7. MANIPULATIONS DE MASSE & TECHNIQUES DE CONTRÔLE
Le best-seller se
situe ainsi au croisement de la technique et de la magie, du miracle
et de l'industrie lourde.
Frédéric
ROUVILLOIS
7.1 LE GAI MORVEUX ou "Comment inculquer l'industrie aux enfants"
Cette partie
s'adresse aux enfants ; je veux dire aux enfants que nous sommes
tous censés avoir gardés en nous. Nous commencerons donc par une
zoulie anecdote :
Je commis un jour
l'erreur de donner rendez-vous à une amie dans un salon de
thé-librairie anglaise. Je ne regardais pas du tout les infos et
n'étais donc pas au courant de l'événement mondial le plus
important du jour. A vrai dire, je ne m'en portais pas plus mal, mais
c'est parce que j'ignorais que je fusse malade.
Je m'étais mis
en terrasse pour travailler, à l'ombre et au calme, décontracté du
stylo-plume. Cela ne dura pas longtemps. Alors que j'allais attaquer
je ne sais plus quel chapitre de je ne sais plus lequel de mes
machins à écrire, je fus assailli par une masse de cris, de
gloussements et d'exclamations diverses provenant d'un groupe en
train de dévaler la ruelle en pente. Suspendant mon activité
cérébrale, le temps nécessaire au passage de la horde, j'en
contemplai les membres, n'ayant pas vraiment le choix puisque ladite
rue, piétonne, ne fait guère que 2,22 mètres de large.
C'était une
vingtaine de jeunes gens des deux sexes, de 18 à 20 ans, aux accents
variés mais globalement anglo-saxons, voire américains. Ils
parlaient tous en même temps avec une volubilité que je n'avais
guère vue depuis un fameux concert de Pink Floyd. Je ne compris pas
de quoi ils beuglaient ; la bouillie stridente rappelait les
grésillements d'une radio calée sur un émetteur hors-service,
sérieusement amplifiés. A ma consternation, au lieu de passer
devant la boutique et de disparaître au loin, ils s'y engouffrèrent
deux par deux. Quand la porte se rabattit enfin, je crus que j'allais
être tranquille ; il fallait juste qu'ils n'en ressortent pas
pour envahir la terrasse. Ma séance de travail était foutue, je le
sentais. Je décidai d'attendre simplement mon rendez-vous et nous
irions voir ailleurs si la paix régnait. Naïf que j'étais !
Deux minutes plus
tard, la porte de la librairie se rouvrit, pour laisser passer une
paire de jeunes qui avaient fait partie du groupe. Tous deux
brandissaient un livre, gros, chatoyant, en braillant des choses
incompréhensibles. La vérité – qui est aussi belle que sans
merci – me frappa de son marteau d'airain : c'était le
jour de la sortie du dernier Happy Rotter1 !
(Ne me demandez pas lequel ; c'est sans espoir ; ça
m'intéresse autant que les maillots de foot, les slogans politiques,
les revues de mode et les musiques de génériques de séries
télévisées mexicaines des années 70.)
Les deux fans
s'éloignèrent aussitôt en piaillant. Leurs cris n'étaient pas
encore estompés que la porte se rouvrit, libérant une autre paire
de fanatiques, chacun dûment muni de son graal en pulpe de bois,
glané à la force du portefeuille ou de la carte de crédit. Eux
aussi échangeaient des formules réputées magiques à voix
haut-perchée.
Une minute plus
tard, le manège se répéta, à la différence que le fanacheteur
était unique ; se sentant peut-être seul, il hurla, sitôt
dans la rue : « Attendez-moi ! » à l'attention
de ses deux premiers camarades. Ceux-ci se retournèrent vaguement
mais sans ralentir, et il dut se mettre à courir pour les rejoindre.
Il gravit la rue sans perdre des yeux la couverture de son "trésor".
Je venais de
comprendre le pourquoi du manège : la petite librairie n'ayant
qu'une caisse, sa libraire ne pouvait faire passer tout le monde en
même temps. Les fans s'attendaient donc l'un l'autre, plus ou moins,
mais, pressés par leur impatience "légitime", ils ne
résistaient pas à la tentation et partaient dès que possible.
