.
Seule une poignée de ces histoires ont été publiées et m'ont
rapporté des nèfles (un fruit que je n'aime pas) ou à la rigueur
la considération muette de quelques fans et d'une pincée de
collègues eux-mêmes en train de crever5,
que ce soit de faim, de mépris, de trouille, ou d'un cocktail des
trois.
Ma lectrice
préférée reste l'inconnue qui est partie, les yeux embués, quand
je lui ai appris que je gagnai 0,70 € sur chaque exemplaire de ce
qu'elle considérait comme un chef-d'œuvre et qui n'a été vendu
qu'à cinq cents exemplaires par "mon" éditeur, parce que
je ne suis le fils que de mes parents, que je ne lèche les pieds
d'aucun journaliste et que je n'habite pas en Île-de-France. J'ai
écrit le présent pamphlet parce que je n'attends plus rien de la
littérature autorisée (entendez autoritaire), encore moins
du merveilleux monde momifié de l'édition.
En théorie, le
document que vous allez lire s'adresse aux seuls membres du public.
Je parle du public au sens large et flou du terme (non du public
réputé singulier donc facile à cerner) dont parlent certains
éditeurs quand ils tentent d'expliquer pourquoi ils lancent tel
auteur dépourvu de talent ou pourquoi tel livre n'a pas marché
alors qu'ils l'estimaient "géniaâal". Il est assez
curieux que personne (surtout pas de journaliste) ne dénonce jamais
un éditeur qui accuse le public d'être imprévisible et capricieux,
alors que six mois auparavant, le même éditeur avait prétendu haut
et fort qu'il savait parfaitement ce qu'"exigeait le public"6.
L'explication tient sans doute au fait que les journalistes ne font
pas tous leur travail ; à moins qu'ils préfèrent ne pas vexer
une personne importante qui connaît – voire, qui couche
avec – leur rédacteur-en-chef.
Il est pourtant
flagrant qu'il n'existe pas "un" public mais autant de
publics qu'il y a de livres ; c'est-à-dire de livres différents
(puisqu'il faut bien reconnaître, hélas, qu'il existe des livres
qui se ressemblent, voire qui sont faits pour cela). C'est ainsi que
les éditeurs les plus commerciaux (entendez les
plus "performants") peuvent fonder leurs
politiques éditoriales sur des chiffres sûrs : ceux des ventes
précédentes. On en conclura que ce ne sont pas ceux-là qui font
évoluer la littérature. Ni leurs lecteurs. Les deux ont la
mentalité de l'épicier qui flatte la morale bourgeoise en vigueur.
C'est donc
seulement au public anonyme et idéal que s'adresse le présent
ouvrage. Il ne s'adresse pas
aux 55 % de lecteurs qui achètent des livres "comme
éléments de décoration"7 ;
pas plus qu'aux 32 % de lecteurs qui achètent un livre parce
qu'ils l'ont "vu sur une liste des meilleures ventes"
(sondage TNP-Sofres paru dans Livres-Hebdo8),
comme si c'était une garantie de qualité ; ni aux gens qui
vous proposent un magazine quand vous leur demandez un livre ;
encore moins à certains jeunes qui estiment qu'être vu en train de
lire un livre, c'est "la honte". Enfin, il ne s'adresse pas
au pourcentage inconnaissable d'êtres humains qui estiment que
certains livres sont sacrés et qu'on n'a pas le droit de les
critiquer, qu'il s'agisse de livres religieux ou de leur auteur
favori.
Vous l'avez
compris, il ne reste plus grand-monde après cette décimation en
règle. Si vous êtes arrivé/e à ce point, c'est donc, soit que
vous vous sentez concerné/e ; soit que vous êtes ce que les
psychologues de magazine appellent un "lecteur compulsif" ;
soit que vous bossez dans le milieu de l'édition et que vous tenez à
vérifier si vous êtes cité/e dans les pages qui suivent.
