Un
jour, quand j'avais 24 ans, j'ai eu besoin de trouver du travail. Un
emploi. Une job, comme disent nos cousins les Québécois. Comme tous les gens
qui n'ont pas de qualification particulière, j'étais cantonné
(condamné ?) aux boulots alimentaires, donc dans
l'alimentaire ; bref, serveur ou plongeur.
Assez
vite, je trouvais une proposition dans une brasserie en bord-de-mer,
où l'on me proposa de faire un bout d'essai. La société s'appelait
quelque chose comme G2Q (en réalité, j'ai oublié l'acronyme
exacte, mais c'était un peu ridicule ; il y avait un jeu de
mots laids qui s'y cachait, certainement sans que les fondateurs de
la boîte s'en fussent aperçus). Mon interlocuteur téléphonique,
tout fier et content, m'expliqua que sa société comptait pour
l'instant un seul établissement mais, face à leur succès, allait
en ouvrir un second. Ils en cherchaient le futur personnel.
Je
passais quatre services dans le restaurant du front de mer. On
n'était pas en pleine saison, les choses étaient donc calmes. Ma
charge concernait la plonge et la préparation des salades. Le menu
était tout ce qu'il y a de plus classique, quelque part entre la
pizzeria et la brasserie française. Rien d'original, rien de très
bon, des prix moyens ; le genre d'endroits qui ne prend aucun
risque et s'adresse à tout le monde en appelant ça une
« aventure ».
Pendant
les deux jours d'essai, tout se passa bien ; je ne fus pas
débordé, ni fis aucune bêtise, personne n'eut de reproches à me
faire. Durant les repas pris en commun, je souffris de la banalité
hallucinante des conversations, me morigénant dans l'espoir que tout
irait mieux par la suite, non sans avoir essayé de mettre mon grain
de sel et avoir compris qu'il « valait mieux pas ».
A
la fin de la période, après le service, l'un des deux patrons de G2Q
(l'autre s'occupait plutôt de la gestion) nous fit savoir, par
personne interposée, qu'il nous donnerait individuellement le
résultat de ses décisions ; à savoir, qui serait sélectionné
pour le second restaurant, et qui pouvait rentrer chez soi. Bien
entendu, Monsieur devait compter la caisse, et il nous dirait tout
cela ensuite. D'ici là, nous avions le droit d'attendre. A minuit,
dans une station balnéaire et hors saison, vous aurez saisi tout le
bonheur que cela peut représenter.
En
deux jours, j'avais vaguement sympathisé avec l'une des futures
serveuses potentielles, Pascale, seule personne à ne pas
s'intéresser qu'aux bagnoles, au foot et aux fringues. Bien après
minuit, Monseigneur commença à nous appeler un à un pour nous
faire part de ses volontés divines. Les mines déconfites ou
rassurées des candidats suffisaient à savoir ce qu'il en était.
Vint
mon tour. Sans quitter les yeux de sa caisse (il vérifiait les bons
de cartes de crédit), M. G. (ou M. Q., j'ai oublié) me fit savoir
que je convenais à ses exigences et que je serais tenu au courant de
la date d'ouverture du restaurant, à Montpellier ; il fallait
que je me tienne prêt. Je remerciai sans effusion et m'apprêtai à
partir, quand il me rappela.
̶
Il n'y a qu'un petit problème, monsieur B., fit-il, toujours sans
me regarder.
Il
voulait peut-être que je le relance ou que je m'excuse à vide.
J'attendis, prêt à m'endormir sur place.
̶
A l'avenir, reprit-il en tassant ses chers bouts de papier, vous
ferez preuve d'un peu moins de familiarité en cuisine. C'est un lieu
de travail, ne l'oubliez pas.
Il
releva alors la tête et me jeta un regard qui se voulait peut-être
paternaliste ou menaçant ou les deux. Cet homme de quarante ans,
grand et vaguement ombrageux, aurait pu facilement séduire des
adolescentes stupides ; je n'étais donc pas sur son registre.
Pendant qu'il essayait de m'impressionner, j'essayai, de mon côté,
de comprendre de quoi il parlait. Deux possibilités me traversèrent
l'esprit : à un moment, pendant les deux jours, j'avais un peu
chanté en préparant une salade de crevettes (je crois que c'était
Champagne, d'Higelin, mais n'en suis plus sûr ; en tout
cas, je n'avais pas gueulé et ça n'avait duré que deux ou trois
couplets) ; à un autre moment, dans le feu de l'action, le chef
m'avait demandé des assiettes, et je lui avais dit "Il t'en
faut combien ?" ; or, le reste du temps, nous nous
vouvoyions. C'était peut-être ça, bien que le chef en question fût
loin d'être du genre à sortir d'une grande école.
Je
n'ai jamais su ce que voulait dire Monsieur le patron, puisqu'il ne
l'expliqua pas. Il précisa simplement que l'ouverture du second
restaurant était imminente, peut-être carrément la semaine
suivante. Je rentrai chez moi, fatigué, vaguement content (disons,
porteur d'une bonne nouvelle) et presque certain que cette
"opportunité" de carrière ne mènerait pas bien loin.
J'étais
bien en dessous de la vérité.
Un
mois plus tard, n'ayant pas la moindre nouvelle de G2Q, je me décidai
à les appeler, à leur siège. Une secrétaire me passa M. Q
(l'autre) qui m'expliqua assez gaiement que les travaux se
prolongeaient mais que l'ouverture était imminente ; il ne
fallait surtout pas que je leur fasse faux bond. Les jours
passèrent ; j'hésitai à chercher un autre boulot mais décidai
de faire confiance au patronat, qui ne peut pas mentir à ses
employés, puisqu'il en dépend.