J'eus la confirmation de ceci lorsque la paire suivante sortit une
minute plus tard (la libraire prenait la cadence, en bonne galérienne
du métier). L'un des deux membres de cette paire ouvrit le livre et
commença à lire tout en marchant. Alors que j'hésitai à applaudir
cet exploit sportif hors du commun (c'était un garçon), sa compagne
s'en aperçut et hurla soudain : « Arrête de lire !
Tu as promis de ne pas lire avant moi ! Arrête, je te dis ! »
Résigné, le garçon referma l'ouvrage, baissa la tête et prit la
main de la jeune femme qui n'était pas encombrée par son exemplaire
du livre.
Pardon : du
Livre.
Le défilé dura
encore une bonne dizaine de minutes et il en fallut trois ou quatre
autres avant que leur dialogue strictement unilatéral ne disparût
entièrement à l'horizon sonore. Bien que secoué, j'étais
heureux ; j'avais touché du doigt le "phénomène HP".
Tout tenait dans la réponse à cette question de simple bon sens :
"Pourquoi une bande de copains (capables de s'organiser pour
venir ensemble dans une librairie) achètent-ils chacun un
exemplaire du même livre, au lieu d'en acheter trois ou quatre et de
se les prêter ?"
Les réponses
possibles défilèrent dans ma caverne intérieure : parce
qu'ils croient que c'est une relique ? Parce qu'ils se
croiraient ridicules ou dépassés de ne pas avoir chacun le sien ?
Parce que tous les exemplaires sont différents et contiennent un
message secret adressé à chacun d'eux ? Parce que les
exemplaires sont numérotés et qu'une tombola d'ampleur mondiale
permet de gagner un prix merveilleux ?..
J'arrêtai là
mes extrapolations ; toutes les hypothèses envisagées
relevaient de la croyance à la magie, ce qui est bien le propre des
fan(atique)s de HP, ce qui montre que les instigateurs du livre
savent parfaitement ce qu'ils font. Les réactions extrêmement
"passionnées" des fans à qui l'on déclare ne pas aimer
HP ou pire, n'en avoir rien à foutre, valent largement celles des
éléments sectaires des diverses religions qui se partagent le
gâteau spirituel de la planète2.
Bloomsbury (maison fondée en 1986 par Nigel Newton, fils d'un
viticulteur californien et ancien directeur des ventes chez l'éditeur
Macmillan), est avant tout un groupe commercial qui n'a jamais rien
fait au hasard. Ses collusions avec des gros groupes de diffusion et
de distribution illustrent à la perfection le changement économique
opéré dans les années 1980 par les thuriféraires des
gouvernements néo-libéraux de Reagan, Thatcher et compagnie. Rien
dans leurs agissements n'indique qu'ils se soucient d'art ou
d'originalité. La seule chose importante à leurs yeux est que le
produit séduise le chaland et que ce dernier soit légion.
Qu'est-ce que
Happy Rotter ? Un héros à la peau blanche, mâle, anglo-saxon,
faisant semblant de ne pas être protestant, toutefois fervent adepte
de la Destinée, pour ne pas dire de la prédestination... Bref,
toujours le même héros sempiternel, avatar du Jésus-Christ
fantasmé par Augustin (dit "le saint"), un pur produit de
l'église luthérienne. Bref : rien de neuf à l'ouest sous le
soleil de Satan-Bush-un-coin.
HP est un héros
parce qu'il résout des problèmes ? Bon, mais comment les
résout-il ? Grâce à son intelligence ? Son savoir ?
Son astuce ? Non : les problèmes se résolvent tout seul
en sa présence parce que c'est lui que v'là et que quelqu'un,
quelque part, qui a plus de pouvoir que n'importe qui, a décidé...
qu'il pouvait les résoudre. Et ce quelqu'un, qui évidemment
ressemble à Dieu, c'est JK Rowling. Normal qu'elle ait tous les
pouvoirs, puisque c'est elle qui écrit, et que l'écrivain est le
deus ex machina de son "univers-œuvre". Toujours
rien de neuf sous le soleil, qui commence franchement à pâlir.
D'ennui, de honte ? Ou des deux ?
Reprenons le
"raisonnement" : le héros de la saga est l'homme le
plus puissant de son univers inventé parce que l'inventeuse de son
univers a décidé que ce serait lui le héros de son univers.
Dingue ! Du jamais vu depuis Gilgamesh... Ulysse ? Un petit
rigolo. Thésée ? Un pantin cosmique ! Elric le
Nécromancien ? Un m'as-tu-vu anémié ! Le Néo de
Matrix3 ?