Il est plausible
qu'un professionnel de la profession finira tôt ou tard par lire ce
pamphlet (qui aurait pu être une satire, si on pouvait en rire plus
franchement). Peut-être qu'alors sa dignité de professionnel sera
atteinte, que sa probité sera mise en doute, que sa respectabilité
sera bafouée... C'est fort probable et c'est tant mieux.
Il est possible
que l'impression générale qui se dégage de ces mots soit imméritée
pour certains d'entre eux. A l'instar des garagistes, il
existe sans doute des éditeurs honnêtes, compétents et respectueux
de la loi dans ce pays, capables de tenir tête à ceux de leurs
collègues qui ternissent la réputation de ce métier. C'est
possible, mais pas prouvé9.
Quant à ceux qui
s'estimeront blessés ou lésés, espérons qu'au lieu de m'accuser
de divulguer mes vérités,
ils iront plutôt s'acharner sur leurs collègues qui confèrent
ladite mauvaise réputation à leur "honorable profession".
Pour une fois
qu'ils se rendront utiles.
Ceux qui n'ont
pas la chance10
de s'imposer deviennent parfois les pires ennemis de ceux-là mêmes
qui les ont publiés sans les porter vers le public. Il est notoire
que les grandes maisons ne se mobilisent pas unanimement pour tous
les auteurs. Plus les espérances liées à telle publication sont
fortes, plus les efforts consentis pour imposer le titre en question
sont importants. Dans les faits, une part énorme de la production
est publiée en sachant qu'elle ne trouvera jamais place en
librairie. Ces allers-retours éditeur-libraire ont pour unique but
de faire artificiellement du chiffre et d'enrichir le distributeur
devenu le centre de profit des métiers du livre. [...] Un bon auteur
est un auteur mort. N'est-il pas exact pourtant qu'une part de la
production est publiée sans conviction pour alimenter l'office ?
« Pour mettre quelque chose dans le tuyau. »
Olivier
BESSARD-BANQUY, in L'industrie des lettres
1.3 ADRESSE AU LECTEUR l : "Oh, non, encore un écrivain !"
Lecteur, avant de
te donner un aperçu de la vie quotidienne et de l'avenir probable
des écrivains français, je voudrais que tu te demandes ce que tu
sais vraiment de la condition humaine où vivent les auteurs dont tu
lis les ouvrages et que tu vénères parfois.
De nous, tu ne
connais que de brèves biographies (quelquefois erronées), de rares
interviews (souvent tronquées), d'encore plus rares discours tenus
pendant des conférences (parfois animées par des journalistes qui
aiment bien nous couper la parole quand ils nous trouvent ennuyeux,
c'est-à-dire toutes les sept secondes maxi)...
Les questions que
tu nous poses sont souvent les mêmes (sources d'inspiration, auteurs
et/ou romans préférés, le secret pour se faire publier et/ou avoir
du talent...), que ce soit à cause de ta timidité induite par ton
statut de spectateur, soit parce que la pression exercée pendant ces
rencontres te contraint au conformisme.
Nous ne saurions
t'en blâmer. La contrainte, nous savons parfaitement ce que c'est ;
nous la subissons au quotidien, sous des formes que tu ne soupçonnes
même pas. L'un des objets de cet ouvrage est d'éclairer pour toi la
misère qui règne actuellement dans le milieu éditorial en
particulier (et créatif en général), de te montrer les coulisses
de l'usine qui fabrique tes "nourritures spirituelles".
Autant te prévenir : ce n'est rien d'autre qu'un abattoir. Car,
cher public indéterminé, ce que tu vois le plus aisément de notre
monde d'écrivains, c'est seulement ce que t'en montrent les médias
"dominants", c'est-à-dire dominés par la loi du marché
et par des actionnaires aussi invisibles qu'improbables11.
