3. TRADUIRE OU COMPRENDRE
Écrire tordu
pour épargner des mollusques ? Merci bien. Ce qu'il ne faut pas
dire, c'est peut-être justement ce qu'il faut écrire.
Léa BELMONT (in
Nuit gravement au salut, Henri-Frédéric Blanc)
Je nous
épargnerai mes vingt-cinq ans d'expérience dans le domaine peu
gratifiant de la traduction technique non assermentée pour passer
directement à celui de la traduction littéraire.
Ces derniers temps, j'ai surtout pris conscience que le grand public ignore la plupart du temps en quoi consiste réellement le travail quotidien des milliers de traducteurs en langue française qui constituent l'armée, désorganisée et indisciplinée certes, mais indispensable à la diffusion des cultures Autres chez nous.
Ces derniers temps, j'ai surtout pris conscience que le grand public ignore la plupart du temps en quoi consiste réellement le travail quotidien des milliers de traducteurs en langue française qui constituent l'armée, désorganisée et indisciplinée certes, mais indispensable à la diffusion des cultures Autres chez nous.
C'est pourquoi
j'ai décidé de lever un pan du voile ; un vaste pan, à vrai
dire. Nul doute que cela me vaudra une crucifixion en règle. Entre
nous (je m'adresse au public), cela ne changera rien à ma situation
actuelle ; autant entériner la décision générale et
accomplir les actes pour lesquels ledit milieu m'a déjà condamné.
3.1 QUELQUES BOURDES HISTORIQUES ou Comment glisser la merde sous le tapis ?
Que le traducteur
soit un traître potentiel est une tarte à la crème éculée ;
mais pourquoi est-il si commun de trahir quand on traduit ? Sous
sa forme moderne, l'accusation ne peut remonter avant le XVIe
siècle, époque à laquelle la notion de traduire a changé
de terme : cela se disait en français translater,
c'est-à-dire transporter le sens d'une langue à une autre. Or,
tandis que les Anglais ont conservé l'idée de transport latéral
avec to translate, nous avons opté pour traduire, du
latin traducere = "faire passer". Le mot a la même
racine que conduire, induire, réduire, déduire et... séduire (dont
le sens premier était "pousser à la faute, tromper, berner").
Le métier de traducteur est donc affaire de plomberie et de tuyaux,
de filtres et de divination, bref d'artisanat et d'artifice.
L'un des pouvoirs
les plus spécifiques de la traduction est qu'elle permet de modifier
le sens d'un texte, de lui prêter des intentions qu'il n'avait pas
forcément à l'origine et que l'on ne peut vérifier parce que
l'auteur est mort ou inaccessible, ou de les transformer si
subtilement que les lecteurs de la langue d'arrivée ne s'en rendront
pas compte, à moins de faire une lecture comparée et éclairée
avec l'original. On peut même escamoter sans vergogne ; c'est
le royaume de l'illusion.
On saisit là un
des premiers (et des plus efficaces) moyens de défense du monde de
la traduction éditoriale ; en effet, à part un
professionnel, qui irait s'amuser (c'est-à-dire, perdre son
temps et son argent) à comparer un texte original à sa traduction
puisque, lorsqu'on connaît la langue-source, il est évidemment
préférable de lire le texte dans sa langue ? Ce détail
technique inhérent garantit à lui seul que la critique de
traductions demeure un domaine de chasse réservé à ceux qui la
pratiquent "professionnellement". Il est ainsi très facile
de décréter qu'une personne est incompétente : il suffit de
la désigner comme non-traductrice. Pourtant, des points de vue légal
et commercial, rien ne permet de distinguer un "bon"
traducteur d'un "mauvais". En traduction littéraire,
l'autre (celui qui n'a pas signé le contrat) est toujours un
amateur, au sens péjoratif du terme.
Il est probable
que les premiers textes prophétiques de l'histoire humaine ont été
générés ainsi,
involontairement d'abord, puis de plus en plus consciemment :
c'étaient des textes étrangers qui, par suite de traductions
abusives, erronées ou tronquées, ont pris un caractère mystérieux
qu'ils n'avaient sans doute pas originellement, jusqu'au moment où
on a pu leur prêter des intentions totalement étrangères à leur
source, et ce en toute "légitimité". Il n'y a pas
d'autorité supérieure en matière de traduction ; on peut
toujours trouver plus compétent que soi, et il n'existe pas
d'Académie dans ce domaine (tant mieux !).
Le Nouveau
Testament en est l'exemple le plus frappant, celui aux conséquences
les plus graves historiquement, et sur lequel je ne m'étendrai
guère1.
On le sait depuis les travaux de Lorenzo Valla au XVe
siècle, le terme hébreu 'almah (qui se trouve dans un vers
d'Isaïe, 7, 14) que les anonymes traducteurs de la Septante ont
choisi d'appliquer à la mère de Jésus, signifie "jeune fille"
mais il a été traduit en grec par parthenos, "vierge",
ou encore (selon un enseignement juif datant du Ier
siècle) "femme qui n'a jamais eu ses règles", donc une
fille pré-pubère (il y a même un cas où il est appliqué à une
femme violée). Cet abus de langage a pourtant servi à fonder le
culte catholique de la "vierge" Marie, un dogme pour lequel
des millions d'êtres humains se sont entretués ou ont été
opprimés-torturés-exécutés au fil des siècles.
Il
existe (heureusement) d'autres erreurs de traduction qui ont fait
couler moins de sang. L'une d'elles, particulièrement tarabiscotée,
se trouve dans le Dracula
de Bram Stoker : lorsque Jonathan Harker arrive en Transylvanie,
une phrase, "Les morts vont vite", plonge le jeune avoué
dans la perplexité, présageant évidemment des horreurs qui
l'attendent. Ayant lu ce roman d'abord en français, je m'étais
toujours demandé ce que ces mots voulaient dire. Le contexte de la
scène sous-entend que leur sens est mystérieux, aussi l'absence
d'explication paraît couler de source, mais cela me laissait sur ma
faim. Je ne voyais décidément pas le rapport entre les vampires et
le fait que les morts puissent se déplacer rapidement. Il y avait là
quelque chose de manqué.
D'après
l'article Wikipedia sur Dracula, la phrase serait en fait
extraite d'un poème de Gottfried August Bürger, Lenore, dont
la version originale allemande dit : « Denn
die Toten reiten schnell », ce qui se traduit par Car
les Morts vont vite. Or, le
texte de Stoker ne précise pas dans quelle langue parlent les deux
passagers de la diligence. Pour que Harker les comprennent, il faut
que ce soit dans une langue qu'il maîtrise. Le latin ? Tout
cela était confus et nuisait à la vraisemblance.
