2. POURQUOI SONT-ILS SI MÉCHANTS puisqu'ils ne sauraient être aussi cons ?
Notre Maison
publie des livres de cuisine rapide pour célibataires pressés, des
contes pour enfants fabriqués à la chaîne par des pédagogues
professionnels, des polars flottants pour lire dans la baignoire, des
guides de voyage si précis qu'ils donnent envie de rester à la
maison, des micro-classiques pour se cultiver pendant les
embouteillages, des best-sellers écrits par des ordinateurs, des
essais sponsorisés, des encyclopédies de poche, des poèmes
d'hominiens politiques, des réflexions philosophiques d'animateurs
télé, des confessions d'évêque véreux, des beaux livres sur les
perroquets, les dessous coquins, les étiquettes de fromages, les
orchidées et les pantoufles... Nous pourrions nous passer de
Littérature, ce qui est une option sérieusement envisagée. Le
cheval n'a pas besoin de sa queue. D'ailleurs, dans les vestiges de
notre département littéraire, nous avons de grands défunts à
exploiter, des écrivains délicieusement morts qui ne demandent qu'à
bien marcher. Les morts, c'est toujours très vendeur, encore plus
que les jolies femmes. Si nous gardons quelques vivants, c'est pour
que notre catalogue ne ressemble pas trop à un ossuaire.
Henri-Frédéric
BLANC, Nuit gravement au salut
2.1 UN PEU D'HISTOIRE ET D'ÉTYMOLOGIE ? ou Le lexique du MOMIFIÉ
Afin de bien
définir le domaine abordé ici, nous allons faire un peu
d'étymologie, c'est-à-dire d'histoire de la langue française.
Comme tout ce qui permet de voir ce qui se cache derrière les
apparences, elle a des choses à nous révéler.
- écrivain
vient du latin scribanus, le "scribe", qui vient de
scribere, signifiant "écrire" ; le mot est
apparu en français au XIIIe siècle et désignait ce que
nous entendons aujourd'hui par "écrivain public". Ce
n'était donc pas quelqu'un qui écrivait pour soi ou pour l'art. Et
c'était un métier, payé à la tâche.1
- éditeur
vient du latin edere qui signifie "publier", au sens
de faire sortir dans la rue, donc rendre public, ne plus garder chez
soi ; editor ("celui qui donne") était en fait
le titre provisoire pris par un homme riche (généralement
magistrat) qui payait des jeux du cirque pour distraire le peuple (le
distraire de sa misère, évidemment). Aujourd'hui, ce serait
l'équivalent d'un producteur de spectacles à sensations, genre
corrida, catch ou Rollerball.
- libraire
vient du latin liber qui, avant le livre en tant qu'objet,
désignait l'"aubier", l'écorce souple de l'arbre, dont
les Romains se servaient pour rédiger les actes durables, notamment
l'émancipation d'un esclave (il devait transporter le certificat sur
lui pour pouvoir le produire à tout moment) ; on en déduira en
passant que les mots livre et libre ont bel et bien la
même origine (la faute de frappe très courante qui consiste à
taper l'un pour l'autre n'est pas seulement due au fait que les
touches V et B sont voisines sur un clavier azerty ; on
peut même se demander si ce voisinage ne résulte pas d'une
intention plus ou moins
consciente).
- auteur
vient du latin auctor qui désigne "quelqu'un qui ajoute
(de la valeur), produit, crée, réalise" ; de plus,
l'auctoritatus désignait un citoyen libre (souvent issu de la
classe équestre) qui, ayant passé un accord avec un laniste
(propriétaire-entraîneur de gladiateurs), lui cédait sa liberté
pour une durée déterminée en échange de l'entraînement et de la
promotion publique nécessaires à la carrière de gladiateur. Comme
le laniste ne souhaitait pas que cet individu meure avant de devenir
un allié politique, ses combats étaient souvent truqués ;
l'équivalent moderne de l'auctoritatus était donc le
catcheur. En passant, on remarquera que, comme son nom l'indique, en
matière d'écriture, c'est bien l'auteur qui est censé détenir
l'autorité ; cela peut paraître évident mais certaines
évidences sont plus claires quand on les énonce.
- rédacteur
vient du latin redigere qui signifie "ramener" ou
"reconduire" mais a pris le sens d'"arranger",
"redisposer", avant de désigner un compilateur de textes,
c'est-à-dire quelqu'un qui cherche, relit (puis relie,
éventuellement).
- lecteur
vient du latin legere qui signifiait d'abord "lier"
puis est devenu "lire", ce dernier voulant dire par
extension "lier les lettres pour en faire des mots, les mots
pour en faire des phrases, etc." (la ponctuation et l'espacement
des unités sémantiques sont des inventions tardives dans l'art de
l'écriture). Un sens plus étroit et plus ancien désignait "ce
qu'il faut avoir lu" ; c'était le terme qui
s'appliquait aux lois écrites, les fameuses Tables de la Loi que le
peuple romain avait exigé de graver dans le marbre afin que nul n'en
ignore et pour éviter que les aristocrates ne continuent à abuser
le peuple non éduqué. Cette racine-là a engendré un arbre
sémantique d'une richesse inégalée : lire, lier, loi,
légiférer, légitime, légal, légat, licteur, léguer, legs,
lecture, légende (qui signifia d'abord "texte expliquant une
image" avant de remplacer "fable, mythe, conte") mais
aussi religion et légion ! C'est peut-être pour tout cela que,
dans l'esprit de certains membres du monde de l'édition, le public
n'a de légitimité que s'il est nombreux, anonyme et dévot... Quoi
qu'il en soit, ce seul mot nous rappelle qu'en matière de
littérature, ce sont les lecteurs qui font la loi - même s'ils
ne sont nourris que de légendes.
La première
remarque qui saute aux yeux est que tous ces termes viennent du
latin ; en effet, la langue française ayant subi bien d'autres
influences, il est curieux de voir que seul le latin fait source dans
le domaine de l'écrit (à part bouquin,
péjoratif ou affectueux selon le cas, qui vient du gaulois).
La révolte du peuple romain, exigeant que les lois soient gravées
dans le marbre, et l'expulsion consécutive des rois étrusques,
n'ont donc pas fini de faire résonner nos oreilles (et raisonner
certains cerveaux) ; nous subissons encore, vingt-cinq siècles
plus tard, le contre-coup de cette dévalorisation de la loi orale,
de son éviction pure et simple au profit de la loi écrite, sans
doute une conséquence de l'expansion en Méditerranée de cette
invention aussi curieuse que géniale – l'alphabet –
qui s'est imposée à la plupart des langues méditerranéennes, au
point d'en faire disparaître certaines (dont l'étrusque,
justement).
On notera aussi
que plusieurs de ces termes viennent directement du vocabulaire du
spectacle : l'editor
payait des jeux qu'il offrait au peuple pour s'en faire bien voir ;
c'était donc, déjà, quelqu'un qui dépensait de l'argent pour
faire rejaillir sur lui-même la gloire des gladiateurs et des
auriges qu'il engageait. L'auctoritatus s'en remettait à un
entraîneur de gladiateurs pour tenter de conquérir la renommée
qu'il ne pouvait atteindre autrement, faute de moyens financiers ou
de guerre en cours ; c'était donc un individu soumis.. pour un
temps donné.
On pourrait
déduire de tout cela que les lois et coutumes de l'édition sont
nées à Rome, plus précisément la Rome républicaine des grands
orateurs et juristes, celle des IIe et Ier
siècles avant l'ère chrétienne. A cette époque, les auteurs
n'étaient pas rémunérés ; seuls les libraires gagnaient de
l'argent en vendant les copies des textes (le plus souvent des poèmes
et des discours juridiques) que les orateurs leur confiaient, parfois
en exclusivité. Il n'y avait pas encore d'éditeur ni de rédacteur,
et les seules différences qui pouvaient se produire entre l'écrit
original et le texte atteignant le public étaient dues à des
erreurs de copistes.
La
christianisation de l'Empire romain, bien orchestrée par le clergé
primitif du IVe siècle, a contribué ensuite à faire de
l'écrit le moyen d'imposer le latin ecclésiastique à toute la
littérature qui, pendant mille ans, n'a donc pas disposé de
méthodes populaires pour son expression écrite. L'élite était née
et s'entretenait elle-même, excluant de fait ceux qui ne savaient
pas se servir de l'arme écrite. L'hypogée de cette période fut la
civilisation provenço-languedocienne du XIIIe siècle, où
la culture orale de l'amour courtois aurait pu changer la face de
l'Europe si les Croisés de l'écriture (l'Evangile) ne l'avaient
détruite, aiguillonnés par la religion chrétienne et ses
aristocraties frigides.
L'apparition de
l'imprimerie mécanique au XVe siècle a instauré un
nouveau rapport à l'écriture et à la lecture. Devenue plus
économique, donc plus accessible, la littérature a peu à peu perdu
son statut réputé "supérieur" pour venir s'installer à
des hauteurs plus populaires ; non seulement, les "lois"
devenaient moins sujettes à l'interprétation de ceux qui les
détenaient, mais on pouvait même les traduire dans des langues
vernaculaires, et il suffisait de savoir lire pour accéder à de
nouveaux savoirs.
Le grand homme de
la Renaissance n'est certainement pas le condottiere (comme
le prétendent les capitaines d'industrie contemporains), mais
l'imprimeur ; du latin imprimere, signifiant
"presser, appuyer". Il est intéressant de noter que le
premier sens du mot imprimer était "provoquer un
sentiment", que nous avons adopté ensuite sous la forme
"impressionner".
Il
serait sans doute erronné de croire que le vocabulaire éditorial a
suivi cette noble carrière historique ; en fait, le choix de
tous ces termes latins n'est que le résultat d'une mode, celle du
classicisme, qui remonte à la charnière des XVIIe
et XVIIIe
siècles. Jusqu'à peu de temps avant la Révolution, nul ne
s'était soucié de droits d'auteur ou de légitimité des documents
reproduits, et chacun se chargeait de fabriquer sous la forme qui lui
convenait tout ce qu'il voulait ou pouvait ou savait reproduire à
partir d'un modèle, dont l'authenticité n'avait même pas à être
prouvée ni garantie. Aujourd'hui encore, dans les pays non soumis à
des lois réglementant le droit d'auteur, n'importe qui peut
s'improviser éditeur et publier n'importe quel texte sans rien
devoir à quiconque. On peut même publier une traduction sans
mentionner qu'il s'agit d'un texte écrit par quelqu'un d'autre !
Les lecteurs
sensibles se demanderont comment les écrivains font pour survivre
dans de telles circonstances, face à une adversité aussi hostile,
insidieuse et polymorphe.
C'est d'abord
l'État-providence qui nous aide à nous en sortir en nous accordant
(parfois) un revenu dit d'insertion sociale ou minimum ou tout autre
formule en vigueur inventée par des technocrates bon teint soucieux
de ne pas laisser mourir leur cheptel d'électeurs.
Plus
généralement, pour se permettre d'être écrivain, il faut avoir un
train de vie minimaliste, à peu près égal au seuil de pauvreté2.
Il faut surtout être dégagé de toute angoisse financière.
Cela peut être le cas lorsque nous avons une famille qui pratique le
sacrifice ou l'"investissement affectif" (le devoir filial
de soutenir un écrivain né en son sein). Ce n'est évidemment pas
très courant ni, peut-être, souhaitable.
En réalité, la
proportion d'écrivains capables de gérer l'aspect comptable
de leur carrière est la même que celle de toutes les classes
d'artistes : à peu près nulle. C'est précisément grâce à
ce défaut inhérent (artiste = rêveur = tête-en-l'air = pigeon bon
à plumer) que la petite-bourgeoisie du XIXe siècle
(celle qui a maté les Révolutions) continue à maintenir la caste
des artistes au-dessous d'elle : parce que, du point de
vue bourgeois, le comptable sera toujours plus respectable que
l'artiste. Et la Justice écoute plus volontiers le comptable – qui
s'énerve peu et parle le même langage qu'elle – que
l'artiste – lequel a le culot de s'agiter dès qu'on touche à
son droit moral ou pire, à son œuvre.