Pire : de tous ces auteurs, tu ne vois que les plus riches,
qu'ils le soient en fric, en prestige ou en relations.12
Nous, auteurs,
sommes particulièrement maudits, car nous ne pouvons pas faire la
grève. Nous ne pouvons pas nous empêcher d'écrire, pas plus que
vous, lecteurs, ne pouvez vous empêcher de lire. Nous ne pouvons pas
non plus cesser de signer des contrats, car il suffirait alors aux
éditeurs de puiser dans l'immense réservoir des manuscrits refusés
pour y trouver de quoi assurer leur subsistance pendant des années
(tout en vous refilant des saletés re-sucées maintes fois, comme
ils savent fort bien le faire depuis que les marchands de livres sont
aussi d'anciens marchands de tapis, de confiseries, de godasses ou de
marchandises en plastique made in China13).
Alors que
pourrions-nous faire ?
Nous immoler
pendant le Salon du Livre en emportant avec nous le plus grand nombre
possible d'éditeurs véreux ? Débarquer en commando cagoulé
au siège d'une "noble maison" pour massacrer le staff
à coups de hachoirs et de fusil de chasse ?14
Nous fédérer en une grande coopérative d'édition sans éditeur
dedans et faire nous-mêmes avec un amour artisanal ce qu'ils font
comme des éleveurs de porcs en batterie ?
Nous, les
milliers d'écrivains francophones qui n'avons pas eu la "chance"
de "connaître le succès" (traduisez : qui ont un nom
déjà connu ou qui ont pillé une littérature de genre pour la
mettre en conformité avec la littérature générale), nous sommes
traités comme du bétail par nos éditeurs et par leurs
diffuseurs/distributeurs, tous individus que nous ne pouvons ni
choisir ni renier, même lorsqu'ils font preuve d'incompétence,
d'incurie ou d'injustice flagrantes15.
Et je vais ici t'expliquer par quelles méthodes ils nous
maintiennent dans la misère professionnelle, qui n'est autre que
leur crasse morale versée sur nos têtes.
Vous qui mettez
le pied sur cette galère secouée par les vents de travers et les
courants traîtres, vous allez au fil des pages apprendre plusieurs
vérités sur la vie dans les soutes étouffantes, obscures et
labyrinthiques du MOMIFIÉ – le Monde original,
merveilleux, intelligent, français et inique de l'Édition –,
un monde qui, tout en se proclamant terre de démocratie et de
liberté, ne vaut guère mieux que la Grande Muette (l'armée) ou la
Mafia, et qui mériterait amplement d'être rebaptisé l'Empire de la
Mauvaise Foi.
Les solutions, si
elles existent, ne sont pas simples ; afin de les évoquer, nous
devrons rentrer dans le lard du problème. Et si vous ne souhaitez
pas avoir la nausée, prenez vos remèdes : ça va tanguer.
Pour ce qui est
de vous faire rouler, vous en avez déjà l'habitude, n'est-ce pas ?
1.4 LA LIBERTE DE CHOISIR : "Qu'est-ce que j'peux faire ? J'sais pas quoi faire.."
Comment
pourrions-nous faire la grève des écrivains ? Comment mener un
coup d'État contre la pseudo-république des éditeurs, puisqu'elle
est non seulement virtuelle mais légendaire ? Comment réduire
à néant le mépris et la mauvaise foi pharaonesques qu'ils ont
atteint ces trente dernières années ? Quels écrivains seront
assez désespérés pour organiser un autodafé informatique de leurs
propres œuvres mort-nées ? Et franchement, à quoi bon nous
décarcasser pour séduire un certain public assez veule pour se
précipiter, par exemple sur un livre "jetable"16,
autrement dit sur la quintessence de la culture mercantile,
superficielle, niaise, laide, scélérate et nauséabonde ?
