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Faunèmes
un spectacle de la Compagnie
l’éléphant vert
Tremblement de taire
L
|
es enfants
japonais connaissent depuis longtemps ces poupées sans jambes dont le fond est
plombé, les Daruma. Nous les avons
appelées Culbuto.
C'est peut-être une coïncidanse, mais au
premier regard, les Faunèmes ne
semblent pas avoir de jambes non plus. Ils font penser à des derviches de cuir.
Un rien les bouscule ; mais ce rien, il faudrait être sourd pour ne pas
voir d’où il vient. Ce rien leur fait tourner la tête comme un parfum capital.
A petits coups de nuque, ils auscultent la rue, leur domaine. Ils la mesurent.
Ils calculent son volume. Et quand ils l’ont bien jaugée, ils l’envahissongent,
comme des chimères à la trompe raffinée.
Le volume sonore se mesure en décibels. Une
belle musique, par exemple, peut
contenir un très petit nombre de décibels. Un appel au secours peut contenir
trop de décibels pour qu’on l’interprète correctement. Plusieurs sons mis
ensemble peuvent produire un bruit inférieur à la somme de leurs bruits
respectifs. Cela peut paraître étrange, mais après tout, certains humains ont
peur du silence, comme s’il était vide.
Alors qu’un précipice n’est jamais qu’un
volume de roche absente. Son écho donne la mesure du plaisir qu’on prend à le
combler du regard. Certains n’hésitent pas y voler, à y planer ; d’autres
s’y jettent à corps perdu pour une danse verticale. Les danseurs sont des
sculpteurs de volume gestuel ; ils comblent des espaces aériens et plastiques.
Ils envoient des pans de leur chair en détachement diplomatique, pour nous
séduire ou nous bafouer, aussi bien. Leur chanson de geste n’est pas toujours
délicate. Le pari de l’éléphant vert est
de taille, comme la pierre : nous donner le vertige, nous faire quitter le
sol et sa gravité de pacotille.
Les poupées Daruma se relèvent après chaque chute. « Telle est la
vie : tomber sept fois, se relever huit. » Les Faunèmes, qui n’ont qu’une jambe, un socle tournant caché sous leur
jupe de cuir mécanique, dansent comme des arbres. D’ailleurs, ils sont creux.
Leurs troncs résonnent, leurs branches craquent, leurs feuillages bruissent. On
les entend de loin : ils sont vos lumineux, qui ouvrent la voix en plein
jour.
Nos tympans, pour une fois, sont tous
d’accord : voilà qu’on nous dit quelque chose, quelque chose en plus du
discours habituel, en plus du discours des songe-creux qui fait semblant d’être gratuit pour mieux se
payer de nos attentions. Les Faunèmes nous
causent. Ils nous causent de l’émoi.
Avant tout, ils nous parlent de rien. Ils se
contentent de happer ce que nous avons l’habitude de zapper. Ils composent des
parfums-ritournelles pour nos tympans crevés par la vie quotidienne. Ils
marquent quatre temps dont l’explosion ne nous laissera pas indemnes.
Quatre : ils tournent. Virent des
hanches et des épaules. Craquètent. Tirent. Bouchonnent. Volantent. Ravalent
comme des bêtes. Burinent comme des marteaux. Ils engrenagent comme des
poissons dans l’huile de coude.
Trois : l’un des quatre se grippe
et va faire l’abeille, butine aux têtes publiques. Extirpe des sons avec sa
conque à piston, les heureux-produit aussitôt, les jette en l’air comme des
paroles inutiles. Certaines personnes ont l’œil surpris, comme si le son qui
les traduisait là les trahissait aussi. D’autres en restent télépatées.
Quelques-unes ne résistent pas à l’expression intérieure et s’en vont vers des
spectacles plus faciles à compter, qui réclament moins de synaptitude à
l’art-et-volte. Ceux-là, les Faunèmes ne
les poursuivent pas de leurs trompe-l’oreille, mais se souviennent d’eux dans leur musique en traîne
qui fait une écharpe invisible à tous ces cous massés. Car le public de Faunèmes ne s’accumule pas ; il
gravite. Il tangue. Il a de la gîte au fond du bocal ; il pense qu’on va lui dire des choses sur le dedans de
lui-même. A qui la faute ? demandent les enfants, qui sont toujours
devant.
Deux : la machine continue à gripper
toujours plus profond. Le grain de pousse-hier qui l’a emballée prend de
l’assurance, du vole-hume, de la densité conque-errante. Pour un temps, l’éléphant
tourne sur deux pattes folles et deux voix ferrées ; c’est la guerre des quatre
fers en l’air. Les sons soudain font du bruit. Les cliques claquent. On devine
des gifles en joue, ça punit, c’est un duel acoustique.. Et ce silence, qui
n’arrive toujours pas.. Le silence, c’est le contre-air de la guerre.
Un : la machine qui n’en est plus une
bascule et s’évade. Les voilà hôtres. Ils ne tournent plus bien ronds :
voilà qu’ils dansent comme des animaux enroués. Ils ont trouvé un sens là où
tout le monde croyait la source tarie. Voilà qu’ils nous abreuvent, fontaine
claire, dans la douce-heure du moment. « Ecoule, écoule.. »
disent-ils sans maudire. Voilà que nos oreilles n’ont plus besoin de trier pour
entendre. Le langage se retire enfin, se rend à l’évidence ; il tombe sous
les sens. On entend tout, on s’entend tous. Ce qu’on entend, c’est de la
musique en chair et en os, qui nous secoue de l’intérieur au beau milieu d’un
coin de nature humaine.
Zéro : la foule se disperse. Légères précipitations
vers spectacle suivant ; retour inattendu de la dépression du lent-gage.
Les mots décidés ailleurs reviennent à leur lourde charge ; on suit leurs
pas-rôles à la trace.
Et nous voilà de nouveau tout éperdus dans un
monde de signes.
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