6. LES GHETTOS LITTÉRAIRES
Je ne crois pas
qu'on puisse classer les romans par genre. [...] C'est une idée
professorale [...] que je n'ai jamais ressentie.
Jacques LAURENT
6.1 BARRIÈRES INVISIBLES & FENÊTRES MENTALES ou Comment calmer un auteur un peu trop excité
La surdité
traditionnelle du dialogue entre éditeurs et auteurs ne saurait être
aussi bien illustrée que par ce que j'appelle la "plaie du
gabarit". Tous les concours de nouvelles, toutes les anthologies
en recherche de textes, précisent dans leur règlement que les
"documents soumis doivent faire au plus tant de signes."
Certains précisent même que "la longueur du texte importe peu,
pourvu que ce soit un maximum de
tant" !
Ce qui doit être une forme d'ironie, sport intellectuel parfois si
subtil qu'il en devient indécelable.
Or, tous les
écrivains (que je connais) savent pertinemment que lorsqu'ils
entament l'écriture de quelque chose, ils ignorent quelle longueur
cela fera en fin de compte. Un récit est comme une vie ; il
s'arrête parce qu'il ne peut plus continuer, que ce soit
naturellement ou par accident.
De fait, il est
aussi absurde de demander à un auteur quel nombre de pages tiendra
son idée (ou son envie d'écrire), que de demander à un nourrisson
combien d'années il a l'intention de vivre. Un récit doit épuiser
l'idée qui l'a fait naître, sinon il est inachevé. Point final, et
point final.
Ce détail
technique d'apparence anodine explique en partie pourquoi la nouvelle
a tant de mal à percer en France. Non seulement il faut se sentir
inspiré par les sujets que proposent les anthologistes et les revues
(sujets qui oscillent le plus souvent entre le boiteux et l'inepte,
ou le banal et l'ésotérique de bon aloi) mais en plus, il faut
écrire là-dessus avec une règle d'ingénieur sur papier
millimétré. Le tout pour avoir le droit insigne de gagner 30 €
(moins les charges sociales) ou un abonnement d'un an à une revue de
poésie semestrielle !
Il se trouve que
les nouvelles n'ont pas la cote en France, et il est très rare qu'un
recueil se vende à plus de cinq cents exemplaires, même pour un
auteur reconnu. Sauf exception, il est impossible de commencer à se
faire publier par un recueil de nouvelles. En général, cela ne
vient qu'après avoir obtenu au moins un certain succès avec un
roman.
Il faut
reconnaître que, sur ce triste point, les éditeurs ne sont pas les
seuls responsables. Le public français n'achète pas de nouvelles ;
c'est comme ça, on ne peut que le constater. Et les journaux en
publient peu ; c'est comme ça aussi. Bien sûr, c'est fort
dommage puisque la nouvelle est la meilleure école pour apprendre à
écrire des histoires1.
En France, c'est
même la seule façon d'apprendre à écrire, puisqu'il n'existe pas
de cursus universitaire permettant d'étudier l'écriture créative
et de l'enseigner2.
Le fait que les pays anglo-saxons pratiquent l'écriture créative à
l'université (voire dès le lycée) et accordent de l'importance à
la nouvelle explique peut-être pas mal de choses sur la situation
actuelle de leur littérature face à la nôtre. Des imaginations non
bridées à l'adolescence ont tout simplement plus de chances de
s'épanouir à l'âge adulte ; seul un "académiste"
psychorigide songerait à le nier.
Pourtant, à le
regarder de près, le système éducatif français repose entièrement
sur la double notion de "récompense/brimade", qui ne peut
engendrer que compétition stupide et auto-mutilation morale, en plus
de répandre la croyance aux notions artificielles de "bien"
et de "mal". Dans mes ateliers d'écriture, j'accueille
régulièrement des participants qui demeurent paralysés par
l'énoncé des consignes, persuadés que s'ils les enfreignent, ils
seront punis ou privés de quelque chose de valeur ; ceux qui
parviennent néanmoins à écrire un texte restent parfois convaincus
que la qualité finale de leur production se juge en fonction du
respect des consignes. Alors que, bien sûr, celles-ci ne servent
qu'à donner l'impulsion de départ.
Mais tout ceci,
dira-t-on, est difficile à étayer et relève d'observations
subjectives ; c'est vrai, mais ça ne l'est ni plus ni moins que
les analyses conjecturales faites par les éditeurs pour estimer la
"valeur d'un manuscrit", la "situation littéraire"
ou "le goût du public". L'hégémonie du roman "facile
à digérer" (donc proche de la merde) dans le MOMIFIÉ
aura du mal à disparaître un jour, à moins qu'Internet ne finisse
par casser les concepts étriqués tels que le gabarit. Encore que
j'aie des doutes sur ce dernier point : au cours de mes
recherches (peu fructueuses) pour dénicher l'éditeur numérique
magique, j'en ai "rencontré" un qui cherche des textes (et
les présente) en fonction de leur... durée de lecture. Comme si
tout le monde lisait à la même vitesse !
On l'aura
compris : il n'y a aucune raison pour que l'ineptie ne soit
point aussi l'apanage des éditeurs-sur-pixels.
6.2 CLAUSES SCÉLÉRATES & COUPS BAS ou "A la revoyure, mon pote !"
La censure par
non-rentabilité économique n'est pas moins fatale à l'art que la
censure morale, politique ou religieuse.
Bernard LAHIRE,
La condition littéraire
Heureusement, le
roman est exempt de la prohibition absurde du gabarit, et les
écrivains français ont le "droit" – octroyé par
les dieux de l'édition – de gribouiller autant qu'ils
veulent. C'est pourquoi, afin de les limiter – ils n'allaient
tout de même pas s'en sortir indemnes – les éditeurs ont
concocté et mis en place tout un tas d'entraves, parfois très
sophistiquées :
- la clause de
préférence ;
- les options
d'achat ;
- la clause de
reconduction tacite (dite "de revoyure" par certains
éditeurs ;
- la clause de
provisionnement ;
- et des tas de
règles tacites, dont notamment celle qui dit : "pas plus
d'un bouquin par an".
Il y en a
beaucoup d'autres, mais nous allons nous contenter de détailler
celles-ci. Bien que toutes ces "réglettes" soient
assidûment pratiquées par l'ensemble des éditeurs, aucune n'est
strictement légale. En clair, ils escomptent surtout que les auteurs
croiront lesdites clauses obligatoires et se tiendront cois ;
il suffit de ne pas en parler lors des négociations (lesquelles se
résument généralement au strict minimum, quand ce n'est pas à
rien du tout).
1/ la clause de
préférence stipule que l'auteur devra soumettre son prochain
ouvrage en priorité à l'éditeur signataire, et que seul le refus
par ce dernier "autorisera" l'auteur à présenter
l'ouvrage à d'autres éditeurs ; quand on sait que certains
éditeurs peuvent mettre jusqu'à deux ans avant de répondre à un
auteur (ne serait-ce qu'un accusé de réception du manuscrit), on
comprend mieux pourquoi certains auteurs ne sortent qu'un bouquin
tous les cinq ou dix ans. En réalité, personne n'a jamais été
condamné pour avoir "enfreint" cette clause ; sauf si
l'on considère le mépris comme un châtiment, bien sûr.
2/ les options
d'achat : la chose se pratique plutôt avec les traductions
(qui se vendent aux enchères ; où et comment ? mystère
savamment entretenu) mais elle est aussi possible à partir du moment
où un auteur est reconnu, c'est-à-dire quand il vaut de l'argent ;
les éditeurs peuvent alors, par l'intermédiaire de l'agent de
l'auteur (s'il en a un) ou directement, proposer des sommes en se
basant sur la description d'un "projet littéraire" ;
le vainqueur de cette enchère paiera une option d'achat, en quelque
sorte une avance sur l'à-valoir (!) qui sera versé lorsque
le projet sera signé en bonne et due forme. En cas de manquement de
l'auteur, cette somme est restituée à l'éditeur (moins la
commission de l'agent éventuel). En contrepartie, ledit projet ne
peut plus être théoriquement abandonné par l'auteur.
C'est surtout le
meilleur moyen de torpiller ou d'étouffer dans l'œuf la carrière
d'un auteur prometteur qui aurait eu l'outrecuidance d'écrire un
manuscrit ressemblant à celui d'un auteur déjà publié et que sa
maison souhaite "protéger" contre un succès
concurrentiel ; les maisons de disque pratiquent la chose depuis
longtemps et protègent leurs intérêts en détruisant sans scrupule
des carrières potentielles.
C'est aussi un
moyen de spéculer sur un auteur, en gardant sous le coude un
manuscrit que l'on ressortira un jour, si l'auteur en question
devient tout à coup un best-seller, généralement grâce à un film
ou une série-télé.
3/ la clause de
reconduction : depuis peu, on considère qu'un contrat
d'édition ne doit plus être définitif, comme c'est le cas en règle
générale (plus exactement, sa durée est "indéfinie", ce
qui est bien pratique pour l'éditeur, puisque cela lui confère le
vague statut de propriétaire perpétuel). Il est donc de plus en
plus répandu de définir une durée tacite pour le contrat, qui
devra être renégocié entre les parties avant l'échéance. On
parle de deux ans pour les contrats numériques, et de cinq à dix
ans pour les contrats concernant des livres de papier. Le fait que
certains éditeurs appellent cette clause la clause "de
revoyure" en dit long sur leur volonté de (ne pas) respecter
cette procédure. Quoi qu'il en soit, la plupart des éditeurs
refusent de la pratiquer, et on a vu que la plupart d'entre eux ne
négocient jamais les termes des contrats ; ceux-ci sont à
prendre ou à laisser, tels que l'éditeur les a définis, seul sur
son trône de carton.
4/ la clause de
provisionnement3 :
elle stipule que "pour se prémunir contre les retours de
vente", l'éditeur retient un certain pourcentage sur les droits
de l'auteur pendant la première année d'exploitation de son livre.
Cela veut dire que l'éditeur ponctionne la part de l'auteur avant
même de la lui verser (puisque les versements se font dans le
courant de l'année civile qui suit l'exploitation) et ce pour
diminuer ses pertes dues au fait que le livre s'est mal vendu. Or,
mal vendre le livre, ce n'est jamais l'auteur qui en est
responsable ; c'est, soit le distributeur qui a mal fait son
travail, soit le libraire qui n'a pas mis le livre en valeur4,
soit l'éditeur qui a mal fait son travail de promotion et de
représentation... En clair, c'est une amende que l'éditeur inflige
à l'auteur pour compenser ses propres fautes professionnelles.
Existe-t-il une autre profession qui pratique cette merveille ?
A part chez McDo et Uber, j'en doute.
Auriez-vous pensé
aux mots "injuste" ou "inique" ? Imaginez
que votre patron vous retienne 5 % de votre salaire à la fin de
votre première année de travail, pour se prémunir contre les
mauvais chiffres de ventes dus au fait qu'il a perdu des clients
l'année précédent votre arrivée dans la boîte, par exemple...
5/ un bouquin
par an : quel que soit le cas de figure, l'éditeur d'un
auteur qui ne "rencontre pas un grand succès" (c'est la
formule consacrée pour signifier à un auteur qu'il est tricard)
n'acceptera jamais de republier un auteur avant une année, même en
cas d'ouvrage axé sur une actualité brûlante. C'est comme ça, on
ne discute pas. Sauf, bien sûr, si un auteur nouveau se met soudain
à "bien vendre", auquel cas, il aura droit à toutes les
exceptions.
6/...
Le goût moderne
pour les histoires à sensation et les frissons à bon marché
interdisait la carrière littéraire à celui qui se consacrait
vraiment à l'art. Seuls ceux qui acceptaient d'exploiter les goûts
avilis du public avaient des chances de réussir.
Paul SAULNIER, in
La Bohème, 29 avril 1855
6.3 LES BONS ET LES MAUVAIS GENRES ou "Tu l'as bien cherché, vermine !"
Je suis un
homme-plume. Je sens par elle, à cause d'elle, par rapport à elle,
et beaucoup plus avec elle.
Gustave FLAUBERT,
Lettre à Louise Colet, 31 janvier 1852
Plus grave et de
plus lourdes conséquences est l'hégémonie du concept de "genres
littéraires" en France. Sous prétexte de faciliter le
classement des livres (argument dit du "libraire débordé"
ou du "client paumé") se cache en réalité l'une des
armes favorites les plus efficaces des oligarques de toutes époques
et latitudes : l'ostracisme.
Il serait vain de
définir ici ce qu'est un genre littéraire, car cette notion varie
d'un pays à l'autre et selon les époques. En France, cette
définition s'est établie depuis longtemps, se fondant sur le
système de classement imaginé au XVIIe siècle par
Gabriel Naudé lorsqu'il fut chargé par Mazarin de trier sa
formidable bibliothèque dans les années 1645, peu après la
fondation de l'Académie, dont l'objectif déclaré était (et est
toujours) de figer la langue française dans un carcan moral et
administratif sous prétexte de respect des valeurs, lesquelles sont
réputées naturelles et immuables5.
De nos jours, on
pratique les systèmes Dewey, CDU, KWIC et Electre (une base de
données propre aux libraires), ou plus exactement un mélange de
tout cela, qui occasionne un bordel certain que seuls quelques
libraires compétents et désireux d'y consacrer leur temps
maîtrisent pleinement. Il n'est pas rare de s'entendre dire par un
libraire que tel titre n'est plus disponible, et de tomber le
lendemain sur un autre qui vous le commande sans problème. D'autres
sont capables de se faire livrer en une semaine alors que leur
concurrent de la rue voisine mettra deux mois... ou l'éternité
moins un jour.
Bref, ces
systèmes d'organisation permettent aux membres de la chaîne du
livre de classer, gérer leurs stocks, communiquer des états,
(re)connaître les ouvrages... En un mot : faire marcher le
négoce et acheminer la culture vers le public.
Il faut bien
avouer qu'une certaine partie du public fonctionne aussi de cette
manière. Il y a des gens, par exemple, qui ne lisent que des
polars, ou que des biographies, ou jamais de romans, ou jamais
de livres racontés à la première personne, ou seulement de la
"grande" littérature, ou de la littérature "blanche"...
Il semblerait même (d'après "certains sondages", pour
employer l'expression consacrée par les professionnels qui
confondent enquête sérieuse et conviction personnelle) que les gens
qui lisent "un peu de tout, sans distinction de genre"
soient assez rares.
La chose, en
réalité, est difficile à vérifier ; cela change fatalement
d'une génération à l'autre, d'un pays à l'autre, d'une catégorie
sociale à une tranche d'âge, etc. Pourtant, cela n'empêche pas ces
personnes bien placées de prétendre haut et fort qu'elles savent se
servir de ces catégories et qu'elles ont donc le pouvoir de prédire6
les évolutions et l'histoire d'un livre.
Si l'on écoute
attentivement ces discours, on s'aperçoit vite qu'ils ne proviennent
que des catégories techniques des professionnels du livre : les
libraires et bibliothécaires, les lecteurs
qui-lisent-toujours-la-même-chose, les diffuseurs/distributeurs et
les éditeurs. Les auteurs, quant à eux,
sont au mieux, indifférents, voire très hostiles, au moindre
système de classement (même l'aspect pratique de la chose en gêne
certains).
De fait, la
plupart des écrivains (que je connais) s'en contre-foutent ;
curieusement, les mêmes qui, en se mettant au travail pour explorer
une idée, ignorent où et combien de temps elle va les mener. La
vérité (impubliable) est que le concept de genre n'intéresse
que les professionnels qui vivent du livre-produit, pas ceux qui
créent et aiment des livres-œuvres.
Ceci explique en
passant pourquoi la plupart des écrivains sont incapables – et
n'ont aucune envie – de répondre à la sempiternelle
question : "Et... vous écrivez quel genre d'histoires ?"
que posent la majorité des inconnus croisés au cours de leur
carrière7.
La vérité
(inaudible) est que nous, auteurs, ne nous posons jamais cette
question ; ce sont les éditeurs qui nous l'imposent (au
double sens du terme), pour mieux estimer notre rentabilité et
communiquer leurs calculs aux distributeurs qui pourront alors
établir leur plan de campagne promotionnelle en vue d'optimiser leur
investissement financier, tout en pressurant... pardon : en
rassurant les libraires.
Comme vous le
voyez, rien que de la poésie, du respect et de l'avventura !
L'utilité véritable (puisque dissimulée) de la politique
des genres est de maintenir certains auteurs derrière des
barrières infranchissables et des barreaux virtuellement
indestructibles puisqu'ils se trouvent dans les têtes.
L'ineptie
attachée à cette politique peut se prouver par maints exemples.
Certains livres étiquetés "érotisme" sont infiniment
mieux écrits et moins vulgaires que d'autres estampillés
"littérature générale", mais seuls ces derniers ont le
droit d'être populaires ; les autres sont considérés d'office
comme du rebut, de l'ordure.
D'autres exemples
concrets :
Le roman de John
Brunner The Squares of the City (paru en 1965 chez Ballantine
Books et traduit par René Baldy chez Calmann-Lévy en 1973 sous le
titre La Ville est un échiquier) est une fiction sur les
mécanismes du pouvoir et l'exercice politique dans une république
bananière imaginaire d'Amérique Latine. Son théâtre d'actions est
parfaitement contemporain, pour ne pas dire intemporel, et l'histoire
ne contient pas le moindre élément futuriste. Pourtant, lorsqu'il
fut re-publié dans les années 1980, c'était dans la collection
Science-fiction de Presses-Pocket. Pourquoi ? Parce que les
romans pour lesquels John Brunner était désormais connu en France
étaient de la SF, et
qu'il était donc "inconcevable" de le publier sous une
autre étiquette.
« Sans les
étiquettes, le public serait perdu ! » Argument habituel
des gens qui aiment-que-tout-soit-bien-rangé.
Il y a longtemps
que les Anglo-Saxons ont résolu ce léger souci. Chez eux, c'est
simple, il y a la fiction et il y a la non-fiction. En d'autres
termes : si ça raconte une histoire, c'est de la
fiction ; si ça raconte de l'histoire, c'est de la
non-fiction. C'est facile, et tout le monde (à part les cas les plus
désespérés) s'y retrouve. Mais en France, nous avons l'exception
culturelle, un concept intéressant à plus d'un titre, bourré de
qualités, mais dont le moindre défaut n'est pas d'être servi à
toutes les sauces et dans tous les domaines, même ceux où il ferait
mieux de la boucler.
Voici un autre
exemple d'auteur qui a bien failli finir sa carrière sur une voie de
garage à cause du système français de genres :
Jusqu'à son
roman-mosaïque constitué de nouvelles écrites au cours d'un
atelier-piège, Haunted8,
Chuck Palahniuk était publié en français dans la collection La
Noire, ce qui impliquait que ses livres étaient des polars. Il a
fallu attendre presque dix ans pour que quelqu'un s'aperçoive que
les romans déjantés de l'auteur de Fight Club ne sont pas
des polars. Il était temps que Denoël le sorte du ghetto où il
était cantonné (accessoirement, il était temps aussi qu'il soit
mieux traduit, même si, à l'heure actuelle, il n'a toujours pas de
traducteur attitré, donc fidèle et connaissant bien son œuvre).
A cette occasion,
c'est en partie la pression du public qui s'est exercée et qui a eu
un effet bénéfique, mais il a fallu tout ce temps pour qu'elle soit
prise en compte ; le reste a dû être une question de droits
(donc de fric) mais nous n'en saurons jamais le détail. Chuck l'a
échappé belle, et nous aussi. Car eût-il été français, au lieu
de devenir l'un des écrivains les plus emblématiques de sa
génération, Palahniuk n'aurait publié que quatre ou cinq bouquins
chez autant d'éditeurs différents (dont un mort-né et un
arnaqueur) qui se seraient vendus à mille deux cent trente-trois
exemplaires au total, et il aurait gagné sa vie en étant
journaliste sportif ou éducateur spécialisé, occupant son maigre
temps libre à écrire lentement un roman qu'il aurait cru "trop
dingue pour être publié" et que l'on aurait découvert bien
après sa mort par suicide la veille de ses 40 ans.
On m'a peut-être
cru mort. Pour un écrivain français, c'est toujours un avantage. Il
faut mourir, chez nous, c'est le hic.
Léo MALET,
interviewé peu avant sa mort.
Autre exemple :
L'écrivain
écossais Iain Banks (mort en 2013) a mené une sorte de double
carrière. Ses romans "généralistes" l'ont d'abord fait
connaître, puis il a pu réaliser son rêve d'enfance, devenir
écrivain de science-fiction. Ses romans sont bien sûr publiés sous
son nom, mais lorsqu'il s'agit de science-fiction, la lettre M. (pour
Menzies) se glisse au milieu. C'est pour ainsi dire un pseudonyme
lumineux, qui permet à tout un chacun de s'y retrouver. Si vous
n'aimez pas la science-fiction mais que vous aimez les livres d'Iain
Banks, il vous suffit de lire ceux qui ne portent pas la lettre M.
sur la couverture. Croyez-vous que les éditeurs français de ses
traductions aient réussi à réaliser la même... performance
communicative ? Ils ont bien fini par y parvenir, oui, mais au
prix de longues années de labeur. Et cela a tout de même pris trois
ou quatre éditeurs différents ; pire encore, certains de ses
romans d'abord publiés par des éditeurs généralistes ont été
plus tard republiés dans des collections de genre (avec le M.
ajouté, alors qu'il ne figurait pas dans la précédente !).
Aurait-il été si compliqué de s'entendre tout de suite et de
respecter la volonté de l'auteur ?
Apparemment, pour
les éditeurs français, ce genre de prouesse est trop compliquée.
C'est d'autant plus curieux qu'ils sont parfaitement capables (du
moins pour les plus gros) de se réunir trois fois par an pour
décider d'une politique commune de sortie des ouvrages, histoire de
ne pas se tirer dans les pattes (mon cher ami) et de bien partager le
gâteau (ma vieille copine).
Continuons ce
panorama de l'ineptie en épinglant, par exemple, les éditions J'ai
lu pour l'anecdote suivante : à la fin des années 1980, la
plupart des livres de leur collection SF mentionnaient en quatrième
de couverture dans la mini-biographie des auteurs que ceux-ci étaient
des "écrivains prometteurs". Même Robert Sheckley y a eu
droit ! Après plus de quarante ans de carrière, des dizaines
de romans et des centaines de nouvelles à son actif, il était bien
temps qu'il tienne ses promesses !
Renseignements
pris, la responsable de cette bourde grotesque à répétition était
une directrice de collection qui s'en foutait et avait été nommée
à ce poste par châtiment. Je n'ai pas réussi à savoir de
qui il s'agissait exactement, ni ce qu'elle est devenue ; mais
je parie le téléscope Hubble contre un noyau de cerise sucé
plusieurs fois qu'elle est toujours active, voire qu'elle a fondé sa
propre maison d'édition et que celle-ci marche vachement bien.
Je donnerai un
dernier exemple, bien plus pernicieux, qui révèle comment les
éditeurs dits "généralistes" s'y prennent pour créer
des barrières mentales dans les esprits des lecteurs.