En
lisant, des années plus tard, le livre en anglais, j'ai découvert
que le problème était encore plus inextricable. La phrase originale
est "For the Dead travel fast"
et elle est écrite sur la couverture d'un livre. Elle n'est donc pas
prononcée, et on ne
sait toujours pas dans quelle langue elle est écrite ; il est
probable que Harker parle un peu l'allemand, nettement moins qu'il
connaisse le roumain ; la scène se déroule dans un chapitre
qui avait été supprimé lors de l'édition originale mais qui fut
publié plus tard, à part, sous le titre "The night
guest / Un invité nocturne".
En retournant ce mystère dans tous les sens, j'ai fini par trouver
une amélioration possible ; mais elle ne fonctionne que si l'on
traduit la phrase allemande par "For the Dead are quick".
Je m'explique :
Quick est
à prendre ici dans son sens archaïque de "vif", par
opposition à "mort", comme dans les expressions "mort
ou vif ; les morts et les vifs", auxquels elle fait
référence. L'équivalent anglais (qui se trouve dans la bible de
James) étant "the Dead and the Quick" pour désigner tous
les êtres humains passés et présents. Une manière idoine de
traduire « The Dead are
Quick » serait donc Les morts sont vifs, puisque
nous avons la chance d'avoir en français le mot "vif" qui
contient les deux sens (vivant et rapide) que contient aussi le mot
anglais quick.
Il
semblerait donc que Bram Stoker ait pris l'initiative de (mal)
traduire lui-même le vers de Bürger, aboutissant à une perte de
sens. Il eût été plus judicieux de traduire schnell
par "quick"
et non par "fast", et ensuite "quick" par vif
et non par rapide, qui occulte un sens supplémentaire
important du terme. Quoi qu'il en soit, c'est peut-être pour cette
raison que l'auteur avait choisi de supprimer ce chapitre dans la
première édition de son livre.
J'évoquerai
aussi la "marelle",
ce rituel psycho-magique qui est au centre du cycle d'Ambre de Roger
Zelazny. Le terme original est pattern, un mot si riche de
sens ("motif, dessin, forme, configuration, système, empreinte,
gabarit, patron, modèle, échantillon...") qu'il est souvent
difficile de choisir le bon, c'est-à-dire celui qui correspond le
mieux au contexte ; de fait, on en est souvent réduit à opter
pour le moins pire. Or, la difficulté à laquelle a été
confronté le traducteur du premier volume de la série2,
c'est qu'il ignorait jusqu'où la série allait le mener (sans doute
que Roger Zelazny l'ignorait aussi, lui qui écrivait souvent au fil
de son inspiration à partir d'une simple idée-guide) ; il
ignorait surtout que le terme allait bientôt embrasser plusieurs
contextes très divers. Le traducteur a donc pris le parti osé et
intéressant d'utiliser un terme inhabituel, sortant du domaine des
sens possibles du mot pattern. Jugeant sur le matériau dont
il disposait, il opta pour "marelle",
appuyant donc le côté ludique et pictural du concept (et peut-être
en songeant au roman éponyme de Julio Cortázar, sorti cinq ans
auparavant). Mais lorsque, quelques volumes plus tard, les activités
liées au pattern prirent des proportions importantes et
surtout, des connotations psychologiques et politiques, il était
trop tard pour changer de traduction.
On a là un
exemple non pas d'erreur mais d'impasse technique, qui
illustre le fait que le traducteur est quelqu'un qui doit trancher,
c'est-à-dire sacrifier des lectures possibles pour rendre la
lecture possible. En l'occurrence, le mot "modèle"
aurait mieux convenu sur un plan strictement technique, mais son
absence de poésie et les ambiguïtés qu'il entraîne (différentes
des ambiguïtés du terme anglais) auraient nui au plaisir et au sens
de la lecture. Le traducteur a donc choisi en assumant parfaitement
les risques de sa décision.
Dans What a
carve up !, le chef-d'œuvre de Jonathan Coe (traduit par
Testament à l'anglaise), se trouve une hilarante histoire de
confusion fondée sur une faute de typographie entre les mots brio
(même sens qu'en français, puisque c'est un mot italien) et biro
(qui signifie stylo-bille). Le traducteur français a effectué une
variation sur le terme « brillant » ; certes,
pourquoi pas ? C'est infiniment moins fort que brio et
biro. Mais la question que je me suis posé, c'est :
pourquoi n'avoir pas traduit par "style" et "stylo",
qui évitaient aussi de remanier la phrase finale de l'anecdote ?
C'était beaucoup plus simple, et d'autant plus efficace. La réponse
a peut-être quelque chose à voir avec le choix du titre français,
beaucoup moins évocateur que l'original. Il existe pourtant un mot
qui exprime le sens de to carve up ; c'est "démembrer",
ou à la rigueur "démanteler". Jugé pas assez
accrocheur ? A moins que l'éditeur français n'ait estimé que
la France était à l'abri du démembrement néo-libéral qui a
détruit les institutions publiques britanniques au cours de l'ère
thatchérienne. Au vu de ce qu'il reste de nos institutions
aujourd'hui, on a une meilleure idée de la justesse de son jugement
historique.
Ces quelques
exemples (il y en a bien d'autres mais je vous les laisse découvrir
par vous-mêmes) ont eu des conséquences notables et sont entrés,
pour ainsi dire, dans l'histoire de la traduction, voire dans
l'histoire des hommes. Celui de la "vierge" a engendré des
massacres et des torrents de polémiques casuistiques qui prouvent
non seulement que les hommes ne savent pas quoi faire de leur temps
mais que les convictions les plus profondément ancrées dans
l'esprit reposent sur des notions imaginaires.
Celui de Dracula
ne fait que brouiller un petit effet de langage, qu'il faudrait
peut-être restaurer ; heureusement, le reste du livre remet les
pendules à l'heure et le succès phénoménal de cette légende
prouve qu'elle n'a pas souffert de ce demi-défaut.
Ils sont pour
ainsi dire entrés dans l'histoire et en font partie intégrante. On
n'y peut rien changer, et les corriger dans de nouvelles éditions
serait peut-être incompréhensible, du moins inapproprié, ou
nécessiterait des explications, qui alourdissent toujours le texte
et n'intéressent que les érudits.
Hélas, les
exemples de fautes véritables (je veux dire, de fautes
professionnelles) dues à l'incompétence ne manquent pas, et
ceux-là sont plus embarrassants, dans la mesure où la fabrication
d'un livre passe entre plusieurs mains, ce qui justifierait que les
pires erreurs y sont décelées et réparées avant qu'il ne soit
trop tard. Le fait qu'elles réussissent néanmoins à passer au
travers des multiples corrections, relectures, ajustements,
rédactions, etc., prouve que quelque chose cloche souvent3,
et que des siècles de technique et de pratique n'y ont rien changé.
Après en avoir
discuté avec plusieurs collègues traducteurs et quelques
correcteurs, je suis en mesure d'affirmer que la plupart (pour ne pas
dire la quasi-totalité) des décisions stupides, ineptes ou erronées
prises en littérature sont le fait des éditeurs eux-mêmes, très
rarement de leurs subalternes et pratiquement jamais des auteurs. La
chose est malheureusement difficile à prouver puisque ce genre de
décisions ne laisse en général pas de traces, à l'instar des
décisions prises par les caïds mafieux et autres personnes en
délicatesse permanente avec la Loi mais dont celle-ci tolère
l'existence.
3.2 LES P'TITES MANIES DES ÉDITEURS ou "Ça, j'en veux pas dans mes bouquins"
Le public n'a pas
la moindre idée du nombre parfois proprement inconnaissable
de gens qui interviennent sur un livre : relecteurs, rédacteurs,
éditeurs, correcteurs, maquettistes, compositeurs, rewriters,
traducteurs, typographes, amis, conseillers, mari de l'éditrice ou
femme de l'éditeur (sic)... Tous n'ont pas pour attribution
de modifier le texte, mais tous peuvent le faire, et certains
ne s'en privent pas, estimant sans doute que c'est là un moyen
légitime (re-sic) de laisser leur empreinte. Les pires sont
ceux qui ne signalent pas les modifications qu'ils apportent,
s'estimant justifiés par leur fonction sociale, à l'insu de
l'auteur.
La vraie question
n'est pas de savoir si une correction est juste, mais si l'auteur
est d'accord. Hélas, dans bien des cas, ces gens se trompent, et
convaincu ne veut pas dire légitime, encore moins
légal.4
Parmi les petites
manies étranges que les éditeurs imposent régulièrement à leurs
auteurs, on trouve : l'Holocauste des points-virgules, la
déportation des virgules, la haine des répétitions associée à
l'idolâtrie des synonymes fumeux, les changements de registre dans
le vocabulaire, le changement du titre de l'ouvrage (généralement
pour un plus "populiste" et/ou "vendeur"), la
suppression des cahiers de photographies, le remplacement des photos
couleurs par des noir & blanc, la suppression des index (ou, mais
plus rarement, l'introduction d'un index là où il n'a rien à
faire), la réduction massive voire la suppression des annexes5,
la suppression des adverbes, la réduction des chapelets d'adjectifs
à un seul, l'imposition d'une prière d'insérer rédigée par
quelqu'un qui n'a pas lu l'ouvrage ou contenant une révélation de
l'intrigue, l'imposition (ou le choix forcé) de la couverture, une
bibliographie obsolète, l'omission de certains détails
importants6..
[more?]
Puisque nous en
sommes à parler d'éditeurs qui ne respectent pas les auteurs, voici
en quelques mots ce qui m'est arrivé lorsque, en 2006, j'ai traduit
le quatrième roman de l'Australienne Nikki Gemmell, La Mariée
mise à nu. Son édition originale était parue en Angleterre en
2003 (chez Fourth Estate) sous anonyme, selon le vœu de l'auteur. Le
temps que Marion Mazauric se décide enfin à faire traduire ce petit
chef-d'œuvre de littérature "féminine" (im)pertinente,
plus de trois ans avaient passé et des journalistes britanniques
avaient débusqué l'auteur, qui avait préféré révéler son
identité pour simplifier les choses et les assumer. L'ayant
rencontrée en 2007 à Montpellier, précisément à l'époque où
j'entamais le chantier de traduction, j'ai pu discuter avec elle de
quelques aspects de son travail. J'ai découvert ainsi une écrivain
très sourcilleuse, parfaitement consciente du poids de chaque mot,
et je n'ai eu de cesse ensuite de transmettre à ma traduction ce
même travail d'orfèvre. Toutefois, dans le but d'harmoniser ma
traduction avec celles de ses trois romans précédents (chez un
autre éditeur), j'ai voulu vérifier ce qui avait été fait par mes
prédécesseurs. Mal m'en a pris !
Dans Lovesong
(paru en français chez Belfond sous le titre... Love song),
la phrase suivante « Les Tuniques rouges s'en seraient donné à
cœur joie » m'a fait tiquer. Les seules Tuniques rouges
auxquelles on peut penser dans un contexte contemporain sont les
cavaliers de la police montée canadienne, qui n'avaient pas
grand-chose à faire dans ce récit 100 % australien.
L'explication de ce mystère était simple : dans la VO, il
s'agit des Red Tops, qui est
le surnom que donnent les Anglophones aux journaux à sensation, dont
le titre est généralement écrit sur un chapiteau à fond rouge. Il
aurait donc fallu traduire par "tabloïdes" ou
éventuellement "journaux à scandale". Non seulement la
traductrice avait commis là une bourde incroyable, mais le contexte
incompréhensible de sa phrase aurait dû lui permettre de se rendre
compte que quelque chose clochait. Or, dans ce cas, il existe un
principe en vigueur dans la traduction, qui dit « Quand on ne
sait pas, au lieu de montrer qu'on ne sait pas et de transmettre une
connerie potentielle, on se tait et on cache la merde sous le
tapis. » Certes, ce n'est pas un principe très glorieux, mais
certains traducteurs estiment qu'il vaut mieux opérer un raccord
indétectable (et avoir vérifié que cette absence ne crée par une
carence) plutôt que de mettre une explication dans une note en bas
de page. Dans le cas d'un jeu de mots intraduisible, c'est même
souvent préférable.
Hélas, après
quelques exemples du même acabit, ma consternation atteignit son
comble (je n'en étais qu'à la page 11) avec l'erreur suivante :
le terme quim avait été traduit par "invertie" !
Or, non seulement quim désigne le sexe féminin sur un
registre très vulgaire ("cramouille", par exemple), mais
ce mot ne peut en aucun cas signifier "invertie", même si
l'on admet un changement de registre, de toute façon inacceptable
dans une traduction honnête. Une bourde aussi monumentale signifiait
que non seulement la traduction n'était pas valide mais que
l'éditeur n'avait pas fait vérifier le travail de la traductrice
(sans doute pour économiser trois centimes et dix minutes de son
précieux temps).
Hypothèse pire
encore : Belfond avait peut-être trahi
les livres de Nikki Gemmell, non pas innocemment comme cela pourrait
se faire par inadvertance ou incompétence, mais sciemment, dans le
but de choquer le moins possible, d'élargir le public potentiel des
livres, de vendre un max. Le style habituel de Nikki Gemmell,
cru et sensuel à la fois (que je comparerais à un bon steak
tartare), n'était plus, dans ces traductions, qu'une salade de
saison, sans épices, au goût prévisible et convenu ; une
farce végétarienne là où l'original saigne et dégouline gaiement
du menton.
Lorsque je tentai
d'en parler à Nikki Gemmell (ne sachant si c'était une bonne idée,
mais poussé comme toujours par cette notion vaguement philosophique
que toute vérité est bonne à dire), elle devina rapidement où je
voulais en venir et m'arrêta, me disant qu'elle préférait ne rien
savoir. J'aperçus alors brièvement dans son regard cette crainte
abjecte, étouffée mais permanente, que les décideurs du monde
entretiennent chez les âmes sensibles, à grands renforts de menaces
voilées, de sous-entendus chafouins, de silences épais, de
demi-teintes, de tons morveux, de mesquineries crasses et de
je-m'en-foutisme protopubère.
Respectant la
volonté de cette auteure délicate, je décidai séance tenante de
faire une traduction scrupuleuse de son livre. C'est sans doute ce
qui explique que l'individu Mazauric n'a pas cru bon de me confier le
suivant, sorti en 2011 sous le titre Plaisir, un florilège du
cœur. J'avais pourtant indiqué à Nikki qu'en tant qu'auteur,
elle a parfaitement le droit de se choisir un traducteur attitré et
de l'imposer à l'éditeur, lequel n'a rien d'autre à faire, sur le
plan légal, que d'obéir. Une fois encore, la Terreur avait rempli
son office et le féodalisme avait prévalu7.
Et c'est ainsi,
cher public, que rien ne change au Pays des Gros Éditeurs qui (vous)
Enflent Gaillardement dans votre ignorance bénie et savamment
entretenue, vous poussant à acheter toujours les mêmes choses et à
vous plaindre (ou pas) que rien ne change.
Tous
interviennent, et c'est cette manie de se mêler du texte d'un autre
que je conteste.
Alberto MANGUEL,
in Dans la forêt du miroir (traduction de Christine Le
Bœuf)8.
3.3 QU'EST-CE QU'UNE TRADUCTION ? ou "Lô pô compris mais c'est pô grève"
Je me souviens de
la première fois où j'ai pris conscience de ce qu'était une
traduction. J'avais onze ans et j'étais consigné au lit pour cause
de fracture au pied. Outre un stock considérable de BD9,
on avait ajouté à la pile une poignée de livres de poche. A
l'époque, je ne lisais guère que de la science-fiction et des
histoires fantastiques ; quelqu'un décida qu'il était temps
pour moi de découvrir l'univers du polar. J'avais donc à ma
disposition une douzaine d'Exbrayat, autant d'Agatha Christie, et un
James Hadley Chase : Eva. J'expédiai les Exbrayat et les
Christie avec plaisir puis j'attaquai Eva.
Au bout de vingt
pages, je compris que je ne comprenais rien à ce qui se passait. Non
que les mots m'échappassent (c'était du français) mais leur
juxtaposition n'avait aucun sens. Je ne parvenais pas à visualiser
les situations ; les personnages se promenaient dans des limbes
poisseuses et clignotantes, et relire dix fois ne m'aidait pas à
mieux comprendre. C'était désespérant ; je voulais y arriver
mais je sentais qu'il me manquait un outil primordial.
Voici un exemple
de ce que cela donnait à lire :
Je décidai
d'appeler chez lui, disait le
narrateur.
"Allô !"
disait un personnage.
"Allô !"
lui répondait un autre ;
"Comment fais-tu ?"
"Finement.
Veux-tu du Scotch ?"
"Je
pourrais utiliser une boisson."
"Reste
là, je serai une mère."
Et de lui offrir
un verre de whisky, que l'autre prend et boit ! Quoi ?
Mais... ils ne sont pas censés être au téléphone ?
Puisqu'ils se sont dit "allô" au début ! Qu'est-ce
qui se passe ?
La vérité
m'apparut des années plus tard (j'avais abandonné la lecture d'Eva
pour me replonger dans les affres délicieuses de la science-fiction
d'Abraham Merritt et de Lewis Padgett, qui cèderaient bientôt la
place à Philip K. Dick et John Brunner) lorsque, ayant acquis les
notions de base de la langue anglaise, je recomposai de mémoire le
dialogue ci-dessus (qui ne se trouve pas tel quel dans le livre, je
l'avoue, mais c'est pour évoquer la chose) :
I decided to
call at his place.
"Hello."
"Hello.
How do you do ?"
"Fine.
Would you like some Scotch ?"
"I could
use a drink."
"Stay
here, I'll be a mother."
Ce qui, traduit
correctement, donne :
Je décidai de
passer chez lui.
« Salut.
– Salut.
Comment vas-tu ?
– Bien. Tu veux
un scotch ?
– C'est pas de
refus.
– Ne bouge pas,
je te sers. »
Le tout à
l'avenant..
Je sais
aujourd'hui que le polar fut considéré en France comme de la
littérature de rebut jusqu'à la fin des années 60, lorsque les
éditeurs commencèrent à comprendre que les Français aimaient de
plus en plus ce genre-là. Alors, peu à peu, les budgets changèrent
d'orientation et on se mit à mieux payer les traducteurs dans
l'espoir que leur travail mieux fichu, donc mieux considéré,
permettrait de rapporter plus d'argent. Pendant deux générations,
tout alla pour le mieux dans le meilleur des mondes éditoriaux ;
la littérature traduite a connu là un âge d'or, et nombre de
chefs-d'œuvre se sont vu traduits (ou retraduits) par de grands
auteurs, qui en ont fait autant de chefs-d'œuvre du patrimoine
français.
Comme tous les
âges d'or, celui-ci s'acheva un jour, sans coup férir, dans
l'indifférence générale du public.
Il est
rigoureusement impossible de convaincre un editor qu'il n'est
rien.
William HAZLITT
3.4 LE CONTRAT DE TRADUCTION ou "Vous m'faites un devis, comme ça, au pif !"
Le problème avec
les livres, c'est que c'est plein de mots.