Un bouffon néo-con ! Et autres tombereaux de héros tellement
éculés qu'on a envie de les euthanasier dès la troisième page (ou
image).
On l'a compris :
HP est en fait l'énième version du mythe de Prométhée-Mithra-Jésus,
destinée aux ados des années 1990-2000, déguisée en résurrection
de la littérature fantastique, aussi important pour la destinée
humaine que le cent-quatorzième come-back de Johnny Halliday pour
l'histoire universelle de la musique. Les phrases sur la nature
profonde du Bien et du Mal ne peuvent tromper que des ignares ou à
la rigueur, les enfants de George W. Bush. La philosophie de bas
étage qui émaille l'œuvre de JK Rowling ne fait honneur à
personne, pas plus à ceux qui la croient qu'à ceux qui se
contentent de la véhiculer pour en encaisser les bénéfices.4
Quelque temps
plus tard, je compris comment les agents (pas dormants, hélas) de
Bloomsbury s'y prennent pour instiller dans l'inconscient fort mou
des fans de la série ce besoin irrépressible et fondamentalement
inepte de posséder chacun son exemplaire du livre ; ce
fut en voyant (par erreur et en accéléré) le film Le diable
s'habille en P*** 5.
Réglons tout de suite son compte à ce navet imbuvable qui fait
l'apologie de la réussite sociale only made in America :
ce n'est pas un film mais une pub de deux heures pour une marque de
fringues qui mérite son poids financier en mépris souverain. Naomi
Klein nous a avertis il y a longtemps qu'il faut être
particulièrement bouché pour croire qu'une marque commerciale est
un blason de chevalerie gagné grâce à des actes héroïques6.
Cette croyance n'est, hélas, pas près de s'éteindre et nous
n'allons pas nous en soucier ici plus que nécessaire.
Dans cette pub
interminable, donc, il y a une scène où l'acariâtre et inepte
patronne de l'héroïne exige, du haut de sa morve habituelle (mais
criante de vérité ; nul doute que Meryl Streep a étudié et
régurgité là quelques-uns de ses anciens réalisateurs /
producteurs / patrons) d'avoir le prochain HP avant tout le monde
pour le faire lire à ses chers enfants (c'est-à-dire, au public
idéal puisque privilégié,
car il est bon de suggérer que tout public est privilégié ;
cela le valorise et ne coûte rien), à savoir des jumeaux. L'héroïne
se démène alors au cours d'une séquence sportive (que son
réalisateur croit sans doute digne des grandes comédies des années
'40, ce qui prouve qu'il a un œuf poché à la place du cerveau)
pour finalement obtenir une épreuve du manuscrit avant qu'il ne soit
envoyé à l'impression, allant jusqu'à corrompre (pardon :
séduire) un responsable de chez Bloomsbury (attention ! message
caché : les gens de chez Bloomsbury sont humains, puisqu'on
peut les faire fléchir ; oui, mais bon, sous-corollaire :
n'oubliez pas que c'est une fiction7.)
Alors que, épuisée, elle livre l'objet "magique" de sa
quête "héroïque" à sa commanditaire (qui n'est pas une
salope, oh là là non, même si elle sait pertinemment que ce
qu'elle a demandé est illégal), on a la merveilleuse chute du
sketch : les jumeaux vont par deux, il faut donc un deuxième
jeu d'épreuves.
Oh, maille gode,
quelle wavissante idiote ! Ha ha ha ! Hi hi hi ! Hu hu
hu !
Car, bien sûr,
en bons Américains qu'ils sont, les jumeaux ne sauraient se
contenter de lire les feuillets l'un après l'autre, en se les
passant au fur et à mesure, voire en se les lisant mutuellement, par
exemple, à raison d'une page chacun8.
Non seulement cela impliquerait que l'un d'eux commence avant
l'autre mais en plus cela éviterait du gaspillage. Or, nous
autres Européens, oublions souvent que le gaspillage – comme
l'a démontré un économiste néo-libéral nobellisé de son
vivant – est une preuve de bonheur et de saine économie.
Cette scène
aussi lamentable que grotesque (et véritable insulte à l'écologie),
constitue à elle seule la preuve que HP n'est pas une œuvre
véritable au sens artistique du terme mais un produit commercial
minutieusement calibré par un laboratoire éditorial, négocié par
des experts en manipulation et en psychologie de masse.