Le jour où
l'ACTA (ou le CETA17,
ou n'importe quel "accord" équivalent) sera adopté par la
"communauté internationale" ou par les "dirigeants
d'Internet" (sic), tout le fragile édifice qui
fonctionne encore aujourd'hui s'effondrera dans l'indifférence
générale d'un public habitué au pire, insensibilisé au drame
d'autrui (voire encouragé à en rire), obnubilé par le discours
officiel, rivé devant ses écrans et tondu jusqu'à l'hébétude. Ce
jour-là, tout ce que je viens de dire sera caduque et voué au
néant. A partir de ce jour-là, plus aucun artiste dans le monde ne
pourra vivre de son travail, et seul sera visible l'art vide,
officiel et tautologique18,
subventionné par des budgets réduits à la portion congrue de
ministères couchés ; l'art deviendra populaire jusqu'à
l'écœurement, inoffensif, nullissime, consensuel et totalement
écouillé.
J'ignore si
j'atteindrai mon but avec ce pamphlet, qui est de faire prendre
conscience au public français de ce qu'est la condition actuelle
véritable des écrivains en France, dans un pays qui est censé
les respecter traditionnellement.
Il y a bien des
aspects à éclairer dans ce tunnel mais en voici un qui devrait vous
permettre de prendre conscience de l'étendue infinie de la condition
trop humaine de l'écrivain : sachez qu'un écrivain peut se
retrouver débiteur de son éditeur sans même lui avoir jamais
demandé la moindre avance financière. Bien sûr, cette somme
négative ne lui est pas réclamée expressément ; elle reste
virtuelle, en quelque sorte. Pourtant, elle lui colle aux basques, et
elle garantit que cet éditeur ne lui fera plus jamais entièrement
confiance. Pour que l'éditeur, devenu créancier de l'auteur,
accepte de lui faire signer un nouveau contrat, il faudra
impérativement que ce dernier projet rapporte de l'argent (à
l'éditeur, bien sûr). C'est ainsi que l'éditeur peut avoir barre
sur l'auteur : en lui faisant miroiter un moyen d'"effacer
sa dette", c'est-à-dire en le forçant à accepter l'exécution
d'une commande. Ainsi, non seulement les commandes représentent
près de 50 % des ouvrages publiés en France (ce qui en dit
long sur la "liberté" de l'écrivain) mais on est prié de
ne pas interpréter cette manœuvre comme du chantage, sous peine
d'excommunication.
Vous en
connaissez beaucoup, des métiers aussi pourris (à part mère de
famille) ?
Être écrivain
en France, c'est faire partie des cinquante à cent mille exploités
quasi anonymes qui bossent d'arrache-pied pour permettre à quinze
cents d'entre eux de s'en tirer médiocrement et d'enrichir les cent
cinquante qui s'en sortent plus que bien. Vous savez parfaitement
desquels il s'agit, puisqu'on vous les montre en permanence dans les
médias, comme les animaux-vedettes du cirque, ce qu'ils sont bel et
bien.
En écrivant ce
document, en montrant tels qu'ils sont les gens qui tirent profit de
talents qui ne sont pas les leurs (et qu'ils ne peuvent espérer
égaler), vous aurez compris que je me saborde définitivement. Non
seulement aucun éditeur normal (traduisez : soumis) n'acceptera
jamais de publier ce "brûlot19",
mais même si quelqu'un a l'inconscience de le faire, il se mettra à
dos la quasi totalité de la communauté éditoriale. Pire encore, le
texte lui-même sera décrété inoffensif et creux par quelques
critiques bien montés (à Paris) dont la réputation
d'infaillibilité rendrait jaloux les papes du XIXe siècle
eux-mêmes.
C'est pourquoi
j'ai décidé que je n'en avais rien à foutre. Les derniers
"rapports" que j'ai eus avec un éditeur m'ayant donné des
idées de meurtre consciencieusement exécuté (cf. ma nouvelle
Rendre
à ces arts),
j'ai décidé d'appliquer la seule méthode curative à ma portée.
De même que le terroriste le plus dangereux (donc le plus efficace)
est celui qui n'a rien à perdre, je me suis octroyé le meilleur
statut possible en l'occurrence, celui de l'écrivain maudit par
lui-même.