Deux
semaines plus tard, je rappelai G2Q. Cette fois, le ton de M. Q. fut
un peu moins aimable. Mais l'ouverture du restaurant était toujours
aussi imminente. Je raccrochai et me remis à chercher un vrai
boulot.
Un
mois plus tard (alors que j'avais fait des petits trucs, du genre
inventaire et autres missions courtes aussi débiles qu'inutiles), un
lundi matin à 9 heures 5 minutes, mon téléphone sonna. C'était le
Q de G2Q, tout ravi, qui m'avertissait que j'étais attendu pour
commencer mon travail à 10 heures, à telle adresse.
̶
Normalement, ajouta-t-il, ravi, vous commencez à 9 heures. Mais pour
cette fois, vous pouvez arriver à 10 heures.
Je
faillis lui raccrocher au nez ; mais j'étais mal réveillé, et
j'avais besoin de fric, et je suis assez con pour tenir mes
promesses, même faites à des trous du cul. Je pris une douche et
traversai la ville en voiture pour aller trouver ce foutu restau'
dans sa galerie commerciale de merde d'un supermarché horrible en
banlieue à la con.
Quand
j'arrivai, Q. m'accueillit comme le neveu du messie, me fit très
très rapidement visiter les locaux, me montra mon vestiaire, à l'étage,
et m'offrit le tee-shirt du personnel : un truc blanc. Pendant
que je m'habillais, je fus rejoint par Pascale, qui venait d'arriver.
Elle aussi avait été prévenue moins d'une heure auparavant et
n'avait aucune raison de sourire. Tout en parlant, nous nous sommes
aperçus que les armoires métalliques servant de vestiaire n'étaient
pas appuyées contre un mur mais posées contre une rambarde ;
derrière, on apercevait le bar en contre-bas, derrière lequel
trônait déjà M. G.
Dans
la cuisine flambant neuve, les vainqueurs de la course au job
m'accueillirent avec divers degrés de maussaderie. Une cuisine toute
neuve, c'est beau ; j'avais un quart d'heure pour aménager mon
coin avant l'arrivée des premiers clients. J'ouvris tous les
placards pour préparer mon arsenal. Au bout du quart d'heure, je
n'avais pas réussi à mettre la main sur un seul torchon. Je
demandai aux collègues ; eux non plus n'en avaient pas. Je
finis par aller voir Q., qui m'aiguilla vers G. Celui-ci, qui
inscrivait des choses importantes dans un registre destiné à finir
dans un musée, m'expliqua qu'il y en aurait bientôt. J'aurais pu
demander quand et combien, mais je connaissais la réponse : ce
n'était pas mon problème. On aurait pu facilement envoyer quelqu'un
en acheter à la grande surface d'à côté ; c'était l'affaire de cinq
minutes, tout compris. Mais non ; il y avait un fournisseur
attitré, on ne pouvait pas bouleverser l'ordre mondial comme ça.
J'ai
donc fait les salades en m'essuyant les mains sur mon tee-shirt. Si
vous avez mangé ce jour-là dans cet endroit pourri avant même
d'être usé, vous avez peut-être trouvé que les entrées froides
avaient un petit arrière-goût. C'est normal ; courtesy of
G2Q.
A
un moment, il y eut une manière de coup-de-feu ; disons qu'une
table de six ou huit a dû commander des salades. M. G. fut appelé
en cuisine pour donner un coup de main. Il m'expliqua très
naturellement que je faisais mal mon travail et me montra ce qu'il
fallait faire. Pour s'essuyer les mains, il utilisait un tee-shirt
blanc pendu à sa ceinture, ce qu'il m'avait expressément interdit
de faire.
Lorsque
la dernière salade fut emportée par Pascale, M. Q. se tourna enfin
vers moi, me regarda et dit : « Et enfin, demain, M. B.,
vous songerez à vous raser. Je passerai l'éponge pour cette fois. »
J'aurais pu allumer une allumette suédoise géante sur sa barbe à
lui. Je songeai à lui dire qu'il n'y avait pas plus d'éponge dans
sa cuisine que de torchon, mais j'étais trop jeune (je me suis
rattrapé depuis).
Plus
tard, bien après 15 heures, tout le gentil personnel était attablé
dans la grande salle pour savourer leur premier repas ensemble. Je
montai me rhabiller vite fait, jetai le tee-shirt au fond de mon
vestiaire (qui n'avait pas encore de cadenas, ceux-ci étant à la
charge de chacun, bien sûr) et m'apprêtai à rentrer chez moi. De
loin, M. G. m'appela comme si j'étais le meilleur ami de son fils.
Il me montrait une chaise. La douzaine de membres du personnel de ce
nouvel établissement aux méthodes révolutionnaires étaient assis
et baissaient la tête. Je marmonnai que j'avais un rendez-vous,
merci et commençai à partir.
Un
regard de Pascale me retint une seconde ; c'est ce regard qui
m'a fait comprendre que certains êtres humains acceptent de
travailler dans la peur et le mépris permanents. Je ne suis jamais
retourné là-bas, n'ai jamais reçu ma paye pour les cinq services
effectués et n'ai jamais revu Pascale ; mais je n'ai pas oublié
son regard.
Vingt
ans plus tard, je constate régulièrement que ce regard n'existe
plus vraiment ; il a progressivement été remplacé par un
regard de haine larvée, de mépris partagé envers les cravatés de
ce monde, ceux qui s'arrogent le droit de ne pas faire ce qu'ils
disent. Un regard que j'ai même baptisé, comme un parfum : « Fleur
de Guillotine ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire