lundi 22 octobre 2012

Fleur de Guillotine : un parfum d'avenir ?




Un jour, quand j'avais 24 ans, j'ai eu besoin de trouver du travail. Un emploi. Une job, comme disent nos cousins les Québécois. Comme tous les gens qui n'ont pas de qualification particulière, j'étais cantonné (condamné ?) aux boulots alimentaires, donc dans l'alimentaire ; bref, serveur ou plongeur.
Assez vite, je trouvais une proposition dans une brasserie en bord-de-mer, où l'on me proposa de faire un bout d'essai. La société s'appelait quelque chose comme G2Q (en réalité, j'ai oublié l'acronyme exacte, mais c'était un peu ridicule ; il y avait un jeu de mots laids qui s'y cachait, certainement sans que les fondateurs de la boîte s'en fussent aperçus). Mon interlocuteur téléphonique, tout fier et content, m'expliqua que sa société comptait pour l'instant un seul établissement mais, face à leur succès, allait en ouvrir un second. Ils en cherchaient le futur personnel.

Je passais quatre services dans le restaurant du front de mer. On n'était pas en pleine saison, les choses étaient donc calmes. Ma charge concernait la plonge et la préparation des salades. Le menu était tout ce qu'il y a de plus classique, quelque part entre la pizzeria et la brasserie française. Rien d'original, rien de très bon, des prix moyens ; le genre d'endroits qui ne prend aucun risque et s'adresse à tout le monde en appelant ça une « aventure ».
Pendant les deux jours d'essai, tout se passa bien ; je ne fus pas débordé, ni fis aucune bêtise, personne n'eut de reproches à me faire. Durant les repas pris en commun, je souffris de la banalité hallucinante des conversations, me morigénant dans l'espoir que tout irait mieux par la suite, non sans avoir essayé de mettre mon grain de sel et avoir compris qu'il « valait mieux pas ».
A la fin de la période, après le service, l'un des deux patrons de G2Q (l'autre s'occupait plutôt de la gestion) nous fit savoir, par personne interposée, qu'il nous donnerait individuellement le résultat de ses décisions ; à savoir, qui serait sélectionné pour le second restaurant, et qui pouvait rentrer chez soi. Bien entendu, Monsieur devait compter la caisse, et il nous dirait tout cela ensuite. D'ici là, nous avions le droit d'attendre. A minuit, dans une station balnéaire et hors saison, vous aurez saisi tout le bonheur que cela peut représenter.
En deux jours, j'avais vaguement sympathisé avec l'une des futures serveuses potentielles, Pascale, seule personne à ne pas s'intéresser qu'aux bagnoles, au foot et aux fringues. Bien après minuit, Monseigneur commença à nous appeler un à un pour nous faire part de ses volontés divines. Les mines déconfites ou rassurées des candidats suffisaient à savoir ce qu'il en était.
Vint mon tour. Sans quitter les yeux de sa caisse (il vérifiait les bons de cartes de crédit), M. G. (ou M. Q., j'ai oublié) me fit savoir que je convenais à ses exigences et que je serais tenu au courant de la date d'ouverture du restaurant, à Montpellier ; il fallait que je me tienne prêt. Je remerciai sans effusion et m'apprêtai à partir, quand il me rappela.
̶ Il n'y a qu'un petit problème, monsieur B., fit-il, toujours sans me regarder.
Il voulait peut-être que je le relance ou que je m'excuse à vide. J'attendis, prêt à m'endormir sur place.
̶ A l'avenir, reprit-il en tassant ses chers bouts de papier, vous ferez preuve d'un peu moins de familiarité en cuisine. C'est un lieu de travail, ne l'oubliez pas.
Il releva alors la tête et me jeta un regard qui se voulait peut-être paternaliste ou menaçant ou les deux. Cet homme de quarante ans, grand et vaguement ombrageux, aurait pu facilement séduire des adolescentes stupides ; je n'étais donc pas sur son registre. Pendant qu'il essayait de m'impressionner, j'essayai, de mon côté, de comprendre de quoi il parlait. Deux possibilités me traversèrent l'esprit : à un moment, pendant les deux jours, j'avais un peu chanté en préparant une salade de crevettes (je crois que c'était Champagne, d'Higelin, mais n'en suis plus sûr ; en tout cas, je n'avais pas gueulé et ça n'avait duré que deux ou trois couplets) ; à un autre moment, dans le feu de l'action, le chef m'avait demandé des assiettes, et je lui avais dit "Il t'en faut combien ?" ; or, le reste du temps, nous nous vouvoyions. C'était peut-être ça, bien que le chef en question fût loin d'être du genre à sortir d'une grande école.
Je n'ai jamais su ce que voulait dire Monsieur le patron, puisqu'il ne l'expliqua pas. Il précisa simplement que l'ouverture du second restaurant était imminente, peut-être carrément la semaine suivante. Je rentrai chez moi, fatigué, vaguement content (disons, porteur d'une bonne nouvelle) et presque certain que cette "opportunité" de carrière ne mènerait pas bien loin.
J'étais bien en dessous de la vérité.
Un mois plus tard, n'ayant pas la moindre nouvelle de G2Q, je me décidai à les appeler, à leur siège. Une secrétaire me passa M. Q (l'autre) qui m'expliqua assez gaiement que les travaux se prolongeaient mais que l'ouverture était imminente ; il ne fallait surtout pas que je leur fasse faux bond. Les jours passèrent ; j'hésitai à chercher un autre boulot mais décidai de faire confiance au patronat, qui ne peut pas mentir à ses employés, puisqu'il en dépend.