Et vous savez
quoi ? Ça ne fait pas mal du tout, contrairement à ce qu'on
vous prétend dans tous les médias, voire dans toute la culture. En
fait, c'est même une sensation plutôt bonne, douce, celle qui
procède de la décision de ne plus jamais devoir côtoyer ces
blaireaux imbuvables qui veulent qu'on leur lèche le cul ou qu'on
leur suce la queue, qu'on rentre dans leurs cases étriquées, qu'on
s'écrase sous eux comme des merdes, qu'on les admire goulument,
qu'on leur obéisse pour la "bonne" raison qu'ils seraient
les maîtres. La sagesse habituelle dans ce contexte hégélien est
que l'esclave se doit de fermer sa gueule, d'obéir et de souffrir en
silence en attendant sa prochaine incarnation et un monde meilleur,
où il sera heureux à
condition d'avoir été sage comme une image de marque.
C'est bien cela que vous ne voyez jamais dans les médias : les
artistes qui s'y complaisent sont toujours les plus conformistes. (Et
les plus conformistes de tous sont ceux que l'on qualifie de
"provocateurs" ; rien n'est plus facile et vain que de
provoquer un public bourgeois).
La question de
savoir à quoi bon écrire ce pamphlet (cette mise au poing dans
certaines sales gueules !) me paraît, au mieux, déplacée ;
au pire, idiote. Le problème, c'est qu'il n'existe aucun moyen
honorable de rétorquer à la mauvaise foi ; dès lors que votre
interlocuteur y a recours, vous êtes piégé. Vous ne pouvez que :
surenchérir dans la mauvaise foi, auquel cas l'autre ne vous ratera
pas ; ou sombrer dans une forme de violence (laquelle,
évidemment, vous retombera sur le coin du crâne). Et je ne crois
pas que l'humour permette de résoudre une situation bloquée par la
mauvaise foi ; tout simplement parce que l'immense majorité des
petits chefs n'ont pas le moindre humour.
C'est pour cela
que les gens aussi incompétents que prétentieux utilisent
abondamment l'arme de la mauvaise foi : parce qu'elle n'abîme
que les autres. Forme suprême de lâcheté. Il paraît que
Jean-Paul Sartre a écrit d'épais bouquins pour la combattre ;
malheureusement je ne les ai pas lus, et personne n'en a fait de
fiche pratique. C'est pourquoi j'ai choisi l'arme du Ridicule, tout
en regrettant qu'elle n'ait plus tué grand-monde depuis la
Révolution ; sera-t-il efficace de raconter les choses telles
qu'elles sont en coulisses, hors des médias couchés, et de laisser
le (pardon : un) public en tirer ses conclusions ? Cela
m'étonnerait, mais ce sera toujours ça de fait.
Oui, le milieu de
l'édition est pourri de l'intérieur. Non pas seulement à l'échelle
"supérieure" des prix littéraires, des gros tirages et
des contrats juteux, qui "font" les célébrités comme le
Prof. Higgins "faisait" Miss Doolittle, mais aussi au
quotidien, tout en bas de l'échelle, là où le menu fretin essaie
de survivre en rêvant d'illusions qu'on lui fait payer au prix fort
sous prétexte qu'il n'est pas déjà célèbre (c'est-à-dire
bankable) avant même d'avoir fait son premier rot médiatique.
Était-il
vraiment nécessaire de le faire, ce pamphlet ? J'en doute.
Est-ce que cela va changer grand-chose ? (à part le fait, bien
sûr, que je serai mis au ban de la bonne société littéraire,
celle qui pète dans la soie des 5e et 6e
arrondissements parisiens, et aussi dans le "Milieu"
méridional depuis quelques années). Trouverai-je des alliés pour
me soutenir dans cette lutte contre l'abjection et l'ineptie ?
Peut-être. Pas beaucoup, je pense, et pas très puissants ;
mais ils seront décidés à chercher de nouvelles solutions.
Je sais bien que
tous les milieux fonctionnent de la même manière, que les mêmes
charognards se prenant pour de nobles prédateurs finissent toujours
par s'y tailler leur part de proie au détriment des artistes et des
artisans, qui n'ont plus qu'à aller se faire voir ailleurs au cas où
l'herbe serait plus verte et moins radio-active. C'est comme ça
depuis dix mille ans et ça le restera sans doute jusqu'à la fin des
temps.
Sauf que.. je ne
suis plus d'accord. Je pense que c'est précisément en essayant de
trouver de nouvelles façons de faire que l'on en viendra à
fonctionner différemment, à renverser cet ordre réputé
naturel par ceux qui ne savent que l'exploiter à leur profit.
N'importe quel humain doté d'un cerveau non gorgé d'aspartame, de
farines animales en guise d'endorphines, d'adrénaline en comprimés20
et de valeurs surannées, sait que d'autres méthodes fondamentales
sont possibles, que rien n'est inéluctable. Des auteurs comme Iain
M. Banks, Fredrick Pohl, Ursula Le Guin, des gens comme vous et moi,
ont prouvé que l'avenir de l'espèce humaine peut parfaitement ne
pas ressembler à son passé ou à un cauchemar de Philip K.
Dick, pour peu que l'on s'attèle à cette tâche, en commençant par
réduire au silence les sinistrés de la société mercantile qui
nous poisse(nt) l'existence depuis des siècles.
Il est temps que
le Ridicule apprenne à tuer de nouveau, et que nous nous en servions
pour plonger les mini-empereurs Valérien de l'édition dans des
crises d'apoplexie salutairement mortelles ; c'est notre
meilleure arme, la moins chère, parfaitement légale, et nos
adversaires fournissent une mine inépuisable de raisons de leur
plonger le nez dans leur merde.
Puisqu'il a été
décidé dans les "hautes" sphères que quelqu'un devait
"sauter"21
(puisque c'est désormais le seul moyen de faire grossir les parts du
gâteau rassis qui reste), c'est donc que la guerre a bel et bien été
déclenchée. Comme toujours, c'est le parti le plus fort qui
provoque le plus faible22
pour se garder la possibilité de nier ensuite sa propre
responsabilité, pour clamer haut et fort son innocence et la
légitimité de sa riposte, laquelle sera forcément impitoyable,
comme toujours lorsque les bombardiers et les chars blindés montent
courageusement à l'assaut des fourches, des poings dressés et des
plumes trempées dans la salive de nos crachats.
En quinze ans de
"métier", je n'ai jamais vu un éditeur s'excuser auprès
des gens que son incompétence ou son inconséquence avait lésés,
et je me serais peut-être abstenu d'écrire ce pamphlet si la chose
était arrivée ne serait-ce qu'une seule fois.
Je n'ai jamais
non plus entendu un éditeur (ni un de ses sbires) prononcer le mot
"intégrité" (ou entendre un écrivain le prononcer) sans
se mettre à ricaner ou s'ébahir stupidement, voire en proférant
des insultes : « Rien à foutre ! », « Tu
nous emmerdes, avec tes concepts débiles ! », « Non,
mais t'as quel âge ? » et même en une occasion, un
« Pauvre con ! » qui fleurait bon le poujadisme
morveux d'un certain président élu en 2007 par contumace et qu'on
aimerait croire définitivement écarté de la scène publique que
lui offrent régulièrement ses amis de trente ans, qu'ils soient
éditeurs, acteurs, patrons de presse, gros universitaires ou
tenanciers de bordel.
Que leur dire, sinon :
Ta gueule !
François
MERLIN à son éditeur Georges CHARRON23
_________________________
1George Monti, entretien avec Olivier Bessard-Banquy, in L'industrie des lettres (cf. Annexe : Bibliographie).
1George Monti, entretien avec Olivier Bessard-Banquy, in L'industrie des lettres (cf. Annexe : Bibliographie).