L'objectif réel de cette séquence9
est d'implanter dans les consciences spectatrices la nécessité
irraisonnée (donc fausse) de posséder son exemplaire à soi de
chaque bouquin écrit par JK Rowling. Ce n'est qu'une ode à
l'individualisme, et un encouragement à vénérer un objet réputé
magique ; bref, un entraînement à devenir un Citoyen Obéissant
et Névrosé.
Le simple fait
que l'insipide recueil de contes de noël de JKR se soit vendu à
plus de trois millions d'exemplaires en est une preuve
supplémentaire. Ayant vu de mes yeux une personne adulte et cultivée
acheter compulsivement cet ouvrage en avouant qu'elle "le lirait
mais ne l'aimerait pas", je peux témoigner de la vacuité de
cet objet et de l'inanité du mythe qui l'entoure et le justifie
entièrement. Le fait qu'il se soit trouvé en piles à la caisse le
ravale de toute façon au rang de ce qu'il est : du chewing-gum
mental.
Conclusion :
il n'y a pas, il n'y a jamais eu, et il n'y aura jamais de phénomène
littéraire HP ; ce n'est qu'un phénomène éditorial
et commercial,
dont l'ampleur démentielle ne prouve qu'une seule chose :
l'emprise du fric sur les consciences humaines, désormais aussi
intégrale qu'intégrée, a atteint le stade inopérable.
Rêve de
savoir-fer
Si ne serait-ce
qu'un tiers des acheteurs de produits HP avaient acheté un livre de
SF ou de Fantastique français au cours des quinze années du règne
de JKR, aujourd'hui en France une cinquantaine d'écrivains
pourraient vivre de leur plume, recevant des droits décents, et ils
continueraient à écrire des histoires originales au lieu de bosser
à l'usine ou de faire la plonge ou de songer au suicide. Et
accessoirement, chaque année, une centaine de livres seraient
publiés à la place d'un seul HP. Au lieu de quoi,
non seulement deux millions de gens lisent la même chose sous
prétexte qu'on leur a intimé l'ordre de croire que c'était bon (et
ça l'est forcément puisque c'est un pillage-mélange du Club des
Cinq, du Clan des Sept, de Randall Garrett, de Fantômette, de Robert
Holdstock, de Jack Vance, de Terry Jones, de Sibylline et la
Sorcière, du Dr Poche, de La Patrouille des Castors, de Peter Pan,
de… etc.) mais en plus, les éditeurs qui devraient (au sens moral)
consacrer leur énergie et leur temps à chercher des livres
originaux et des auteurs neufs préfèrent les
consacrer à chercher des clones de HP (ou du Seigneur des Anneaux
ou de Star Wars ou de Dan
Brown ou de Millennium ou de Twilight ou de tout
ce qui marche sans qu'on sache réellement pourquoi). Bref, la
merde liquide descend bien dans les tuyaux, déborde et s'installe
définitivement. La sauce se fige, les nouveaux éléments culturels
la confondent avec la normalité et plus rien ne change au royaume du
néant. Enfin, le fait
qu'un autre opus de Mme JK Rowling s'intitule Une place à prendre
n'est pas une invention de ma part, et relève sans doute d'une
forme d'ironie supérieure.
Le public adore
les auteurs à succès ; il sait qu'il n'a rien à en craindre.
CIORAN
Bien sûr, de
temps à autre, une œuvre réellement
originale réussit, sans que personne n'ait pu le prévoir, à percer
et à conquérir des milliers de lecteurs sans leur forcer la main ni
la conscience. C'était le cas, par exemple, de George R.R. Martin
avec le cycle du Trône de Fer, jusqu'en 2011, année où le
monde l'a soudain "découvert" grâce à la série
télévisée produite par HBO (dont le mercantilisme n'a rien à
envier à celui de Bloomsbury). Le fait que certains lecteurs soient
décontenancés par les livres de Martin, "ne comprenant pas à
quel genre ça appartient", est un gage de qualité réelle ;
le Trône de fer est le premier feuilleton où l'on peut
choisir ses héros en fonction de ses propres goûts. En clair :
l'anti-HP.