Ursula K. Le Guin
est une écrivain américaine, anthropologue de formation, mariée à
un Français (ce qui explique son nom breton). Elle publie depuis les
années 50 ; outre le cycle de Terremer, qui lui a valu
une renommée internationale, elle a écrit une série de romans dits
de "space opera" (la science-fiction dans l'espace
lointain) qui lui ont permis de remporter plusieurs grands prix de la
littérature SF : Le nom du monde est forêt, Le monde de
Rocannon, La main gauche de la nuit... entre autres
chefs-d'œuvre. Elle est aussi l'auteur de la nouvelle Ceux qui
partent d'Omelas que je considère comme l'une des dix meilleures
nouvelles jamais écrites. Enfin, Ursula Le Guin a écrit des contes
pour enfants et des romans décrétés "inclassables" (mais
par qui ?). Bref...
Pour des raisons
qu'il est aujourd'hui impossible de débrouiller, quatre de ses
livres ont été publiés chez Actes-Sud : Loin,
très loin de tout ; Malafrena ; Le commencement de nulle
part ; La vallée de l'éternel retour. Il y a encore
quelques années, sur la quatrième de couverture de ces livres
figurait la mention suivante : "Ursula Le Guin est aussi
l'auteur de ces trois livres : [suivaient les titres des trois
autres]". Pas un mot sur les chefs-d'œuvre de la SF qui lui ont
valu sa renommée et ont fait d'elle une grande écrivaine. Rien. Le
silence du mépris et de la bien-pensance9.
Et cela
pourquoi ? Parce qu'il ne faut surtout pas effrayer le lecteur
"généraliste" d'Actes-Sud, pour qui la science-fiction,
c'est caca. C'est pour les p'tits n'enfants, ceux qui croivent que
les p'tits hommes verts, y nous causent depuis l'espace...
Toute cette
attitude lamentable porte un nom : l'ostracisme, lequel précède
le racisme. Cet aveuglement moral (pardon, aujourd'hui on dit "cécité
cognitive") n'a pas empêché Actes-Sud de publier du Jose
Carlos Somoza, dont les romans prétendent être de la littérature
générale à vocation scientifique, alors qu'en réalité, ce sont
des polars aussi incohérents que sanguinolents, teintés d'un
scientifisme nœud-nœud, d'une religiosité aussi surannée que
nauséabonde10,
dont la pseudo-rigueur ferait pleurer un élève redoublant de
Terminale-Sup', et dont le machisme ferait rire un toreador
bien encorné.
En France,
Bernard Werber fait de même et hypnotise depuis des années le
public (pardon : son public) avec des tours de
passe-passe littéraires, pillant sans vergogne les idées de la
science-fiction classique, les reprenant à son compte pour en faire
de la bouillie condescendante, populiste et pré-grabataire (et
surtout écrite avec le pied gauche d'une méduse irradiée par un
sous-marin russe en perdition).
« Ah bé,
oui, mon bon monsieur ! Mais puisque ça marche, c'est que le
public en redemande. » C'est clair. Et vu que Houellebecq a eu
le Con-Gourd en pratiquant la même recette (en y ajoutant sa provoc'
à deux balles qu'il considère comme sa marque de fabrique, ce qui
est bien le cas), cela prouve aussi que même les "vrais"
penseurs sont admiratifs de cette littérature-là.
Vivement que les
"faux" penseurs fondent un club, qu'on puisse y adhérer.11
Il est vrai que
certains collègues en viennent à faire du livre au lieu de
faire des livres, ou qu'ils ont tendance, sous la pression de
nos amies les banques, à publier n'importe quoi si l'auteur n'est
pas n'importe qui... Disons que, pour survivre, ils sont obligés de
mettre du plâtre dans la farine – mais personne n'est obligé
d'acheter leur pain. Les consommateurs ne méritent parfois que leur
première syllabe.
Henri-Frédéric
BLANC
Il est temps
d'aborder (sabre au clair) une autre catégorie de ces gens qui font
la littérature (comme d'autres font du fromage ou l'andouille), qui
en vivent (sur le dos des auteurs) et qui prennent leurs convictions
personnelles pour des vérités absolues.
6.4 LES CRITIQUES ou "Mon objectivité lave plus blanc que la tienne"
Sur la route
de Madison est un best-seller parce que c'est un best-seller.
Un éditorialiste
de NEWSWEEK, 1993.
Ah, les
critiques... J'ai bien failli les oublier, ceux-là. Il faut dire
qu'on a tellement envie de les oublier, de les enterrer, de les
pulvériser... On arrive à le faire, parfois12.
Et puis, ils ressuscitent, on ne sait comment, encore moins pourquoi.
Ils s'accrochent, pullulent, et surtout, hélas, ils s'expriment.
Ou pas :
lorsqu'on lui demanda pourquoi il n'avait pas chroniqué notre
ouvrage collectif La Bibliothèque nomédienne dans son
journal national, l'un des principaux critiques français de
littérature dite imaginaire déclara, en regardant le bout de son
pied gauche, qu'il était « trop gros » (notre livre, pas
son pied). C'est exact ; les éditeurs de L'Atalante avaient
décidé que notre ouvrage méritait un format supérieur à
l'habituel. Le résultat, très classieux, ressemble à un
dictionnaire, mais sa mise en page est beaucoup plus claire et aérée
que celle d'un ouvrage d'érudition technique ; de fait, il ne
contient au total que 210.000 mots, contrairement à un Stephen King,
un Ken Follett ou un Neal Stephenson, qui dépassent les 500.000
mots). Ceux-là, le critique "mondain" les a bel et bien
lus et chroniqués, puisqu'ils étaient à un "bon" format,
qui ne risquait pas d'abîmer ses petites mains fragiles (ou ses
pieds, si c'est avec ces organes préhensiles qu'il préfère lire).
Grâce à son silence, le livre n'a rencontré qu'un succès
d'estime.
C'est perdre son
temps que de lire des critiques. Je me fais fort de soutenir dans une
thèse qu'il n'y en a pas eu une de bonne depuis qu'on en a fait, que
ça ne sert à rien qu'à embêter les auteurs et à abrutir le
public, et enfin qu'on fait de la critique quand on ne peut faire de
l'Art, de même qu'on se met mouchard quand on ne peut être soldat.
[...] Et qu'on ajoute les journalistes par-dessus, eux qui n'ont pas
même la science pour cacher leur lèpre jalouse !
Gustave FLAUBERT,
Lettre à Louise Colet, 18 octobre 1846
Soyons francs sur
un point : si je suis le premier à reconnaître que la
littérature anglo-saxonne13
est la plus dynamique et la plus démocratique du monde moderne (avec
tous les défauts que cela implique), elle présente néanmoins un
aspect de plus en plus rebutant, j'ai nommé la nécrose du
blurb. Le blurb est une phrase ou un paragraphe censé
avoir été prononcé ou écrit par une personnalité littéraire (ou
autre) à propos d'un ouvrage ou d'un auteur, et que l'éditeur colle
en tête dudit ouvrage, parfois sur la couverture même.
Leur
prolifération peut parfois atteindre des proportions alarmantes. Mon
exemplaire de poche du Black Swan Green de David Mitchell
présente : 3 blurbs en couverture, 5 en guise de prière
d'insérer, 14 en tête du livre ; White tiger, d'Aravinda
Adiga : 2 en couv', 3 en prière d'insérer, 18 en tête ;
A heartbreaking work of staggering genius,
de David Eggers : 3 en couvertures et 22 en tête de livre ;
The Corrections, de Jonathan Franzen : 1 en couv',
25 en prière d'insérer ; Anathem, de Neal Stephenson :
1 en couv', 1 en 2e de couv', 1 en 4e de couv',
23 sur cinq pages d'en tête... (Et je n'ai choisi que des auteurs
que j'apprécie !)
L'origine du mot
blurb est controversée, mais il semble provenir du nom d'un
personnage inventé à l'occasion d'une Foire universelle dans les
années 1900. Un exposant avait imaginé (ou fait imaginer par un
publiciste) une plaquette d'informations dans laquelle les divers
éléments du texte de démonstration étaient présentés par une
femme, caricature de suffragette, nommée Mrs Barbara Blurb. Sous le
ton bon enfant perçait la misogynie condescendante de l'époque,
mais le personnage marqua suffisamment les esprits pour passer, on ne
sait comment, dans le domaine public. Bref, aujourd'hui, le blurb
existe bel et bien, et c'est un outil de propagande professionnelle.
S'il le fallait,
nous pourrions l'appeler en français : une critiquette, un
avisou, une idée-que-j'ai-eue, un c'est-moi-que-je-dis, un
poincétou, une réflechette... Rien de palpitant, donc. En fait, le
mot français auquel le terme blurb me fait le plus penser est
boursouflure.
Qu'un livre
présente en guise de prière d'insérer une ou deux réflexions de
critiques "professionnels", je veux bien l'admettre, à
l'extrême rigueur et à condition que lesdits avis s'abstiennent
de révéler des éléments de l'intrigue, comme c'est le cas de
certaines préfaces (et pas seulement dans des livres connus
réédités) qui nous parlent comme si nous connaissions déjà le
livre, voire comme si nous étions "censés" le connaître.
Certes, c'est assez snob mais ce n'est pas rédhibitoire ; il
suffit de les lire après l'ouvrage lui-même ou pas du tout14.
Mais que de sombres crétin/es nous révèlent en deux lignes ce que
l'auteur met trois ou six cents pages à nous apprendre : NON !
Cela s'appelle un crime contre l'art et les coupables méritent le
pilon sans sommation15.
Franchement,
qu'est-ce que ça peut nous foutre que Machin pense ça et que Truc
estime ci et que Bidule croie mu ? Strictement rien, à moins
d'avoir du tapioca à la place du cerveau et d'être persuadé que,
si Untel dit que Gnagna c'est bien, alors puisque
j'avais aimé le bouquin d'Untel, je vais forcément aimer
Gnagna. Or, qui peut penser de cette manière, sinon précisément
les gens dont nous parlions précédemment : ceux qui n'arrivent
pas à se passer de catégories, de genres, d'étiquettes, bref,
d'assistance ? Bouffeurs de produits calibrés, suiveurs
d'opinions, moutons de Panurge... En d'autres termes, les gens pour
lesquels les écrivains n'écrivent pas.
Car il existe
plein d'écrivains qui n'écrivent pas pour ces gens-là. En tout
cas, pas moi ; ce qui explique bien des choses, soit dit en
passant. Mon lecteur est par définition indéfini, libre de son
opinion et de ses goûts ; c'est-à-dire que pour savoir si un
livre pourrait lui plaire, il procède comme avec un être
humain lors d'une première rencontre : il contemple sa
couverture, l'ouvre à la première page, lui pose des questions
variées, le laisse parler, le sonde, bref : il l'écoute, lui
laisse une chance, voire plusieurs... puis il s'interroge, essayant
d'estimer si la promesse vaut la peine d'investir du temps, de
l'émotion, des sentiments... et tout ce qui compte.
Le consommateur,
lui, n'envisage que l'investissement financier. C'est précisément à
ça que servent les blurbs ; ce sont les poids de la balance
mentale manipulée par le négociant qui veut que sa marchandise lui
rapporte le meilleur prix.
L'horreur !
L'horreur...
Si vous vous
demandez comment les blurbs et les prières d'insérer sont faits,
voici deux exemples dont je peux témoigner.
La prière
d'insérer du roman de James Flint Électrons libres porte la
mention suivante : « Programmeur dans un complexe
militaire britannique, Cooper James se voit remettre une boîte
métallique dans laquelle se trouvent les cendres de son père qui a
abandonné sa famille des années plus tôt. Cooper part alors en
quête des traces de ce sculpteur farfelu... Étonnante synthèse du
Cryptonomicon, du Monde selon Garp et du Pendule de
Foucault, Électrons libres est un objet d'art
multidisciplinaire d'une authenticité époustouflante où, sous
l'apparence de la plus grande crédibilité, la fiction dessine une
réalité qui appartient bel et bien à notre monde. Magistral ! »
Ce paragraphe
est en fait la reprise mot pour mot de ma fiche de lecture pour ce
livre, fiche que j'avais rédigée quelques mois auparavant, sans
savoir que j'allais le traduire ; la chose a été effectuée
sans mon consentement et je n'en ai même pas été informé. La
seule différence est l'ajout du mot "Magistral !"