2
En 2003, Livres Hebdo recense en France 3.500 éditeurs [...]
tandis que le répertoire Editeurs et diffuseurs de langue
française (Electre, 2003) mentionne 3.680 éditeurs
francophones. "Le nombre total des éditeurs reste assez
difficile à cerner. L'annuaire 2000 du Cercle de la librairie
répertorie 4.239 éditeurs français, alors que l'Insee en recense
4.167. Les différents guides présentent généralement entre 1.000
et 1.200 éditeurs." (Roger Gaillard, Annuaire de l'Audace).
Il ne faut pas oublier qu'édition est un terme fourre-tout qui
recouvre des activités aussi différentes que : cartes
postales, cartes de vœux,
cartes géographiques et routières, guides touristiques, affiches
de films, jeux de plateau, jeux de rôles, dictionnaires, livres de
cuisine, manuels de développement personnel, digests,
livres d'art, bandes dessinées... La littérature proprement dite
(romans, nouvelles, essais) n'occupe qu'un quart environ de cette
production.
3
L'oiseau-lyre est connu pour ses remarquables facultés d'imitation,
y compris des bruits les plus incongrus et les moins naturels (clic
d'appareil photo, tronçonneuse, alarme de voiture, discours
politique...). [Voir Annexe A : Ode à Notre-Dame de Cultura.]
4
Haut
de la page 15, in Spirou N°2237 du 26 février 1981.
5Roland
Wagner est décédé en 2014 à l'âge de 51 ans ; Ayerdhal en
2016 à XX ans. Les autres écrivains français n'ont
jamais manifesté le moindre intérêt pour mon travail.
6
On trouvera plusieurs exemples de prétentions éditoriales dans le
chapitre 10. Le Questionnaire de Procuste.
7Sondage
effectué en Grande-Bretagne en 2007 – n'ayons surtout pas la
prétention de croire que les Français sont à l'abri de cette
tare.
8
Exemple de "fonctionnement par Best-Seller" : à
l'été 1939, Mein Kampf figurait encore sur la liste des dix
meilleures ventes aux Etats-Unis (et se débrouillait fort bien dans
tous les pays d'Europe) ; dans la mesure où cette nation
n'avait pas l'intention d'entrer en guerre à l'époque, on ne peut
donc arguer que l'achat massif de ce livre obéissait à
l'injonction classique "Connais ton ennemi". Il paraît
plus probable que c'était là une conséquence de la popularité
des idées répandues par Hitler et relayées par Henri Ford, ce
grand industriel américain admirateur du Führer, conjuguées aux
32 à 55 % de moutons de Panurge qui composent donc le public
général.
9Voir
Annexe : Petite annonce glacée.
10On
notera qu'OBB parle de "chance", ce qui implique qu'un
auteur qui "s'impose" ne le fait pas exprès. C'est donc
déjà un point de vue "éditorial", voire éditorialiste.
J'analyse plus loin (6.2) l'ouvrage de cet universitaire fort bien
introduit (voire intronisé ?) dans le milieu éditorial.
11
Par exemple, savais-tu que l'actionnaire majoritaire du groupe
Lagardère est depuis 2012 le Sultan du Qatar ? T'en voilà
informé/e. Sache que tu n'y peux rien ; par contre, lui peut
désormais, grâce aux livres qu'il laisse publier,
influencer tes lectures, donc ta pensée, ta culture et ta vie ;
peut-être même ton avenir et celui de tes enfants. [Voir Annexe
K : L'avenir probable de l'édition française.]
12On
dit que la France compte entre 50.000 et 100.000 auteurs ;
combien en as-tu vu à la télévision cette année ? Vingt ?
Quarante ?
13
Attention à la typographie : je n'ai pas écrit "Marchandise
merdique" avec une majuscule ; en effet, je ne parle pas
ici de Jacques Marchandise, le PdG qui fut un jour imposé à la
tête de Hachette par l'actionnaire Paribas, et qui était charaputé
depuis le groupe Péchiney, c'est-à-dire.. un fabricant de
plastique. Ce n'est là qu'une amusante coïncidence. (Enfin, quand
je dis amusante..)
14Cette
phrase a été écrite deux ans avant le 7 janvier 2015 ;
j'ignore si elle me vaudra une condamnation, morale ou autre, mais
son ambiguïté me chagrine. Et pourtant..
15Exactement
comme "nos" politiciens.
16Voir
annexe D.
17Cette
mascarade vient d'être adoptée par les "députains" (les
députés européens), des gens qui se croient élus par le peuple,
alors que leur électorat représente moins de 1 % de la
population.
18Jeff
Koons, Ben, Christo, etc.
19
Quel mot délicieusement désuet ! Tiens, j'offre ce truc
publicitaire à l'intention des porte-cravate salariés et tatoués
de l'intérieur par leur logo chéri : pour désamorcer ledit
brûlot, il suffira de faire parler une grosse tête télévisuelle
et de lui faire prononcer le mot "brûlot" avec d'énormes
guillemets, dans une émission dite littéraire. La destruction
médiatique de l'ouvrage sera alors proportionnelle au charisme
(version moderne de la "sincérité") de l'individu. Voir
ce qui est arrivé à Michael Moore après Fahrenheit 9/11.
20Rappelons
que l'adrénaline n'est pas l'hormone du plaisir, comme le croient
de plus en plus de gens, mais l'hormone secrétée par le cerveau en
cas d'agression. Un psycho-sociologue en tirera des conclusions sur
l'association entre plaisir et besoin d'agression.
21Voir
à ce sujet le chapitre 5.2, et la phrase de Jean Ziegler.
22
« Dans son essai La république mondiale des lettres,
Pascale Casanova se proposait de montrer "que la littérature
mondiale est régie, comme beaucoup d'autres domaines d'activités,
par la loi du plus fort." »
(in Thierry Discepolo, La trahison des éditeurs)
23
Les citations de Bob Saint-Clar et de François Merlin sont
extraites du film Le Magnifique, de Philippe de Broca,
1968 ; scénario de Francis Veber, Philippe de Broca et
Jean-Paul Rappeneau. Si je cite ce film ici, c'est pour plusieurs
raisons ; d'abord, Veber et de Broca s'étant disputés lors de
l'écriture du scénario (Veber ne voulait pas développer le
personnage de Tatiana, ce qui aurait privé Jacqueline Bisset de
l'un de ses meilleurs rôles, et nous... d'elle), Veber a fait
retirer son nom du générique ; Broca n'ayant pas voulu que le
sien seul y figurât, il décida que personne n'y serait mentionné
(Rappeneau, appelé à la rescousse pour finir le scénario, se plia
à cette règle). Ce qui prouve que le milieu du cinéma n'est pas
plus à l'abri des bisbilles et des crêpages de chignon que celui
de la littérature. Encore celui-ci a-t-il été réglé avec une
certaine élégance du vide.
Ensuite, lorsque j'ai vu Le Magnifique pour la première fois à 12 ou 13 ans, j'ignorais que je deviendrais écrivain un jour et que j'aurais affaire à des éditeurs ; pour moi, le personnage de Georges Charron, l'éditeur de François Merlin, était fatalement une caricature. Des années plus tard, revoyant le film, je m'aperçus que non seulement Charron n'est pas caricatural, mais qu'au contraire, il est hurlant de vérité. A une différence près : le personnage interprété par Vittorio Caprioli – avec la voix savoureuse de Georges Aminel – est drôle ; ce qui n'est jamais le cas d'un vrai éditeur.
Ensuite, lorsque j'ai vu Le Magnifique pour la première fois à 12 ou 13 ans, j'ignorais que je deviendrais écrivain un jour et que j'aurais affaire à des éditeurs ; pour moi, le personnage de Georges Charron, l'éditeur de François Merlin, était fatalement une caricature. Des années plus tard, revoyant le film, je m'aperçus que non seulement Charron n'est pas caricatural, mais qu'au contraire, il est hurlant de vérité. A une différence près : le personnage interprété par Vittorio Caprioli – avec la voix savoureuse de Georges Aminel – est drôle ; ce qui n'est jamais le cas d'un vrai éditeur.
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