Et la preuve que
les éditeurs franchouilles ne sont rien d'autre que des
opportunistes se trouve depuis 2011 sur les tables des librairies :
chaque éditeur s'est en effet fendu de sa petite réédition d'un
grand roman de G.R.R. Martin, ou d'une nouvelle version, ou d'une
traduction remaniée, voire d'un inédit (et hop ! une vieille
novella de casée). La danse des rapaces est toujours facile à mener
quand les carcasses foisonnent, et que l'on peut clamer haut et fort
que G.R.R. Martin est un génie sans prendre le risque de s'entendre
dire : « Qui ça ? »
Accessoirement,
la preuve que les critiques ne savent pas lire, c'est que tous
comparent le Trône de Fer10
au Seigneur des Anneaux ; alors que l'œuvre littéraire dont se rapproche le plus le Trône de Fer, c'est le cycle de Lyonesse de
Jack Vance. Seulement voilà : Jack Vance, le grand public, y
connaît pas ! Même pas adapté au cinoche, çui-là !
Donc, c'est personne. Donc, puisque je connais pas, y mérite pas
qu'on le connaisse. Alors que le Seigneur des Anneaux, bon
sang, c'est le dixième livre le plus vendu de l'histoire de la
littérature ! T'imagines, coco ?
G.R.R. Martin,
lui, ne s'y trompe pas, puisque dans une page autobiographique, il
place Jack Vance parmi ses influences majeures, le qualifiant même
de "somptueux" écrivain. Je suis on ne peut plus d'accord.
Comme disait San
Antonio : « Les Con11
n'aiment que ce qu'ils connaissent ». Ce seul principe suffit
aussi à expliquer toute l'industrie actuelle de la littérature à
la chaîne destinée aux 41,4 % de bouquins vendus en
supermarchés (loin devant les 23,3 % vendus en librairies).
La vérité
s'énonce en termes simples qu'il faut répéter : HP n'est pas
un phénomène littéraire, c'est un phénomène éditorial
et commercial, le plus bassement, tristement, veulement
mercantile ; de la réclame boostée aux hormones vaguement
narratives, à mettre au même niveau que la littérature à l'eau de
rose.
Questions en
passant : croyez-vous vraiment que Barbara Cartland a écrit ses
sept cent-vingt-quatre (724)12
"romans" toute seule ? Saviez-vous que Danielle Steel
(l'un des auteurs les plus vendus au monde) n'est pas seulement une
personne ; c'est une entreprise qui emploie vingt-quatre
personnes ? Sulitzer en avouait trente-sept à son service ;
à votre avis, combien en fallait-il pour "écrire" un HP ?
Et aujourd'hui que c'est (espérons-le) fini13,
sont-ils au chômage, ou nous préparent-ils le prochain
"best-seller" mondialisé ?
Cette
harrypotterisation universelle n'est pas seulement un signe,
préoccupant, du processus d'uniformisation, elle en est aussi l'un
des vecteurs les plus redoutables. [...] Plus le best-seller a de
lecteurs, plus il va imposer un certain type de références, de
goûts, de valeurs exactement calibrés à l'aune du politiquement et
de l'intellectuellement corrects. En définitive, le best-seller
constitue le bras armé de la mondialisation : le meilleur outil
d'un nivellement universel d'autant plus radical qu'il aura été
assumé, voulu et payé par les intéressés eux-mêmes.
E. MARSALA, dans
Lire, 2010
7.2 LE BLOCK-BOOKING ou Comment prendre un libraire à la gorge
J'aurais bien
aimé faire figurer ici une mini-enquête sur les mille et une
manières dont éditeurs, distributeurs et diffuseurs obligent les
libraires à se plier à leurs exigences, mais.. aucun libraire n'a
voulu entrer dans les détails, encore moins me procurer des preuves.
Tant pis ; allons-y sans filet.
L'une de ces
méthodes consiste à imposer un nombre minimum d'exemplaires
commandés ; plus ce nombre est élevé, plus le libraire sera
obligé de le vendre, donc de le promouvoir auprès de ses clients,
parfois en employant des méthodes qui frôlent la vente forcée.
Pour éviter les procès, on appellera ça de la "mise en
valeur".
Une autre méthode
est de conditionner la vente d'un titre à celle de plusieurs autres,
moins accrocheurs, bien sûr, et surtout moins vendeurs. Le libraire
désirant avoir le titre-phare se retrouve obligé d'acheter (et
donc, de vendre ou de stocker) des titres qui ne l'intéressaient
pas. Il arrive parfois (voire souvent, avec certains diffuseurs) que
les cartons reçus soient remplis de titres non sollicités, qui
coûtent plus cher à renvoyer qu'à stocker. Cela s'appelle le
block-booking ; c'est considéré comme illégal en France, et
indélicat dans d'autres pays. Mais pour combien de temps encore ?
7.3 LES ESPRITS BIEN RANGÉS ou "Maman, y a des zombies partout !"
Mais au fait, à
quoi servent les genres littéraires ?
- à classer,
disent les libraires, qui ont besoin de savoir où sont leurs livres
pour pouvoir les retourner au plus vite quand le délai d'office (la
date de péremption) est atteint et qu'ils doivent les renvoyer au
gentil distributeur avant que ça ne leur coûte trop cher ;
- à savoir à
l'avance de quoi parle ce qu'on veut lire, répondent les
lecteurs qui n'ont pas confiance en leur propre jugement et qui
aiment la littérature sans risques (ou "sans estomac",
pour reprendre l'excellente expression de Pierre Jourde) ;
- à lire des
histoires qui nous en rappellent d'autres, répondent les
lecteurs fragiles, ou craignant l'imagination (appelons-les
"pascaliens") ;
- à maintenir
les auteurs derrière des barreaux invisibles mais quasi impossibles
à franchir, ne vous répondront pas les éditeurs ; au lieu
de quoi, ils vous renverront aux libraires et aux lecteurs, vous
disant que cela les aide à "s'y retrouver", à ne "pas
être perdus", à savoir "où ils en sont" ; bref
ils utiliseront tout le vocabulaire de la géographie scout, celui
des divers duce, caudillos, conducadores, barons, directeurs
et autres petits Führeren de l'histoire de l'entreprise.
L'auditeur
inattentif en déduira que les genres semblent s'imposer d'eux-mêmes,
comme s'ils allaient de soi, comme si personne n'en était
responsable, comme s'ils étaient immuables, paroles d'évangile, loi
divine, sacrée, inviolable, éternelle... Bref, la bouillie
habituelle déversée par les détenteurs d'une autorité qu'ils
présentent comme légitime.
L'enfermement
dans un carcan de genre est l'une des formes de contrôle les plus
sournoises et les plus efficaces que l'éditeur exerce sur ses
auteurs ; pas forcément pour les punir mais simplement pour
réguler ses flux financiers, et surtout pour pouvoir prétendre
qu'il connaît le goût du public, qu'il sait comment celui-ci pense
et réagit.
Or, si vous
écoutez parler les éditeurs qui s'expriment, vous remarquerez
qu'ils parlent volontiers du goût du public ;
comme s'il n'y avait qu'un seul public composé d'un seul modèle de
goût, d'autant plus facile à prévoir. « D'ailleurs, moi qui
vous parle, je le connais ; c'est même pour ça que je fais ce
métier. » CQFD, mon général !
Pour ne citer
qu'un exemple : Pierre Nora, en son temps, parlait du
« développement d'une culture de masse et [de] l'apparition
d'un public culturellement indifférencié. » Mais
indifférencié par qui exactement ? Et surtout, dans quel but ?
Sinon pour lui vendre plus facilement le même produit de masse...
Les millions de
lecteurs contaminés par Harry Potter, Dan Brown et autres Nuisances
de gris, prouvent sans l'ombre d'un doute qu'ils sont les cibles d'un
virus commercial inéluctable, soigneusement élaboré dans des
laboratoires spécialisés qui ont autant de rapport avec une maison
d'édition qu'un centre de recherches militaires avec une antenne de
la Croix-Rouge. Aucune loi n'en interdira jamais l'existence ni
l'application ; ce sont pourtant des drogues culturelles dures,
qui fabriquent des zombies, créent des dépendances et – pourquoi
s'en priver ? – captent l'argent des pauvres pour le
redistribuer à des riches.. tout en se revendiquant de l'esprit de
Robin des Bois.
Pour donner un
exemple de la "souplesse morale" de l'auteur de HP, voici
ce qui arriva pour la sortie américaine de son premier ouvrage « HP
and the Philosopher's stone. Malgré un tirage initialement
modeste, le succès se dessine petit à petit, au point que l'éditeur
américain Scholastic offre rapidement à l'auteur 100.000 $
pour le publier sous un titre plus explicite et mieux adapté à son
public, HP and the Sorcerer's stone. » (p. 39, in
Frédéric Rouvillois) On en déduira que le mot philosophe
n'est pas assez américain. Cent mille dollars pour un seul mot...