Pour ceux d'entre vous qui se demandaient en quoi consiste le travail
de l'éditeur, ils ont désormais la réponse : cela
consiste à ajouter "Magistral !" au travail de
quelqu'un d'autre.
Autre exemple de
"cravail" d'éditeur : dans sa version anglaise, The
Bride stripped bare portait ce slogan : « Personne
n'est totalement honnête en matière de sexe ». Au Diable
vauvert, lorsqu'ils ont sorti ma traduction de La Mariée mise à
nu, a ajouté « et d'amour ». Aaah, d'accord !
Ça change tout. Ça va convaincre plus de lecteurs. Pardon : de
lectrices16.
Quel boulot vraiment... magistral !
"Allez... à
vot' bon cul, m'sieurs-dames !" comme dirait Vincent Roca.
Cette manie de
toujours expliquer à autrui comment il est censé ressentir une
expérience rappelle une autre coutume typiquement anglo-saxonne,
celle qui consiste à organiser des rencontres entre futurs amants
potentiels (les blind dates,
de plus en plus à la mode chez nous ; sans parler du
speed dating). De l'intermédiaire à l'entremetteur, il n'y a
qu'un pas ; et de la maquerelle à l'éditrice...
Depuis quelques
années, la déplorable coutume des blurbs envahit peu à peu la
littérature française. Elle va bientôt remplacer la tradition
typiquement frenchy qui en tenait lieu : le bandeau rouge qui
marque un prix littéraire, gage de qualité, garantie de bonne
lecture, bref signe de mode "incontournable", que "si
tu l'as pas lu, c'est qu't'es naze et qu't'as rin pigé à la
culture". On met même des bandeaux rouges sans raison
maintenant ; avec un portrait de l'auteur et son nom suivi d'un
point d'exclamation. « Ouah ! T'as vu ? Machin a
écrit un nouveau livre. Il doit être super, vu qu'y a un bandeau
rouge ! Heureusement qu'il y est, t'rends compte ? J'avais
pas vu le nom sur la couverture. »
Depuis une
dizaine d'années, l'effet des prix littéraires s'estompe lentement.
Le Goncourt ne provoque plus automatiquement la multiplication par
cent ou mille des ventes de l'heureux titre. Au vu de tout ce qui
précède, on est tenté de le comprendre. Si le gros du public se
contente toujours de faire ce qu'on lui dit de faire, il devient
évident que sa minorité silencieuse ne souhaite plus se laisser
manipuler, d'autant moins qu'elle est censée être par définition
plus intelligente et plus avertie que la moyenne.
En d'autres
termes, la mascarade des prix littéraires vit ses dernières heures,
et ce n'est pas un mal car personne ne regrettera ces pince-fesses
contrôlés par la même douzaine de brontosaures méga-liftés qui
maintiennent le MOMIFIÉ dans l'état où il était à l'époque où
Jean-Paul, Elsa et Louis hantaient les estrades et s'adressaient à
des ouvriers capables de les comprendre. Aujourd'hui, ce n'est pas
que personne ne les comprendraient (ni que leurs héritiers, Minc,
Finkielkraut et BHL, dégoisent une bouillie insipide que tout un
chacun peut librement interpréter à sa guise17),
c'est seulement parce que... il n'y a plus d'ouvriers.
Mais devons-nous
nous en réjouir trop vite ? La mascarade ne va-t-elle pas être
remplacée par une autre ? La maladie du blurb est en fait
beaucoup plus insidieuse que celle des prix littéraires. Elle est
surtout (plus ou moins) gratuite pour les éditeurs, car les auteurs
et critiques sollicités pour les écrire sont : soit ravis de
rendre service ; soit désireux de renvoyer l'ascenseur ;
soit ils ne sont pas au courant que leur opinion va aller décorer le
livre de quelqu'un d'autre, et une fois celui-ci publié, il est trop
tard (car ça fait mauvais genre de râler pour ça, alors on se tait
et on laisse faire).
Mieux encore :
il n'est même plus nécessaire de corrompre un jury pour les
obtenir !
Nul besoin de
boire tout le tonneau pour savoir qu'un vin est mauvais.
Oscar WILDE
6.5 MENTION SPÉCIALE : aux gens qui lisent la fin d'un livre avant de l'acheter.
Voilà :
je ne comprends pas pourquoi vous le faites et je ne le comprendrai
jamais. Je vous aime quand même, là n'est pas la question, mais
faites attention : il y a des livres dont la fin pourrait vous
faire jouir si vous la
lisiez au moment adéquat18.
A cause de votre petite habitude perverse, vous vous privez de ce
plaisir ; c'est comme de faire l'amour sans préliminaires. Je
sais bien que c'est possible ; mais est-ce que c'est aussi bon ?
________________________________________________
1Au
même titre que le court-métrage est la meilleure école pour
apprendre à faire des films, comme l'avait rappelé Jacques Tati
cinq ans avant de mourir dépouillé de ses films.
2Tout
au plus existe-t-il quelques Diplômes Universitaires d'ateliers
d'écritures qui ne permettent pas de gagner sa vie en enseignant
l'écriture, mais seulement de se faire payer au lance-p... Je
voulais dire : en dilettante, et dans un cadre associatif.
3
Ne cherchez pas ce terme dans un dictionnaire ; c'est un barbarisme
qui a été inventé pour l'occasion par quelque juriste à
lécher... Pardon, je voulais dire : alléché.
4
Tous les libraires savent pertinemment qu'un livre exposé sur table
ou en vitrine se vend mieux qu'un livre en rayon.