Que l'on
considère l'histoire récente de la littérature, et l'on verra que
(mis à part les rares génies et quelques individus bien-tombés3)
les seuls artistes à avoir eu une longue et brillante carrière sont
ceux qui :
- soit avaient
une âme de comptable4 ;
- soit étaient
mariés ou avaient pour meilleur/e ami/e un homme ou une femme de
finance ;
- soit étaient
enfants d'artistes ayant déjà socialement "réussi"
(comme des recettes, en quelque sorte).
Les autres sont
restés modestes de leur vivant et ont été le plus souvent oubliés
sitôt décédés, parfois même plus tôt encore. Tout le monde ne
peut pas avoir la "chance" de rencontrer le destin de
Fernando Pessoa (la malle de feuillets pleine à craquer et la
schizophrénie contrôlée), de Valérie Valère (le stock de
nouvelles et lettres, les débuts de romans qu'elle a laissés dans
l'appartement où son cadavre est resté deux semaines avant qu'on ne
la trouve), de Raymond Carver (ses écrits ont été charcutés de
son vivant ; rééditons-les sous leur forme première ; le
public jugera... et paiera deux fois), de D. H. Lawrence (il était
en avance sur son temps ? Bon plan ; rééditons ses
livres, on n'aura pas à le payer, puisqu'il est mort), de H.P.
Lovecraft (aucune de ses histoires n'a eu le moindre succès de son
vivant ; pas grave, on récupère tout, et nous, ses amis de
toujours, nous les publierons pour que ses enfants en profitent ;
même s'il n'en a pas eu) ; Henri Michaux a demandé par
testament que ses livres ne soient plus ré-édités ? Faisons
casser ça, au nom de la culture, et continuons à empocher le
pognon..
Ad nauseam.
Tout ce foutoir
savamment entretenu par les querelles incessantes n'a qu'un seul
but : faire oublier que le seul détenteur de l'autorité sur un
texte, c'est celui qui l'a écrit. C'est le sens même du mot
autorité, dont la racine est la même que les mots auteur,
ajouter, augmenter... On peut remonter plus loin encore qu'au
latin des Romains : d'après Chantraine, « Autorité,
auctoritas, auctor, auteur, sont à rapprocher du
sanscrit otas, qui indique la force des dieux. »
De quoi regonfler
le moral ?
Le manque de
talent n'est pas un délit et les livres mal écrits seront toujours
parmi nous pour mettre notre charité à l'épreuve. Pour ce qui est
des éditeurs et de la publicité mensongère, la mise en vente d'un
livre sous couvert d'un autre est à tout le moins un crime éthique,
et c'est pour de telles circonstances que nous avons été chargés
d'une conscience. C'est nous les lecteurs qui détenont la
responsabilité finale.
Alberto MANGUEL
2.2 L'EGALITE OU LEGALITE ? ou "Faudrait savoir, mon coco !"
On l'a vu avec
l'étymologie des termes en vigueur dans le domaine de l'édition,
l'auteur tient son appellation de l'auctoritatus, le citoyen
libre, inconnu, pauvre et ambitieux qui cédait sa liberté à un
esclavagiste professionnel pour devenir gladiateur, en espérant
survivre à l'épreuve et en tirer gloire. C'est peut-être à cause
de cette origine jugée inférieure sinon péjorative que la plupart
des éditeurs contemporains sont intimement convaincus que tous les
auteurs qui signent un contrat avec eux deviennent aussitôt leurs
subalternes, leurs esclaves, leurs gladiateurs qui vont combattre
pour eux, et sur lesquels ils auraient droit de vie et de mort. Il
faut insister encore une fois sur l'illégitimité radicale de ce
rapport, qui n'existe pas en droit mais persiste malgré tout
dans certains esprits mal éclairés, notamment ceux qui tiennent les
cordons de la bourse.
Aux yeux de la
Loi, l'auteur et l'éditeur sont strictement égaux et l'un ne
peut exister sans l'autre.
Seuls leurs
devoirs diffèrent ; c'est pourquoi la Loi les a définis.
Corollaire :
le traducteur aussi est un auteur, et le seul garant de
la fidélité de son travail au texte qu'il a traduit.
Cette triste
confusion peut aussi s'expliquer par le fait que les points communs
entre un éditeur et un écrivain sont plus nombreux qu'on
pourrait le croire au premier abord. Quand je dis éditeur ici, je
parle de la génération précédente d'éditeurs, ceux qui avaient
choisi d'exercer cette occupation mal réglementée, et de non
ceux qui, issus de la finance ou de la grasse industrie, ont été
catapultés à des postes prestigieux pour redresser des situations
catastrophiques ou tout bonnement pour pressurer à mort des négoces
qui marchent et les jeter ensuite aux orties. Ceux-ci ne sont que des
gens de finance, des politiciens tarés5,
sans parti ni idéologie autre que celle du fric, avec lesquels il
n'y a pas plus de discussion possible qu'avec des Inquisiteurs.
Non, je parle des
éditeurs à l'ancienne, ceux qui cherchaient des talents et
faisaient de la place à leurs auteurs sans se mettre
eux-mêmes en avant. Nous l'avons vu, ce métier n'en est donc pas un
au sens artisanal du terme ; n'importe qui peut s'introniser
éditeur ou écrivain, sans la moindre formation professionnelle ni
le verdict d'un jury. La seule preuve de cet état mutuel se trouve
dans le contrat qui les lie. C'est dire si cette relation est
primordiale, puisque c'est elle qui les définit juridiquement tous
les deux et ensemble.
Éditeur et écrivain sont donc égaux devant la loi et tout litige
entre eux relève du tribunal civil6
et les concerne donc tous deux au même titre.
Pour l'avoir
choisie moi-même vers l'âge de quatorze ans, je dirais que ce qui
m'a attiré dans l'occupation d'écrivain, c'est la quasi-absence...
disons plutôt : l'extrême éloignement de la figure du
Papatron, qui n'est d'ailleurs pas censé en être un. C'est cette
indépendance, aussi facile que factice, qui constitue souvent un des
arguments majeurs dans le choix personnel de devenir éditeur ou
auteur.