Cambronne et Jarry, réveillez-vous ! C'est l'heure de passer à
la caisse.
Si l'on souhaite
se livrer au jeu des estimations, on partira de l'indication
suivante : le non-écrivain Paul-Loup Sulitzer a été payé
80.000 € pour que le héros d'un de ses "romans"
boive exclusivement d'un certain apéritif. Je propose qu'on appelle
ce procédé publicitaire la "bondification" de la culture.
A moins que ne ce ne soit tout simplement de la prostitution, bien
sûr14.
Accessoirement,
selon une rumeur persistante (mais invérifiable, hélas), l'à-valoir
du premier HP se montait à 25.000 £, c'est-à-dire plus de dix
fois le montant habituel pour un premier roman écrit par un inconnu
(en Angleterre, du moins ; en France, cela ferait plus de vingt
fois). Si c'est vrai, c'est la preuve que l'éditeur savait
que le livre allait faire un tabac ; le meilleur moyen de s'en
assurer était donc de le fabriquer.
Nous avons vu que
le métier d'éditeur n'existe pas institutionnellement ; c'est
une simple occupation que ses plus gros adeptes ont fait
monter en graine au fil du XIXe, lui conférant le même
genre de respectabilité qu'avait jadis son équivalent
étymologique : l'editor
de jeux du cirque. Et
nous avons vu que le métier d'écrivain n'existe pas, en tout cas,
pas plus ; en d'autres termes, les deux existent sans l'aval
d'une autorité autre que le pouvoir judiciaire.
Les
critiques "professionnels" lui servent d'autorités
officieuses, de garants, pour ne pas dire d'huissiers
d'injustice. Je ne poserai pas
ici la question de savoir à quoi servent les critiques ; sous
couvert d'informer le public, ce sont souvent des gens qui ont trouvé
un moyen facile de gagner leur vie en faisant crever les artistes,
distribuant leurs bons points comme des instituteurs vertueux et
inconséquents, mais surtout en évitant soigneusement de tirer sur
les vrais responsables du merdier : les éditeurs.
La seule
différence fondamentale entre le métier d'écrivain et celui
d'éditeur, c'est que l'écrivain le choisit pour avoir une chance de
faire quelque chose de différent à chaque fois qu'il travaille
sur un nouvel ouvrage, afin de ne pas tomber dans la routine ;
alors que l'éditeur, dès qu'il a trouvé une formule qui "marche",
s'empresse de la remettre en application, à grands renforts de
menaces, de clauses étouffantes et de tout l'arsenal semi-légal
qu'il juge nécessaire, avec la complicité lénifiante du grand jeu
de Lois. On en déduira accessoirement que certains auteurs (ceux qui
se plient à ces règles) ont des mentalités d'épiciers, puisqu'ils
se contentent d'appliquer des recettes, et de les encaisser.
A
vrai dire, ils deviennent souvent éditeurs15.
Quand on ne
s'adresse pas à la foule, il est juste que la foule ne vous paie
pas. C'est de l'économie politique. Or je maintiens qu'une œuvre
d'art digne de ce nom et faite avec conscience est inappréciable,
n'a pas de valeur commerciale, ne peut pas se payer. Conclusion :
si l'artiste n'a pas de rentes, il doit crever de faim ! On
trouve que l'écrivain, parce qu'il ne reçoit plus de pension des
grands, est bien plus libre, plus noble. Toute sa noblesse sociale
maintenant consiste à être l'égal d'un épicier. Quel progrès !
Gustave FLAUBERT,
Lettre à George Sand, 18 décembre 1872
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1
La raison de cette contre-pèterie est la suivante : en
camouflant ainsi le nom de ce produit d'entretien spirituel courant,
je tente de me protéger autant de ses avocats que de ses fans.
Étant donné la situation, il est impossible de savoir lesquels
sont les pires, et je ne souhaite pas le savoir. Le fait que "happy
rotter" signifie en anglais gai morveux n'est
qu'une curieuse coïncidence. Et le fait que Henry Potter soit le
nom d'un personnage inventé par les Monty Python (Mr & Mrs
Henry Potter forment le couple d'Anglais qui aident à déjouer le
complot des fromages blancs extra-terrestres venus remporter le
tournoi de Wimbledon) ne signifie pas forcément que Mme JK Rowling
a appliqué la règle de marketing qui dit qu'un « nom déjà
connu – même subconsciemment – et contenant la lettre
R » est plus facile à commercialiser. Mais le doute m'habite
vachement.