Deux semaines plus tard, je rappelai G2Q. Cette fois, le ton de M. Q. fut un peu moins aimable. Mais l'ouverture du restaurant était toujours aussi imminente. Je raccrochai et me remis à chercher un vrai boulot.
Un mois plus tard (alors que j'avais fait des petits trucs, du genre inventaire et autres missions courtes aussi débiles qu'inutiles), un lundi matin à 9 heures 5 minutes, mon téléphone sonna. C'était le Q de G2Q, tout ravi, qui m'avertissait que j'étais attendu pour commencer mon travail à 10 heures, à telle adresse.
̶ Normalement, ajouta-t-il, ravi, vous commencez à 9 heures. Mais pour cette fois, vous pouvez arriver à 10 heures.
Je faillis lui raccrocher au nez ; mais j'étais mal réveillé, et j'avais besoin de fric, et je suis assez con pour tenir mes promesses, même faites à des trous du cul. Je pris une douche et traversai la ville en voiture pour aller trouver ce foutu restau' dans sa galerie commerciale de merde d'un supermarché horrible en banlieue à la con.
Quand j'arrivai, Q. m'accueillit comme le neveu du messie, me fit très très rapidement visiter les locaux, me montra mon vestiaire, à l'étage, et m'offrit le tee-shirt du personnel : un truc blanc. Pendant que je m'habillais, je fus rejoint par Pascale, qui venait d'arriver. Elle aussi avait été prévenue moins d'une heure auparavant et n'avait aucune raison de sourire. Tout en parlant, nous nous sommes aperçus que les armoires métalliques servant de vestiaire n'étaient pas appuyées contre un mur mais posées contre une rambarde ; derrière, on apercevait le bar en contre-bas, derrière lequel trônait déjà M. G.
Dans la cuisine flambant neuve, les vainqueurs de la course au job m'accueillirent avec divers degrés de maussaderie. Une cuisine toute neuve, c'est beau ; j'avais un quart d'heure pour aménager mon coin avant l'arrivée des premiers clients. J'ouvris tous les placards pour préparer mon arsenal. Au bout du quart d'heure, je n'avais pas réussi à mettre la main sur un seul torchon. Je demandai aux collègues ; eux non plus n'en avaient pas. Je finis par aller voir Q., qui m'aiguilla vers G. Celui-ci, qui inscrivait des choses importantes dans un registre destiné à finir dans un musée, m'expliqua qu'il y en aurait bientôt. J'aurais pu demander quand et combien, mais je connaissais la réponse : ce n'était pas mon problème. On aurait pu facilement envoyer quelqu'un en acheter à la grande surface d'à côté ; c'était l'affaire de cinq minutes, tout compris. Mais non ; il y avait un fournisseur attitré, on ne pouvait pas bouleverser l'ordre mondial comme ça.
J'ai donc fait les salades en m'essuyant les mains sur mon tee-shirt. Si vous avez mangé ce jour-là dans cet endroit pourri avant même d'être usé, vous avez peut-être trouvé que les entrées froides avaient un petit arrière-goût. C'est normal ; courtesy of G2Q.
A un moment, il y eut une manière de coup-de-feu ; disons qu'une table de six ou huit a dû commander des salades. M. G. fut appelé en cuisine pour donner un coup de main. Il m'expliqua très naturellement que je faisais mal mon travail et me montra ce qu'il fallait faire. Pour s'essuyer les mains, il utilisait un tee-shirt blanc pendu à sa ceinture, ce qu'il m'avait expressément interdit de faire.
Lorsque la dernière salade fut emportée par Pascale, M. Q. se tourna enfin vers moi, me regarda et dit : « Et enfin, demain, M. B., vous songerez à vous raser. Je passerai l'éponge pour cette fois. » J'aurais pu allumer une allumette suédoise géante sur sa barbe à lui. Je songeai à lui dire qu'il n'y avait pas plus d'éponge dans sa cuisine que de torchon, mais j'étais trop jeune (je me suis rattrapé depuis).
Plus tard, bien après 15 heures, tout le gentil personnel était attablé dans la grande salle pour savourer leur premier repas ensemble. Je montai me rhabiller vite fait, jetai le tee-shirt au fond de mon vestiaire (qui n'avait pas encore de cadenas, ceux-ci étant à la charge de chacun, bien sûr) et m'apprêtai à rentrer chez moi. De loin, M. G. m'appela comme si j'étais le meilleur ami de son fils. Il me montrait une chaise. La douzaine de membres du personnel de ce nouvel établissement aux méthodes révolutionnaires étaient assis et baissaient la tête. Je marmonnai que j'avais un rendez-vous, merci et commençai à partir.
Un regard de Pascale me retint une seconde ; c'est ce regard qui m'a fait comprendre que certains êtres humains acceptent de travailler dans la peur et le mépris permanents. Je ne suis jamais retourné là-bas, n'ai jamais reçu ma paye pour les cinq services effectués et n'ai jamais revu Pascale ; mais je n'ai pas oublié son regard.
Vingt ans plus tard, je constate régulièrement que ce regard n'existe plus vraiment ; il a progressivement été remplacé par un regard de haine larvée, de mépris partagé envers les cravatés de ce monde, ceux qui s'arrogent le droit de ne pas faire ce qu'ils disent. Un regard que j'ai même baptisé, comme un parfum : « Fleur de Guillotine ».

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