Il y a pourtant
bien une énorme différence entre eux : c'est que l'écrivain
peut se sublimer dans son art alors que l'éditeur ne peut que se
défouler sur ses employés. C'est ce qui explique la hargne canine
desdits employés lorsqu'on met en doute la probité (ou la
compétence ou la sincérité ou les goûts vestimentaires...) de
leur patron ; seuls les chiens battus par leur maître savent
faire preuve d'une telle "fidélité" pathologique,
pathétique et dangereuse.
Et c'est bien là
que le bât blesse : l'éditeur oublie très souvent que ses
auteurs ne sont pas ses employés, et il leur assène ses vérités
atrabilaires, s'aliénant ainsi leur confiance, créant cette
regrettable confusion répandue dans tout le monde de l'édition :
à savoir, que les auteurs en ont marre des éditeurs qui se prennent
pour des patrons, et que les éditeurs-patrons en ont marre des
auteurs qu'ils considèrent comme des parasites.
En cela, tout le
monde se trompe de colère. C'est d'autant plus regrettable que,
lorsqu'elle a l'heur de fonctionner, cette paire
d'esprits-qui-se-voudraient-toujours-plus-libres est d'une solidité
à toute épreuve, d'une complicité redoutable pouvant aller jusqu'à
l'amitié sincère. Mais pour qu'elle fonctionne, outre les
conditions nécessaires à tous les types de relations humaines, il
lui faut un ingrédient primordial : le respect mutuel.
Quand celui-ci s'installe spontanément et persiste, tout va bien.
Mais lorsqu'il se dégrade ou ne se met pas en place rapidement, le
texte de loi devrait suffire à établir les conditions
nécessaires à cette relation aussi fragile que puissante ; or,
cela n'arrive pratiquement jamais. Pourquoi ?
Parce que, comme
dans toutes les relations passionnelles, chacun des membres du couple
rejette sur l'autre leurs échecs mutuels. L'artiste reproche à
l'éditeur d'avoir mal fait (voire pas du tout) son travail ;
l'éditeur reproche à l'auteur d'avoir la grosse tête, d'être trop
gourmand, de s'être planté, bref de ne pas avoir correspondu à ses
attentes ou à celles du public. Et, comme lors d'un divorce sordide,
tout le monde est persuadé que l'autre a tort et consacre son
énergie à le prouver, quitte à forger les preuves.
Le vrai problème,
en l'occurrence, est tout simplement que, d'un point de vue légal
(selon l'article 132-1 du CPI), c'est
l'éditeur qui a tort dans la plupart des cas. En effet,
l'auteur ne peut être tenu pour responsable que de deux choses :
la date de livraison de son manuscrit et la légalité du contenu de
l'ouvrage, mais pas de la façon dont celui-ci est fabriqué,
représenté, acheminé, promu et vendu, qui sont les attributions et
les devoirs de l'éditeur. C'est pourquoi la sempiternelle querelle
qui pourrit la plupart des relations éditeurs / écrivains est aussi
faussée qu'insoluble : là où elle pourrait s'équilibrer si
on observait la loi, tant à la lettre qu'à l'esprit, ne règnent
que le déséquilibre et la confusion propres à tout ce qui touche
de près ou de loin au règne du fric.
En d'autres
termes, tant que les écrivains seront sous-payés et traités comme
des pantins dont seul l'éditeur aurait le droit de tirer les
ficelles, le mécanisme éditorial demeurera l'empire de la plus
incurable mauvaise foi. Toutes les décisions, importantes ou
non, continueront à être prises en dépit du bon sens, à la
va-vite, en suivant des coutumes et des usages éprouvés (donc
dépassés), sans jamais en informer pleinement les intéressés
(tout en prétendant l'avoir fait ensuite), en économisant les bouts
de chandelle et le temps, en négligeant les désirs de l'auteur même
quand il les a clairement exprimés et surtout, en oubliant de lui
répondre lorsqu'il pose des questions légitimes.
Ce déséquilibre
maintenu artificiellement par la meute braillarde de certains
éditeurs surmédiatisés n'existe que pour détourner l'attention
d'un fait pourtant évident à la lecture de la loi : à savoir
que l'auteur et l'éditeur devraient toucher chacun 25 %
du prix de vente (de même que le libraire et le diffuseur /
distributeur7)
pour que les vaches soient bien gardées, pour que la soi-disant
République des Lettres soit réellement démocratique. C'est cela
qui devrait être.
Or, ce n'est
jamais le cas. Il n'y a pas de République des Lettres ; il n'y
a qu'un règne féodal, suranné, obscurantiste et débilitant.
Aujourd'hui que
la situation économique de l'édition littéraire est aussi
catastrophique que la situation économique générale de l'Europe,
il est trop tard pour faire machine arrière. Les éditeurs ont beau
jeu de s'accrocher désespérément à leur vieux radeau en train de
pourrir lentement, clamant haut et fort qu'il n'est pas en train de
couler. Il ne manque d'ailleurs pas de publicistes diversement
rémunérés pour les en féliciter et les considérer comme des
"héros des temps modernes".
Quant à
Internet, ce n'est certainement pas la panacée à ce problème ;
la guerre sévit aussi sur ce terrain, avec les mêmes armes, les
mêmes combattants organisés contre des guerrilleros isolés, le
plus souvent paumés. A la différence que cette fois, les États
sont du côté des éditeurs, de moins en moins nombreux, de plus en
plus gros et plus faciles à contrôler puisque leurs têtes
dirigeantes sont en collusion permanente avec les cercles du pouvoir,
collusion prouvée (une fois de plus) par l'intervention méprisable
de la ministre des vestiges de la culture française en juin 2012,
pour qui "c'est l'éditeur qui fait la littérature".
Ah bon ?
Rassurez-nous, il la fait sous lui, ou dans une cuvette de
porcelaine ?
Si inepte, si
piètre et pitoyable que soit le fruit de votre veine, il se vendra,
atteindra même un mirobolant chiffre de tirage, pourvu seulement que
[...] la réclame soit copieuse et variée, incessante, étourdissante
et infatigable.
GOURDON de
GENOUILLAC, fin du XIXe s.
2.3 L'AVENTURE LITTÉRAIRE ou Le livre dont vous ne serez pas le héros
La Complainte
du Manuscrit :
"D'abord, on
nous trie sans ménagement, nous mettant sur des fiches signalétiques
que nos auteurs n'ont pas le droit de consulter. On nous attribue des
numéros, nous entre dans un tableau, nous examine une première fois
superficiellement. Ceux d'entre nous qui valent la peine
(c'est-à-dire, ceux qui sont recommandés par des collègues ou des
célébrités ; les autres sont considérés immédiatement
comme du rebut) sont transmis à des responsables plus élevés dans
la hiérarchie mystérieuse de la boîte (la "noble"
maison), qui nous examinent selon d'autres critères encore plus
secrets. Tous ceux qui sont refusés sont relégués en attendant que
leurs parents les réclament (le plus souvent contre de l'argent) ou
passent les chercher ; c'est le sort de 99,49 % d'entre
nous ; 0,5 % sont perdus corps et biens pendant les
nombreuses manipulations, sans espoir d'être jamais retrouvés. Les
0,01 %8
qui restent iront entre les mains régaliennes du responsable
d'édition, qui les lira (ou plus exactement, qui consacrera en
moyenne sept secondes à lire une fiche de lecture qu'un lecteur payé
18,50 € – avec de la chance – aura mis plusieurs
heures à rédiger) et qui décidera, dans ce qui lui tient lieu
d'âme et de conscience, de nous publier ou de nous balancer aux
oubliettes. Quant à ceux d'entre nous qui n'ont pas été réclamés
dans les délais impartis, ils seront désossés (leurs éléments
recyclés), déchiquetés ou incinérés.."
Arrêtons de
prétendre qu'il s'agit là d'un conte et revenons à la réalité :
Une légende
circule selon laquelle certains manuscrits (les "presque bons")
seraient recyclés et transmis à des auteurs en manque
d'inspiration, pour qu'ils se les ré-approprient et les publient
ensuite sous leur propre nom ; mais ce sont des calomnies, bien
sûr9.
Ce qui est vrai, c'est qu'aucun auteur spolié n'a jamais eu les
moyens de se payer un avocat pour aller en justice (car le vol de
manuscrit non publié n'est pas un crime pénal ; il faut porter
plainte et payer un avocat, qui doit prouver le préjudice).
Mais en réalité, comment repérer son bébé dans la jungle
éditoriale, si son nom a été changé, ou si seule l'intrigue
(voire une partie seulement) en a été copiée10 ?
Non seulement c'est comme de retrouver une aiguille dans une botte de
foin mais nous ne savons même pas dans quelle botte chercher.
Rappelez-vous que 60.000 ouvrages sont publiés rien qu'en France,
chaque année.. Essayez de les ouvrir tous.
Pire encore, les
manuscrits en français ne peuvent même pas espérer être repérés
par un éditeur compréhensif et visionnaire qui prendrait une option
dessus et les ferait retravailler avec l'assistance d'un rédacteur,
car les éditeurs français ne jugent que les produits finis.
Eh oui, les pôvres n'ont pas de temps à consacrer aux auteurs en
herbe qui ont besoin d'apprendre le métier. Pour la bonne et simple
raison que... ce n'est pas un métier !
Aujourd'hui, il
est si rare qu'un éditeur publie un manuscrit arrivé par la poste
que c'est carrément devenu un argument publicitaire.
Passons aux
bonnes choses : qu'arrive-t-il aux 0,01 % de manuscrits qui
ont réussi ce parcours du combattant ?
D'abord,
l'éditeur (ou son assistant/e) téléphone à l'auteur.
Si celui-ci est
d'accord (et qui ne serait ravi d'être touché par la grâce divine
de l'éditeur qui lui téléphone personnellement,
ou tout comme ?), la noble maison désigne un responsable
(dit "de publication") qui sera chargé/e de négocier avec
l'auteur. Pour la plupart d'entre eux, négocier veut dire "Signer,
les yeux et la gueule fermés", comme on le verra plus loin en
détail11.
Si un auteur
prononce le mot "avocat" avant d'avoir signé, il est
tancé, menacé, méprisé, banni éternellement de la "noble
maison" ; si on daigne encore lui adresser la parole, bien
sûr.
Si un auteur
trouve que 500 € d'à-valoir et 7 % sur les ventes ne
sont pas assez pour son travail, il est prié d'aller (se faire) voir
(par) un autre éditeur.
Si un auteur
demande son argent au moment prévu par le contrat (donc
légitimement), il reçoit une promesse qui a autant de valeur qu'un
programme électoral. Ou un silence méprisant. Il finira par
l'avoir, son argent ; un jour, peut-être.
Si un auteur a
envie de critiquer les deux (ou trois, avec de la chance) projets de
couverture que l'éditeur soumet généreusement à son approbation,
il lui sera répondu qu'il n'y connaît rien et/ou que, de toute
façon, on n'a plus le temps d'en changer.
Si un traducteur
transmet à son auteur le projet de couverture ringarde que l'éditeur
lui a montrée (parfois par inadvertance), il sera aussitôt accusé
de "violer les lois non écrites du métier" et recevra sa
dose de mépris.
Si une jeune et
jolie auteure refuse de passer à la casserole, son contrat sera
mystérieusement annulé pour raison technique et son livre deviendra
tabou12.
Si un auteur veut
contrôler jusqu'au bout l'élaboration de son livre, il sera
promptement remis à sa place, c'est-à-dire nulle part ; il
suffit d'être indisponible pour lui. C'est une méthode très
efficace, et en plus, gratuite.
Si un auteur
manifeste la volonté de vivre de sa plume, il sera mis au ban de la
société littéraire et considéré comme un paria, un aigri et/ou
un emmerdeur.
Si des auteurs
veulent s'unir face à l'adversité, ils pourront le faire mais
resteront confinés entre eux et ne sortiront plus jamais du circuit
"à compte d'auteur", qui est le nom officiel de la roture
dans cette aristocratie du pouvoir (réputé) intellectuel.
Etc.
Ce que refusent
d'admettre les éditeurs du haut de leurs trônes, c'est que le
respect se mérite et ne saurait s'imposer par la force sans
engendrer un retour de mépris. C'est précisément leur mépris
de nos désirs qui engendre notre mépris de leur pouvoir
inique, et ce déséquilibre radical entraînera bientôt une
guerre dont ils feront enfin les frais et qui ne sera que la
conséquence de l'injustice immanente qu'ils ont semée. Car, s'il y
a toujours eu des conteurs depuis l'invention du langage, il n'y a
d'éditeurs que depuis l'invention du négoce (voire depuis 1830 et
l'invention de Louis Hachette), et ce dernier disparaîtra bientôt
sous le poids inéluctable de ses contradictions, de ses crimes, de
sa stupidité, de son ineptie et de sa barbarie incurable.
L'un des secrets
les mieux gardés de l'histoire de l'édition moderne est qu'en
réalité, n'importe quel bouquin peut bien se vendre,
c'est-à-dire trouver son public13
(selon la formule conne et sacrée) ; pour cela, il faut et il
suffit que tous les acteurs de la fameuse "chaîne"
éditoriale fassent leur boulot correctement et avec une motivation
certaine14.
Les succès colossaux qui émaillent ces quarante dernières années
s'expliquent aisément grâce à cela15.
Il est tout aussi
vrai qu'un chef-d'œuvre pourra parfaitement être gâché et voué à
l'échec si ne serait-ce qu'un seul des
membres de la chaîne manque à son devoir ou décide de
mal faire son boulot (ou s'en laisse convaincre). Un tel ordre est
facile à donner, encore plus facile à exécuter ; mieux
encore : il ne laisse aucune trace. Il n'est à vrai dire même
pas nécessaire que l'ordre soit donné ; il suffit qu'une
personne prenne une telle décision, pour quelque raison que ce soit,
et la chaîne est rompue : le livre ne recevra jamais le
traitement qu'il méritait et rejoindra le purgatoire des "même
pas mille exemplaires vendus ; à dégager d'office16".
L'auteur retournera sans tambour ni trompette au sous-sol des gens à
qui il n'est même pas besoin de s'abaisser à répondre. Et
quiconque parlera de proscription en la matière sera traité de
paranoïaque et méprisé à jamais, par simple contumace.
Ces vérités ne
seront jamais reconnues publiquement par les professionnels de la
profession, à quelque prix que ce soit. Tous vous diront que c'est
une illusion de croire que les choses fonctionnent ainsi.
Afin de vérifier
la sincérité de ces professionnels, je vous invite à pratiquer
l'expérience suivante ; lors d'un salon du livre, par exemple.
Le plus discrètement possible, munis d'un prétexte quelconque,
approchez plusieurs éditeurs, diffuseurs, distributeurs, libraires
et autres membres de la chaîne du livre ; demandez-leur quelle
est la part du prix du livre qu'ils reçoivent. A la fin de la
journée, sortez une calculatrice (ou aiguisez votre cerveau) et
faites les totaux. Je vous parie une montre de la NASA contre un
sablier tiré d'un Kinder-surprise que VOUS NE TROUVEREZ JAMAIS
100 %.
Cherchez
l'erreur. C'est-à-dire, cherchez les menteurs...
Ne voit-on pas
tous les jours de ces livres qui, quoique aussi bien écrits que
d'autres à qui le soin d'un éditeur a permis d'être vendus et
reconnus, ressemblent à ces fleurs coupées qui se fanent à peine
écloses, faute d'avoir été convenablement arrosées par quelque
habile jardinier ?
ANONYME,
Lettre à la Société des libraires, 1738
2.4 LA VIE QUOTIDIENNE DES ECRIVAINS ou « J'ai envoyé mon manuscrit aux éditeurs »
J'ai toujours
trouvé cette petite phrase délicieusement désuète, pour ne pas
dire carrément grotesque. On peut l'entendre dans maints films ou la
lire dans de nombreux récits dont le héros, qui s'appelle
généralement Antoine ou Nadia, est
apprenti/e-écrivain-qui-s'est-fait-larguer-par-la-femme-ou-l'homme-de-sa-vie-et-qui-a-l'âge-du-Christ17 ;
environ 10 % des manuscrits peuvent se résumer ainsi.
D'abord,
j'aimerais bien savoir comment on fait pour envoyer un manuscrit à
chacun des 4.000 et quelques éditeurs francophones
répertoriés. Même si la chose était faisable, il est évident que
tous ne seraient pas intéressés ; cela n'empêche pas une
forte proportion de candidats à la publication d'envoyer quand même
leur bébé à "tout le monde", c'est-à-dire à n'importe
qui dont ils ont entendu parler récemment sous le prétexte lumineux
que "on ne sait jamais".
Soyons
réalistes : même un petit éditeur à la réputation naissante
reçoit de cinq à dix manuscrits par jour en moyenne, et ce tous les
jours ouvrables de l'année. Les plus gros en reçoivent entre
cinquante et cent par jour. Comment voulez-vous qu'ils s'y
retrouvent ? Faites le calcul : le résultat est qu'environ
trois millions de manucrits-papier circulent chaque année en
France. Bien sûr, pour une bonne part, ce sont les mêmes qui
tournent ; mais cela fait au bas mot un demi-million de projets.
Seuls les plus gros éditeurs ont les moyens de payer des gens pour
accomplir l'ingrate tâche de tri (qui peut devenir gratifiante, mais
pas plus d'une pincée de fois par an).
Jusqu'à présent,
seul Gallimard a mis en place une plate-forme web pour recevoir les
manuscrits sous forme de fichier informatique... mais seulement pour
leur collection Jeunesse. J'ai essayé, elle fonctionne, et le
retour, bien argumenté et adéquat, se fait dans les six mois ;
le tout est gratuit et c'est tant mieux. C'est même pour ça
qu'Internet a été inventé.
Mais la
quasi-totalité des éditeurs exigent que l'on continue à leur
envoyer des manuscrits papier. L'auteur en herbe
qui-ne-connaît-personne doit donc passer son manuscrit à la
photocopieuse d'abord (compter 20-25 € pour 300 pages), à
la relieuse ensuite (3 à 10 € selon qualité de la reliure ;
les lecteurs n'aiment pas beaucoup les liasses non reliées, même si
un très bon manuscrit les accrochera peut-être), puis à la
papeterie (1 à 3 € l'enveloppe grand format assez solide)
enfin à la poste (5 € pour un paquet de 400 grammes,
poids moyen d'un manuscrit de 300 pages)... A quoi vient
s'ajouter une éventuelle deuxième enveloppe pré-timbrée pour le
retour du manuscrit quand il sera refusé. La fourchette de coût se
situe donc entre 30 et 50 € par envoi, qui peut
facilement doubler si vous avez écrit un pavé.
A ce prix-là, il
est bien évident qu'un auteur inconnu ne peut pas se permettre
d'envoyer son œuvre à "tous" les éditeurs ; autant
l'éditer lui-même, cela coûtera aussi cher, et le résultat sera
plus sûr. Quand on sait que la plupart des éditeurs (à part les
dix ou douze poids-lourds) réclament des frais de retour qui peuvent
aller jusqu'à 10 €18,
on aura compris que l'activité de recherche d'un éditeur est en
fait un gouffre financier (et temporel) que tout le monde ne peut pas
s'offrir.
Tous les éditeurs
sans exception déclarent publiquement que les "candidats"
doivent sélectionner leurs interlocuteurs, apprendre à les
connaître (à travers leur catalogue), comprendre leur ligne
éditoriale, bref, ne pas les déranger pour rien. Mais si vous avez
le mauvais goût de signaler que, malgré leurs déclarations ("Nous
n'éditons pas de poésie / de théâtre / de nouveaux auteurs..."),
il leur arrive régulièrement de se contredire, ils vous remettront
à votre place d'un péremptoire "C'est exceptionnel !"
(jusqu'à la prochaine exception) alors qu'en réalité, c'était
pour dépanner un copain qui avait absolument besoin de "sortir
un truc" pour apurer une dette, payer une pension alimentaire ou
régler ses impôts. Bien sûr, vous êtes dans le même cas, mais..
l'éditeur n'est pas votre copain.
Plus de la moitié
des écrivains publiés sont journalistes ou enseignants du cycle
universitaire (chez certains éditeurs à tendance scientifique,
cette proportion peut même atteindre les quatre cinquièmes du
catalogue). Eh oui, les premiers ont plein d'amis qui parlent de
leurs bouquins dans les médias ; les seconds ont la compétence
présumée mais surtout institutionnalisée qui leur permet de
se faire remarquer sans avoir à démarcher19.
L'écrivain en herbe qui ne connaît personne dans le milieu voit
donc ses chances d'être publié tomber à une sur cinq cent mille au
bas mot. On est loin de la définition constitutionnelle de la
démocratie.20
Les lettres de
refus se terminent généralement (quoique pas toujours) par une
formule d'encouragement, du style "merci d'aller voir ailleurs",
ou "nous avons confiance en vos qualités indéniables, vous
trouverez l'éditeur qui vous convient", ou "ne perdez pas
patience, devenir fou n'est pas bienséant", ou encore "il
vous reste le suicide, ce n'est pas élégant, mais ça peut vous
rapporter la gloire posthume (avec de la chance et un éditeur sans
scrupule)".
Tout ce jeu poli,
donc hypocrite, cache tout bonnement le fait que cette exigence de
lire sur papier a pour but réel d'opérer une pré-sélection par le
fric et la motivation, qui ne laisse pas d'autre choix à l'auteur
candidat que de sombrer dans l'obstination. Et de l'obstination au
harcèlement, il n'y a qu'un pas ; si vous le franchissez, on
aura tôt fait de vous épingler et de vous mettre à la porte pour
empêchage de tourner en rond. Ça fera toujours un enquiquineur de
moins au pied du podium.
Quant au fait que
la même obstination chez l'éditeur est appelée ambition, ce
n'est bien sûr qu'une question de point de vue, et vous êtes
mesquin de chipoter ; et ça commence à faire beaucoup de
défauts, non ? Vous voyez, qu'est-ce qu'on vous disait ?
Ces auteurs, tous les mêmes..
Après
quatre ans à écrémer, trier, lire, commenter, renvoyer, dénicher,
ficher et faire suivre des manuscrits pour le compte des éditions Au
Diable vauvert, (en tout, j'en ai lu environ 2.500, résumé et
commenté 500, recommandé une centaine ; seuls cinq ont été
finalement publiés par l'éditrice21),
je suis passé à la traduction. Comment ? Parce que Madame la
patronne s'était engueulée (une fois de plus) avec l'un de ses
traducteurs vedettes. Pour quelle raison exacte, je ne l'ai jamais
su, bien que j'aie cherché à le savoir. Mais, une fois de plus
coincée par sa trésorerie exsangue, sa désorganisation chronique,
des délais imminents et un contrat à honorer, Marion Mazauric avait
dû se raccrocher aux branches. Cette fois-là, la branche, c'était
moi. Mais ç'aurait pu être n'importe qui d'autre, y compris un
stagiaire qui aurait argué de son expérience en anglais consécutive
à un séjour de deux semaines à Londres quand il avait quinze ans.
L'idée même de
polémique suscite une profonde résistance chez beaucoup de gens.
Celui qui s'y livre est toujours soupçonné de céder à l'envie. La
jalousie serait un peu la maladie professionnelle du critique. Elle
constitue en tout cas un argument commode pour éviter de répondre
sur le fond à ses jugements, à la manière de ces dictatures
toujours prêtes à accuser ceux qui critiquent le régime de complot
contre la patrie.
Pierre JOURDE
_______________________________________________________________________
1Aujourd'hui,
les écrivains publics font de plus en plus souvent le travail des
assistants sociaux, eux-mêmes relégués aux tâches de survie,
voire d'infirmiers.
2Soit
dit en passant : Bukowski n'était pas un vrai clodo ; il
avait le choix et les moyens de survivre à ce choix.