2
Avec une mention spéciale aux fanatiques les plus sectaires de
tous : ceux de Walt Disney. Vous en doutez ? Lors de votre
prochaine soirée bobo, lancez "Walt Disney était un gros
facho !" au milieu des convives. Vous aurez de la chance
si vous en sortez vivant.
3
« Matrix n'étant que Matrix, Néo n'est pas un
héros mais l'élu, et il n'a donc aucun mérite à arrêter les
balles de mitrailleuse une à une, à voltiger dans l'air, à tenir
tête à une machine, etc. L'instant d'hésitation magnifique [...]
se dissout en une schématique variation sur la figure du messie qui
l'exclut de notre condition et de notre intérêt. » (Belinda
Cannone, in Le sentiment d'imposture)
4
Nul ne saura jamais combien de rebelles potentiels JK Rowling a
étouffés dans l'œuf grâce à son "héros"
ultra-conformiste. Sans doute la quasi-totalité de la génération
1990-2000.
5
Omission nécessaire afin de ne pas faire de pub à cette marque qui
n'en mérite pas, et aussi pour rendre hommage à un mot du
vocabulaire français existentiel.
6
Dans No Logo, mais aussi dans Fences & Windows,
jamais traduit en français. Pendant que j'y suis : pourquoi
avoir traduit The Schock Doctrine (qui signifie évidemment
La doctrine du choc) par La stratégie du choc ?
Pour escamoter l'aspect idéologique de la théorie qu'elle
dénonce ? Pour obéir à un impératif catégorique martial ?
Par peur des représailles ? Une fois de plus, l'inanité de
l'éditeur nuit au travail de l'auteur, qui s'en fout du moment que
ça se vend bien, à moins qu'elle n'ait pas eu son mot à dire,
bien sûr.
7
« Ah ! Quelle merveilleuse complicité ainsi établie
avec les spectateurs avertis. Bien joué, Coco ! Tu enverras un
mémo de ma part aux responsables du service de comm' pour les
féliciter. » Signé : Nigel. (Ce mémo est fictif ;
hélas. Signé : Alfred).
8
A ce sujet, je renvoie les lecteurs à l'anecdote aussi truculente
qu'abominable que raconte Didier Daeninckx tout à la fin de son
livre La mémoire longue. Je n'en dis pas plus ; ça
vaut le détour.
9
Dont les coûts en matière de droits ont dû être faramineux, à
moins que les parties en présence n'aient décidé que cette
publicité mutuelle leur était bénéfique à tous et constituait
un paiement en soi ; mais ceci n'est pas un raisonnement
américain.
10
Dont le titre original, A song of Ice and Fire, aurait dû se
traduire par Geste de la glace et du feu. Mais
nul doute que l'éditeur Pygmalion (en plus d'avoir réduit à peau
de chagrin les annexes qui permettraient aux lecteurs de naviguer
aisément dans les méandres du récit, et d'avoir opéré un
découpage semi-délirant des volumes originaux, histoire que le
lecteur se paume encore plus) a préféré faire simple,
c'est-à-dire simpliste. Heureusement, la traduction de Jean Sola était excellente. Malheureusement, elle s'est arrêtée (Jean Sola étant décédé en 2012) pour être reprise par Patrick Marcel, un traducteur beaucoup
plus.. prévisible, disons. (voir aussi leur déplorable
Dictionnaire
des Explorateurs et Voyageurs européens).
11
Pas de "s" ici ; il s'agit en effet d'un nom de
famille. San Antonio ne voulait tout de même pas se mettre à dos
tous les cons de la planète.
12
Je précise que ce chiffre est réel, non une exagération de ma
part.
13Eh
non ! Maintenant, HP fait du théatre. Prenons les paris pour
la prochaine incarnation : un recueil de poèmes ? Des
recettes de cuisine ? Un grimoire de magie ? Un manuel
d'économie politique ? Un guide du savoir-vivre en bon
consommateur ?
14
Pardon aux prostituées qui, elles, n'ont pas le choix.
15
Maintenant que j'y pense, les seuls écrivains que je connaisse qui
gagnent décemment leur vie ont un boulot salarié... dans
l'édition. Et ils aident leurs amis.. du moins, certains.
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