Henri-Frédéric
BLANC
Dans le milieu de
la littérature de genre, il est considéré comme "normal"
de payer un traducteur 15 € le feuillet de 1.500 signes du
texte-arrivée, au lieu des 22 € prévus par la Charte
européenne des Traducteurs pour une traduction littéraire (en
2007). On en déduira aisément
qu'en toute "logique", le polar, la science-fiction et le
fantastique ne sont pas considérés comme de la "vraie"
littérature. On entre là dans le problème de la tyrannie des
genres, que j'aborderai dans un autre chapitre.
Un des problèmes
majeurs rencontrés par les traducteurs est qu'en général, le
contrat est établi avant d'entamer la traduction. Le nombre
de signes est donc estimé ; on prend le volume du
texte-source et on y ajoute 10 % pour obtenir le volume
d'arrivée (pour le cas anglais>français ; en effet, le
"coefficient de foisonnement" varie selon les langues), sur
lequel est calculé l'à-valoir. En théorie, cela fonctionne. Sauf
que parfois le volume estimé par l'éditeur est inférieur à
celui qu'estime le traducteur ; sauf que parfois le
volume-source donné par l'éditeur original est erroné ;
sauf que parfois l'éditeur français oublie les 10 %
supplémentaires, ou bien il estime que le coefficient de
foisonnement n'est que de 5 % (c'est le cas de L'Atalante, par
exemple), ce qui constitue un pur et simple abus de confiance. Or,
une fois que le contrat est signé, il n'est plus possible de le
modifier. "Il fallait y penser avant", m'a dit un jour un
"professionnel" en levant le nez.
En réalité,
tant que le traducteur n'a pas fait une première estimation sur
pièce (donc, d'après le manuscrit-source lui-même) il ne
devrait pas y avoir un contrat mais un devis, révisable
jusqu'à la signature définitive. Quel éditeur pratique cette
formule ? Aucun. Combien d'éditeurs préfèrent faire une
estimation généreuse du volume de travail, histoire de motiver
leurs traducteurs (et de leur témoigner du respect) ? Devinez ;
je vous donne un indice : ça se situe entre zéro et l'infini,
mais beaucoup plus près de zéro. Une conséquence de ceci est que
les traducteurs expérimentés gonflent systématiquement leurs
estimations, sachant que s'ils ne le font pas, ils risquent de se
faire arnaquer. Résultat : leur chiffre étant plus élevé que
celui des amateurs, ils ont donc moins de chances d'être
sélectionnés. Et c'est ainsi que la surenchère s'emballe et
dérègle le système...
Autre problème :
les demandes de subvention au Centre national du Livre se font10
à dates fixes (ce sont des commissions qui statuent) ; or les
éditeurs, travaillant désormais en flux tendus, constituent les
dossiers au tout dernier moment, ce qui implique que le traducteur
doit fournir rapidement un extrait de sa traduction qui, non
seulement n'est pas terminée mais n'a pas pu être harmonisée
d'après l'ensemble du texte (il faut compter deux ou trois mois pour
traduire un roman de 400 pages de difficulté moyenne), extrait qu'il
relit à la va-vite. Les commissions jugent donc d'après des
documents inachevés et provisoires. Or, quel est le principe
en vigueur en France pour accorder des subventions ? Les
donne-t-on à des gens qui en ont besoin pour apprendre le métier et
s'améliorer ? Bien sûr que non ; on les donne à des gens
qui savent déjà le faire. On prête aux riches pour être sûr que
les pauvres ne vont pas changer de statut.
A cause de ce
fonctionnement aberrant, les deux premiers chapitres de ma traduction
d'Électrons libres, telle qu'elle a été publiée par Au
Diable vauvert, contiennent un nombre d'erreurs inacceptable.
Pourquoi ? D'abord, parce que je n'avais pu réviser la version
corrigée, qui contenait des abus commis par la correctrice, laquelle
n'avait pas pris la peine de comparer le texte-arrivée avec le
texte-source ; elle escomptait peut-être que je le ferais (ou
bien elle s'en moquait éperdument), mais comme je n'ai jamais visé
le Bon à Tirer, je n'ai pas eu l'occasion de corriger ses erreurs ni
même de les constater.
En guise
d'exemples : "Liz. Se plaint." est devenu "Liz se
plaint", ou encore "Je dis. Et m'évanouis." est
devenu "Je dis. Et je m'évanouis.", ce qui escamote le
style propre au narrateur. C'est précisément à ça que sert le Bon
à Tirer : à faire tout vérifier par la seule personne qui
a l'autorité compétente sur le texte. De fait, je n'ai même
pas réussi à savoir qui l'avait signé en l'occurrence. A mon avis,
personne.
Ensuite, pour une
raison incompréhensible qui confine à l'ineptie, la personne qui a
effectué la maquette finale a utilisé, non pas ma version
définitive du texte, mais la version provisoire que je
lui avais remise quatre mois plus tôt afin de constituer le dossier
destiné à la commission ! C'était donc une version à peine
corrigée et surtout non harmonisée. Comment une telle bourde
a-t-elle été possible, je l'ignore et il était vain d'essayer de
le savoir.
(Tout comme il
est inutile d'essayer de savoir qui a eu la bonne idée de corriger
lesdites erreurs dans la version publiée en poche un an plus tard,
corrections que j'avais indiquées dans un fichier que j'avais cru
perdu à jamais, n'ayant pas obtenu de réponse. Que cette personne
soit ici remerciée.11)
Bref, tant que ne
sera pas établie l'habitude de commencer par un devis avant
de fixer les termes du contrat, les traducteurs seront généralement
spoliés, et les traductions souvent bâclées d'une manière ou
d'une autre.
3.5 TRADUCTEUR = CRADUCTEUR ou "Tu vas voir ; c'est simple."
Il est d'usage de
ne pas indiquer si une traduction est indirecte ; bizarrement,
la loi ne considère pas cela comme une tromperie sur la marchandise.
Si un livre porte, par exemple, la mention "traduit du
norvégien", on peut être raisonnablement sûr que c'est bien
le cas. Par contre, s'il ne porte que la mention "traduit par
Untel", on peut émettre des doutes ; en général, cela
veut dire qu'il a été traduit d'après la version anglaise12.
J'avoue qu'en lisant certains polars de l'Islandais Arnaldur
Indriđason, les très nombreux anglicismes de la traduction m'ont
plongé dans la perplexité ; mais ma maîtrise de la langue
islandaise laissant à désirer, je n'ai pu vérifier à la source.
Et, pour être
franc, les anglicismes sont désormais si omniprésents dans la
littérature que cet indice n'est presque plus significatif ;
même les traductions de l'espagnol en sont bourrées. Et il y a de
plus en plus d'écrivains français qui écrivent comme des mauvais
traducteurs d'anglais !
Comment distinguer un traducteur d'un craducteur
(et repérer un zooteur) :
Le traducteur
dit < Le craducteur et le zooteur disent :
occasion < opportunité
soupçonner < suspecter
clore < clôturer
angoisse
< anxiété
prestation <
performance
résoudre
< solutionner
souscripteur ou
participant < contributeur
arrêter
< stopper
s'apercevoir ou
se rendre compte < réaliser
normes
< standards
s'affoler
< paniquer
censé/e < supposé/e
une personne
décidée < une personne déterminée
content/e
< excité/e
déformer
< distordre
crise ou
confusion < commotion13
inquiet
< concerné
augmenter
< incrémenter
central
< pivotal
décennie
< décade
godemiché
< sextoy
les cent premiers
jours < les premiers cent jours
oh là là !
< ouaouh ! ou wow ! ou waouh !
pan !
< bang !
vlan !
< slam !
... ...
(bientôt, même les chiens français auront l'accent cockney)
Sans parler de
l'informatique en général et de l'adjectif "juste" devenu
adverbe pour simplifier la vie des craducteurs
qui n'ont pas le temps (ou le standing ?) de faire des
propositions négatives bien construites (à quand remonte la
dernière fois que vous avez lu le mot "guère" ?). On
aura reconnu là les symptômes de l'anglicystite aiguë,
cette maladie du négociant gonflé de son export-importance, virus
qui a désormais contaminé tous les domaines de la vie quotidienne
au point que même les gens concernés ne s'en rendent plus compte.
3.6 SPÉCULATIONS HUMAINES ou "Boursicotti-boursicottons !"
Le public mange
ce qu'on lui donne. Qu'on médiatise du jus de chaussette en
proclamant que c'est un pur nectar, et le public s'en délectera. En
tout cas, il achètera, c'est ce qui compte. Les gens achètent
n'importe quoi, hélas... C'est peut-être parce qu'on leur vend
n'importe quoi.
Henri-Frédéric
BLANC
Plus frustrante
pour le public (et pour les auteurs qui la subissent) est la pratique
qui consiste à ne pas traduire certains romans d'auteurs
pourtant populaires, en se basant sur divers prétextes, comme la
conjoncture du pays (qui ne serait pas la même) ou la culture (qui
serait pas mûre), etc. En réalité, les éditeurs pratiquent ainsi
la spéculation à long terme.
En effet, si on
laisse passer quelques années et qu'un auteur explose soudain
(notamment si un de ses livres est adapté au cinéma, ce qui est le
fantasme14
de tout éditeur), le fait de publier un de ses vieux romans (en
prétextant l'avoir redécouvert, par exemple, ou en le présentant
comme une erreur de jeunesse) permet de le vendre beaucoup mieux, en
organisant une campagne médiatique spéciale dont les retombées
permettront de dissimuler qu'en réalité, le livre en question avait
été enterré volontairement par l'éditeur, qui en détenait
une option et empêchait sa traduction et sa diffusion.
C'est le cas,
entre autres, de l'extraordinaire deuxième roman de David Mitchell
number9dream (titre d'une chanson de John Lennon). Contacté à
travers son éditeur anglais Viking, l'auteur m'a répondu
qu'il ne savait pas pourquoi ce livre n'a toujours pas été traduit
en français, contrairement à ses cinq autres, sortis chez
L'Olivier. Contacté par courrier postal, cet éditeur n'a pas daigné
me répondre, si tant est que ma lettre n'ait pas été classée dans
une corbeille. Dans la mesure où Cartographie des Nuages, le
chef-d'œuvre de David Mitchell, est sorti au cinéma en mars 2013,
je suis prêt à parier que number9dream sera publié en
français avant la fin de l'année15.
Quant à la qualité de la traduction, elle vaudra ce qu'elle vaudra.
Car pour bien traduire du David Mitchell, il faut avoir une solide
culture en littérature SF, donc ne pas être un traducteur cantonné
au domaine généraliste. Mais on touche là à un autre vaste
problème de l'édition française : la tyrannie des genres, que
j'aborderai dans un autre chapitre.
L'ambiguïté qui
règne dans le domaine de la traduction (à savoir que, d'après les
éditeurs, "les lecteurs se foutent de savoir si le style de
l'auteur a été respecté, tout ce qu'ils veulent, c'est lire du
Machin ou du Truc, du moment que c'est écrit dessus")
permet depuis longtemps à la traduction française de naviguer dans
les eaux troubles de l'approximation, du bricolage, voire de
l'incompétence la plus crasse, sans que rien ne permette de
différencier une daube d'une bonne traduction effectuée par un
professionnel dans des conditions décentes. Non seulement il est
difficile au milieu d'un tel fatras de repérer les bons traducteurs,
mais pire encore, ceux qui sont réellement bons n'ont pas de
meilleures chances de trouver du travail décent, puisque les seuls
critères désormais en vigueur aux yeux des éditeurs sont ceux du
coût et de la rapidité. Or, un traducteur conscient de son rôle
devrait refuser de travailler pour des honoraires indignes ; ce
que ne fera pas un débutant qui ignore la Charte des Traducteurs et
l'article 135 du CPI sur la dignité de la rémunération, ou bien
quelqu'un de pris à la gorge qui a une famille à nourrir et ne sait
ou ne peut rien faire d'autre.
C'est pourquoi la
compétition qui règne dans ce milieu existe bel et bien, à un
stade particulièrement larvé et rigoureusement invisible du public.
Il n'existe pas de bourse des traductions, ni d'agence pour l'emploi
spécialisée dans ce domaine, ni de forum où on en parle16,
ni même de diplôme particulier (à part pour travailler dans une
Commission européenne, ce qui n'intéresse pas tout le monde, loin
de là). La seule chose qui fonctionne en l'occurrence, c'est la
chance, la longueur du bras, la présence dans le milieu
(c'est-à-dire la réputation et/ou le léchage de bottes) et,
éventuellement, le fric que rapportent les précédentes traductions
et qui se confond facilement avec la compétence.
Il est possible
(mais très incertain) que la mise en place d'un label (par exemple :
TRADUIT PAR UN PROFESSIONNEL ou TRADUCTEUR BIEN PAYÉ, TRADUCTION
BIEN TORCHÉE...) améliorerait cette condition pendant quelque
temps. Mais qui l'appliquerait et comment ? Les institutions
humaines ont prouvé jusqu'à plus soif que leur meilleur talent
consistait à dévoyer les bonnes idées pour les retourner à leur
profit en toute mauvaise foi.
Editeurs et
autres professionnels de l'édition oublient facilement que les
traducteurs ont des droits, et que ce sont précisément des droits
d'auteur. Les traducteurs devraient être traités de la même
manière que les auteurs, à la différence que leur à-valoir est en
moyenne dix fois plus élevé et leur pourcentage sur les ventes dix
fois plus faible. Du strict point de vue juridique, les
traducteurs sont bel et bien des auteurs, qui ont un droit moral
sur leur traduction, laquelle est considérée comme une œuvre
littéraire à part entière ; ils sont donc les seuls garants
du travail de l'auteur-source, les seuls à pouvoir le défendre
contre les exactions (pire : contre les "idées") de
l'éditeur.
En d'autres
termes, il est du devoir moral d'un traducteur de refuser
toute ingérence d'un éditeur dans l'œuvre d'un auteur étranger.
Une fois de plus, l'éditeur doit cesser de se poser en figure
autoritaire qui se croit légitime, pour s'occuper uniquement de ses
attributions légales : fabriquer, représenter, vendre,
redistribuer les gains à qui de droit, et respecter les volontés
des auteurs. Toutes choses qui arrivent de moins en moins, et de
plus en plus mal.
A notre sens, la
distinction entre légitimité et légalité doit être conservée
dans la mesure où, avec elle, s'exprime une contradiction
fondamentale, celle entre autorité et démocratie.
Gérard MENDEL
________________________________________________________________________
1
Les travaux de Bertrand Russell ou ceux de Joseph Prieur et Gérard
Mordillat (entre autres) suffisent largement à régler la question
de la "légitimité" des textes fondateurs des religions
judéo-chrétiennes, et Ibn Warraq a réglé celle de la religion
islamique. Sauf erreur de ma part, personne n'a écrit l'équivalent
pour la première religion du Livre : Pourquoi je ne suis
pas juif. On peut néanmoins trouver les prémices
d'un tel ouvrage dans L'homme Moïse et la religion monothéiste
de Sigmund Freud, mais celui-ci est loin d'avoir abordé tous les
aspects de la question.
2Untel,
1970.
3
Dans La mariée mise à nu de Nikki Gemmell, un "voilà"
a été transformé en "volià". Vérification faite, mon
fichier-source ne contenait pas cette faute ; elle a donc bien
été créée de toutes pièces lors de la fabrication du livre. On
m'a dit que c'était dû à un bug informatique. Ce qui fait donc un
intermédiaire de plus dont il faut tenir compte, celui-ci
totalement imprévisible. Encore heureux que les logiciels ne se
soient pas mélangées les octets pour transformer "voilà"
en "violà".
Tout récemment, une personne digne de foi, relecteur pour Au Diable vauvert, m'a confirmé que l'orthographe de ses ouvrages ne s'est pas améliorée. Quinze ans de non progrès ! Que j'ai pu vérifier par moi-même avec le dernier ouvrage d'un collègue.. qui contient une bonne centaine de fautes.
Tout récemment, une personne digne de foi, relecteur pour Au Diable vauvert, m'a confirmé que l'orthographe de ses ouvrages ne s'est pas améliorée. Quinze ans de non progrès ! Que j'ai pu vérifier par moi-même avec le dernier ouvrage d'un collègue.. qui contient une bonne centaine de fautes.
4
Les lecteurs curieux pourront lire à ce sujet le livre de Stéphane
Michaka, Ciseaux, qui retrace la carrière littéralement
frelatée de Raymond Carver.
5C'est
le cas, notamment, des aides généalogiques de la série de G.R.R.
Martin Le trône de fer, dont les centaines de personnages
sont parfois difficiles à identifier. Dans la VO, des listes
généalogiques fort bien faites permettent de s'y retrouver. Dans
la VF de Pygmalion, ces listes ont été simplifiées à grands
coups de serpe.
6
Exemple : la traduction d'Omega Minor de Paul Verhaegen
par Claro (éditions Lot49) aurait peut-être dû mentionner qu'il
s'agit en fait d'une traduction de la version anglaise de
l'original, lequel a été écrit en néerlandais. Mais il est vrai
que ladite traduction anglaise a été effectuée par l'auteur
lui-même, ce qui fait toujours un intermédiaire de moins. On n'a
là qu'un petit oubli sans gravité, presque reposant dans cet océan
de médiocrité et de marchandises frelatées.
7
En 1978 déjà, Belfond avait été pris au piège par la
journaliste Anne Gaillard, qui avait fait expédier aux vingt plus
gros éditeurs parisiens des versions re-titrées et attribuées à
des inconnus, d'anciens succès littéraires. Belfond n'avait pas
reconnu un de ses propres prix Goncourt, celui de 1946 ! On
trouvera d'autres preuves de l'incurie chronique des éditeurs
français dans le livre Les scandales littéraires de Claire
Julliard (EJL, Librio, 2009). Son livre est passionnant, même si on
peut regretter son ton bon enfant, qui prend tout cela à la légère
en cachant soigneusement le fait que le public n'a jamais la
possibilité d'exprimer ses opinions en la matière, pas plus que
les auteurs. On a là un parfait exemple du dialogue presse/édition
où les "chers amis de trente ans" se font assaut de
politesse en prétendant résoudre des querelles, alors qu'ils ne
font que s'assurer leurs places respectives en maintenant à l'écart
les "roquets qui se croient tout permis". La télévision
regorge de leurs (d)ébats, qui n'abordent jamais les problèmes
réels. Si les journalistes qui parlent de littérature à la télé
ne font rien avancer, c'est parce que les poissons rouges ne
commentent pas leur bocal : ils le justifient.
8
Une question que je me suis posé, en lisant ce livre :
pourquoi Alberto Manguel ne mentionne-t-il jamais le droit moral de
l'auteur ? Celui-ci existe aussi bien en France que dans les
pays anglo-saxons ; chez nous, il est défini par le Code de la
Propriété intellectuelle. Dans les deux cas, il est inaliénable
(par contre, les Anglo-Saxons ont le droit de renoncer
définitivement à leurs droits sur une œuvre).
En tout cas, contrairement à ce que prétendent (ou croient)
certains éditeurs, en cas de litige ou de propos diffamatoires,
c'est l'auteur qui est seul responsable devant la Loi, non
l'éditeur, même s'il est traditionnel qu'en cas de procès
perdu, ce soit l'éditeur qui paye les pots cassés par l'auteur ;
encore que j'aimerais bien savoir combien de fois cela est
réellement arrivé, comparé au nombre de fois où un auteur
condamné a été lâché par son éditeur.