5
Les citoyens modernes apprécieront notamment le fait que les
académiciens d'après la période révolutionnaire n'ont jamais
reconnu et ne reconnaissent toujours pas l'édition du Dictionnaire
académique de 1798 – évidemment rédigé par des membres
peu issus des couches aristocratiques – dont les réformes
furent ignorées par l'édition suivante. Eh oui, dans conservateur,
non seulement il y a "con" mais il y a "serf".
6
Pardon : de prévoir ; ce ne sont pas des gourous. (rires)
7
L'autre étant "Et vous les avez tous lus ?" en
découvrant la bibliothèque de l'écrivain. Quant à "J'aime
beaucoup ce que vous faites" et "Je suis votre plus
grand/e fan", ce sont des phrases dépourvues de sens réel
(puisqu'elles sont toujours vraies) qui prouvent seulement que bon
nombre de gens continuent à être intimidés par le statut
d'écrivain, malgré la vaste entreprise de destruction que mènent
contre lui les médias couchés, les éditeurs véreux et les gros
bonnets de l'empire distributeur, dans le but de les exterminer et
de se mettre à leur place en agitant des fantoches.
8
Traduit en 2006 par A l'estomac ;
une fois de plus, ne cherchons pas à comprendre ce non-sens. Pire
encore : A l'estomac
est en fait le titre de la première nouvelle du recueil (Guts,
en VO, c'est-à-dire "Tripes" ; qu'est-ce qui
empêchait de traduire ainsi ? Mystère et boule de gum).
Or, les 23 nouvelles qui le composent sont bel et bien liées par un
méta-récit, qui n'a rien d'indépendant, et qui en fait un roman
complet ; c'est un roman-mosaïque, selon l'appellation forgée
par George R. R. Martin. En faisant de la première l'éponyme du
recueil, on lui accorde une importance qu'elle n'a pas, et on
déséquilibre l'ensemble. Encore une décision abusive et
irréfléchie, prise par un éditeur inconséquent, sans
consultation de l'auteur.
9
Depuis, les choses se sont légèrement améliorées ; les
rééditions plus récentes mentionnent cette formule :
« Ursula Le Guin est connue dans le monde entier pour des
romans qui approchent le genre fantastique et la science-fiction. »
Attention, hein ? Cela "approche" ; ce n'en est
pas vraiment, vous comprenez ? Ça ne fait pas mal...
Allez, encore un effort, Actes-Sud ; bientôt, vos lecteurs n'auront plus peur du noir. C'est peut-être chose faite (en 2017) puisque c'est cet éditeur qui publie désormais le cycle The Expanse, de James SA Corey. Mais je n'ai pu encore vérifier la qualité de la traduction. Avec la série-TV à la clé, les droits d'exploitation de cette série n'étaient évidemment pas à la portée des petits éditeurs de SF.
Allez, encore un effort, Actes-Sud ; bientôt, vos lecteurs n'auront plus peur du noir. C'est peut-être chose faite (en 2017) puisque c'est cet éditeur qui publie désormais le cycle The Expanse, de James SA Corey. Mais je n'ai pu encore vérifier la qualité de la traduction. Avec la série-TV à la clé, les droits d'exploitation de cette série n'étaient évidemment pas à la portée des petits éditeurs de SF.
10
Que fait le héros quand il a enfin mis au point sa machine à
observer le passé ? Il va "voir la crucifixion du
christ", bien sûr ; mieux encore : il la trouve !
Ce qui prouve bien qu'elle a eu lieu. CQFD, Votre Sainteté !
11Eh
non, ce n'est pas le Logos Club de Laurent Binet, autre exemple de
littérature blanchâtre ayant récupéré les thèmes de la SF.
12
Voire, à les felix-fincher ! Cf. Cloud Atlas,
roman de David Mitchell et film de Tom Tykwer + Waschowsky Starship.
13
Je parle de la vraie, écrite en anglais par des Anglophones, pas de
la littérature française qui se déguise en anglo-saxonne pour
vendre plus. D'un autre côté, peut-on vraiment faire reproche à
certains auteurs de se forger des pseudonymes plus ou moins
angliches (voire, encore plus habile : bilingues) quand on sait
que cela permet effectivement de (se) vendre mieux ? A
quoi bon accuser un système puisque toutes ses parties en sont
responsables ? On se le demande, en effet. Surtout, ne pas
réfléchir.
14
J'en ferais bien figurer ici quelques exemples, mais ce serait
"contre-productif", pour parler comme les craducteurs
et les zooteurs qui les imitent.
15
La palme de la stupidité en la matière revient à la prière
d'insérer du roman de Julian Barnes Arthur & George, où
l'éditeur français (Mercure de France) révèle d'emblée
l'identité de cet Arthur. Dans le livre, cela n'arrive qu'à la
moitié de l'intrigue ; de plus, ladite intrigue repose en
partie sur ce mystère, puisque l'un des sujets du roman est le
préjugé. Il va sans dire que l'édition anglaise ne commettait pas
cette erreur qui relève d'une pure et simple connerie sans nom.
16
A ce jour, la proportion lectrices/lecteurs de livres en France est
de 64 / 36 % et n'a pas évolué depuis très longtemps.
17
Il y a quelques années, l'individu-marque de fabrique BHL (Bazar de
l'Herméneutique Louvoyante ? Balivernes Holistiques du
Loufiat ? Bouffon Hédoniste Lacrymogène ?) a fait la
couverture du Nouvel Observateur affublé de cette question :
Comment être encore de gauche aujourd'hui ? Lorsque
j'ai vu cette interrogation, genre "mets-ta-physique-où-tu-peux",
je me suis esclaffé en pensant : "Facile : il suffit
de voir ta tronche !" C'est bien plus tard que je me suis
rappelé que BHL est censé être de gauche, et que ma
remarque était pour le moins sibylline.
Comme quoi, le contexte, c'est vachement plus important que le
message.
18La
Horde du Contrevent, d'Alain Damasio, ou La Chute de Stone,
d'Iain Pears, par exemple.
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