3
Je m'explique : la deuxième guerre mondiale a suscité un
grand nombre d'écrivains
nécessaires qui ont pu vivre des "grandes
circonstances" de leur destin, parce que leur public existait
déjà tragiquement, c'est-à-dire intensément, puisqu'il
avait survécu. Dans les années 2000, l'intensité
existentielle consiste à regarder des émissions de télé-réalité
et à voter pour son candidat préféré, à écrire des récits
sous forme de textos ou à jouer à Second Life pendant des
week-ends entiers au lieu de chercher des champignons ou de baiser
jusqu'à plus soif. Je profite de cette note pour faire une
prédiction : la prochaine génération de lecteurs connaîtra
une épouvantable pénurie de vrais écrivains ; à leur place,
elle vénèrera des proférateurs,
des vociférateurs, des
jappeurs, des
ultra-cliqueurs et,
bien entendu, des dompteurs de chattes et
des dresseuses de queues.
4Des
gens comme Barbara Cartland, Émile Zola, Bernard Grasset et
beaucoup d'autres, ont travaillé dans la publicité avant de
fomenter leur carrière dans les lettres. Ils savaient donc, par
expérience directe, comment faire de leur occupation une profession
au sens légal, voire fiscal du terme.
5
Je voulais dire "ratés". Quoique.
6A
l'exception des crimes et délits qui relèvent spécifiquement du
droit pénal : incitation à la haine raciale, incitation à la
violence, plagiat, diffamation, révisionnisme...
7Quant
à la fabrication de l'ouvrage, elle incombe à l'éditeur ;
libre à celui-ci de passer un accord avec un diffuseur pour
partager les frais. Si c'est l'auteur qui paye, alors c'est de
l'édition à compte d'auteur (qui est une arnaque légalisée ;
voir chapitre 6.5).
8
Ces chiffres sont des estimations personnelles, fondées sur mes
quatre années d'expérience en tant que lecteur de manuscrits
français et de livres anglo-saxons chez l'éditeur Au Diable
vauvert (de 2003 à 2007), corroborés par quelques collègues. Il
n'existe pas de statistiques à ce sujet. J'estime qu'environ trois
millions de manuscrits sont envoyés chaque année à l'ensemble des
éditeurs francophones, mais je peux me tromper d'un ou deux
millions.
9
"En 2007, Anne-Sophie Demouchy affirmait que 20 % des
livres qui paraissent de nos jours seraient écrits par des nègres."
(in Rouvillois, Histoire des Best-sellers). Un exemple parmi
d'autres : « Hetzel [l'éditeur de Jules Verne] fit ...
comprendre à André Laurie [le nègre de Verne] qu'il aurait tout à
perdre en révélant la vérité sur Les Cinq cents millions de
la Bégum. Par la suite, il s'arrangea avec Michel Verne [le
fils] pour rendre plausible l'attribution à Jules Verne des romans
posthumes – par exemple, en lui fournissant en 1910 une
documentation sur l'Afrique strictement antérieure à 1905,
c'est-à-dire au décès de l'auteur présumé du roman. » On
appréciera l'absence d'ambiguïté de l'expression "tout à
perdre". Quant à Paul-Loup Sulitzer, il a été bien emmerdé
le jour où Loup Durand est décédé ; depuis, ses "livres"
n'ont plus le même succès.
10
Cf. l'affaire Et si c'était vrai ? de Marc Lévy. A
noter que ce dernier a été innocenté, certainement parce que
l'intrigue de son roman est si nulle (déjà exploitée, entre
autres multiples exemples, dans le film Ghost) que n'importe
quel autre bouquin sentimental la reproduit ad nauseam. Il
n'y a donc pas eu "plagiat", mais "variation sur deux
thèmes réputés universels" (l'amûr et l'au-delâââh).
Cela s'appelle une nuance. On sait combien rapportent les
« nuances » aujourd'hui.
11Sondage
du magazine Dazibao (édité par l'Agence du Livre en PACA) effectué
en 2014 auprès des auteurs vivant en PACA : 58 % des
éditeurs refusent de négocier et retirent leur proposition si
l'auteur pressenti manifeste le désir de discuter les termes du
contrat.
12L'inverse
est plus rare mais seulement parce que les hommes préfèrent s'en
vanter plutôt que de s'en plaindre.
13
"...avec un plan d'attaque bien monté, toute œuvre est
susceptible de rencontrer le succès." (in Olivier
Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, p. 49).
14
Le fric étant bien sûr la meilleure de toutes ; “L'argent a
créé les lettres modernes.” écrivait déjà Emile Zola dans Le
roman expérimental en 1880. Il savait de quoi il parlait.
15
"Le roman [Le vent du soir, de Jean d'Ormesson] est tiré
à 120.000 exemplaires et l'éditeur s'engage à dépenser un
million de francs pour son lancement." (in
Olivier Bessard-Banquy, L'industrie des lettres, p.
173) Dépenser un million pour en gagner deux au mieux ? Bien
la preuve que ce n'est pas une opération financière mais
prestigieuse.
16
Voire, à dégager de l'office ! (blague réservée aux
libraires)
17
Dans l'imagerie populaire, non seulement le christ a "vraiment"
existé mais il a toujours 33 ans, comme s'il avait eu cet
âge toute sa vie !
18C'est
le cas de P.O.L., par exemple.
19
“Leurs noms, connus et reconnus, fonctionnent comme des évidences,
et permettent de faire l'économie de l'étude précise des parcours
intellectuels et extra-intellectuels. Les "grands noms"
ainsi utilisés servent d'illustrations pour faire avancer le
raisonnement.” (in Bernard Lahire)
20
Pour des données sur le monde de l'édition :
http://mediadix.u-paris10.fr/cours/Edition/202Chiffres.htm
21
Gringoland de Julien Blanc-Gras, Scream Test de Grégoire
Hervier, Les enfants du plastique de Thomas Clément, Le
Serval noir de Marc Vassart, Tourville de Jestaire.
Quelques-uns de ceux que j'avais soutenus ont été publiés
ailleurs, et c'est tant mieux. Mais un bon nombre de bouses infâmes
que j'avais écartées ont aussi été publiées ailleurs, ce qui en
dit long sur les goûts de ces éditeurs-là.
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