9
Avouons-le ici (pourquoi pas ?) : c'est la BD franco-belge
qui m'a appris la langue française. Ou plutôt les français.
Franquin (Gaston Lagaffe, Les idées noires) pour le français
décontracté ; Greg (Achille Talon) pour le français châtié
qui ne se prend pas au sérieux ; Marcel Gotlieb
(Rubrique-à-brac, Rhaaa Lovely !, Gai-Luron) pour le français
facétieux ; Jean-Michel Charlier (Buck Danny) pour le français
politiquement correct (c'est-à-dire américanisé) ; Cauvin
(Les Tuniques bleues, Les Femmes en blanc, Pauvre Lampil...) pour le
français passionnel ; Goscinny (Lucky Luke, Astérix,
Iznogoud...) pour le français efficace, direct, vivant et non
académique... Le fait que tous ces gens fussent belges en dit long
sur... Allez, je ne dirai rien ; épargnons les ambulances. La
seule chose que des Français m'aient apprise, c'est l'argot :
San Antonio, Michel Audiard et Coluche. Merci à eux tous.
10Se
faisaient ? Là aussi, les budgets ont
fondu au soleil des émoluments historiques de nos "chers"
gouvernants...
11Je
profite de cette parenthèse pour indiquer que ce genre de petit
miracle est extrêmement rare dans l'édition contemporaine. Le
premier chapitre du premier roman de James Flint, Habitus
- traduit par Claro - se terminait sur le mot "orbite"
masculinisé ; dans la version de poche, folio - donc
Gallimard - a laissé cette bourde cosmique, ainsi que toutes
les autres commises par l'illustre traducteur (ou par une
correctrice démente). Comment est-ce possible, vous
demanderez-vous ? Tout simplement parce que les livres publiés
en poche ne sont plus retravaillés ; ils sont directement
"reflashés" à un format inférieur, et vogue la galère !
C'est toujours ça d'économisé, s'pas ? Sachez aussi qu'en
2010, Gallimard s'est débarrassé - pardon, on dit "a
laissé aller" - la plupart de ses maquettistes.)
12
Le scandale (évidemment avorté et inoffensif, puisque transmué en
campagne publicitaire) de la traduction lamentable de Millennium
en est un bon exemple.
13Pas
cérébrale, c'est déjà ça.
14Ou
le "rêve humide", comme l'a craduit une contractuelle du
Diable vauvert (Iawa Tate, in La parabole des talents,
Octavia Butler).
15J'ai
perdu.
16
Il existe des forums et des portails web où l'on parle de
traduction et où l'on dispense de précieux conseils (PETRA, Aftl,
Portail de la traduction...), mais pas de site où l'on peut
négocier, trouver, offrir, démarcher des traductions. Là encore,
c'est un domaine de chasse réservé aux seuls éditeurs,
c'est-à-dire accaparé.
Merci pour votre série de textes et pour l'appétissant partage de cas douteux de traduction, notamment celui dans Dracula. La suggestion du mot vif est fine. Par curiosité, j'ai rouvert un vieil exemplaire que je possède (in "Les Évadés des ténèbres", de la collection Bouquins).
RépondreSupprimer[Premier chapitre du Journal de Jonathan Harker, au 5 mai]
« Un voyageur murmura à l'oreille de son voisin le vers fameux de "Leonore" de burger :
Denn die Todten reiten schnell...
Car les morts vont vite... » (p. 585)
La traduction française laisse entendre que l'allemand est utilisé. Et je n'ai pas bien saisi votre propos : dans la version originale Stoker ne mentionne pas l'origine du vers, ni ne l'écrit en allemand ?
À la suite du roman, en appendice est proposé "L'invité de Dracula", et voilà qui est plus déconcertant :
« Au-dessus du tombeau, apparemment fiché dans le marbre - le monument funéraire était composé de plusieurs blocs de marbre -, on voyait un long pieu en fer. Revenu de l'autre côté, je déchiffrai ces mots, gravés en caractères russes :
LES MORTS VONT VITE » (p. 943)
Quoi qu'il en soit, j'avais oublié le don de Harker pour les langues, car juste avant le départ de la diligence (dans le roman), il dévoile son incroyable talent :
« Pour moi, j'entendais souvent les mêmes mots qui revenaient sur leurs lèvres - des mots que je ne comprenais pas ; d'ailleurs ils parlaient plusieurs langues. Aussi, ouvrant tout tranquillement mon sac de voyage, j'y pris mon dictionnaire polyglotte, et cherchai la signification de tous ces mots étranges. » (p. 581-582)
Oui, sacré Jonathan; un dictionnaire polyglotte ! C'est que ça doit peser lourd, cette affaire.
SupprimerQuoi qu'il en soit, pour (ne pas) répondre à votre question: "La phrase originale "For the Dead travel fast" est écrite sur la couverture d'un livre. Elle n'est donc pas prononcée, et on ne sait toujours pas dans quelle langue elle est écrite." En fait, le texte original, en anglais, est imprécis; on n'arrive pas à savoir si la phrase est dite verbalement par l'un des deux interlocuteurs présents dans la diligence, ou écrite sur la couverture du livre qu'il est en train de lire, ou les deux. Du coup, il est possible que le traducteur ait extrapolé; c'est ce qui arrive quand le texte-source est flou: on a tendance à vouloir le clarifier, donc on en fait trop. D'ailleurs, la traduction anglaise du vers allemand est déjà fautive: "reiten" n'a pas à se traduire par "voyagent".
En fait, nous ne saurons jamais dans quelle langue cette phrase est prononcée, ni même si elle l'est. Soyons généreux et disons que Harker l'a rêvée! Ainsi, tout est permis.
Va pour cette proposition ! À présent, même dans un demi-sommeil j'espère ouvrir le fameux dictionnaire.
RépondreSupprimerPetit supplément d'âme.. j'ai découvert il y a peu que, dans la traduction anglaise du "Parfum" de P. Süskind, la date du dernier chapitre est le 25 juin 1766, alors que dans la traduction française, il s'agit du 25 juin 1767! Depuis, je cherche en vain la date de la version originale allemande. Bizarrement, la notice wikipedia allemande sur le roman ne la mentionne pas, alors que les notices anglaise et française reportent consciencieusement la même différence que dans les traductions!
RépondreSupprimerQuant à savoir pourquoi je me creuse la tête sur ce (menu) problème.. tout simplement, mon dernier roman commence le jour où se termine le "Parfum".. mais lequel?
Help!