lundi 15 octobre 2012

L'Europe des Bouze

Photo D.R.



C'était en 1990 ; l'Europe était encore divisée. Je bullais dans un stage de formation aussi flou que le projet européen. Un intervenant vint nous causer pendant deux heures de la future Europe. Il portait la quarantaine, le costume trois-pièces avec cravate assortie de rigueur, était chauve, moustachu et ventripotent. Il présenta des cartes dont Jean-Christophe Victor aurait eu honte, des diagrammes qui auraient fait marrer Normand Baillargeon, et cita maints grands hommes dont je n'avais jamais entendu parler. Il n'avait rien à faire dans une formation professionnelle mais le faisait très bien. On sentait qu'il avait réussi à vendre sa sauce en noyant le poisson.

A la fin de sa longuette intervention, il nous "informa" que, comme toutes les nations, l'Europe avait un hymne "officiel" ; savait-on lequel ? La question éveilla un léger séisme dans ma conscience ; oui, je savais lequel, et j'eus comme l'intuition que nous allions bientôt souffrir. « L'hymne à la joie, de Ludwig von Beethoven », répondit lui-même le moustachauve, comme si nous ne méritions pas vraiment de le savoir. Ce disant, il sortit de sa mallette un de ces magnétophones à cassette portatif munis d'une poignée rétractable. Je fus parcouru d'une sueur d'effroi. Le cravatu posa l'engin sur un radiateur, seul moyen d'atteindre une prise murale avec son unique mètre de fil, puis lança : « Comme tous les hymnes, celui-ci s'écoute debout ».
Je réprimai un pouffement de rire ; incrédule, je vis dix de mes onze camarades se lever sans barguigner ; la onzième hésita un peu, mais se leva quand même, l'air renfrogné. Quand il se retourna, le cravatumé me toisa : « Je disais : cela s'écoute debout ». Je jure que sa moustache vibrait et que son crâne luisait plus fort. « Je ne me lève pas pour les hymnes », l'informai-je pour sa gouverne et par politesse surannée (car je suis un peu vieille France). Une de ses paupières tressauta ; il inspira à fond (sans pour autant faire sauter son col). « Ah, oui ? dit-il d'une voix qui se voulait sans doute charismatique et qui exsudait le séminaire de comm' à 1200 francs la journée. Eh bien, sachez qu'il y a des gens qui considèrent la Coupo Santo comme un hymne et qui se lèvent pour la chanter ! » Après quoi, il appuya sur le bitognot de son machin pourri et poussa le son à fond, dégorgeant ainsi les accents massacrés et méconnaissables de l'"Ode à la joie".
Aussitôt, j'hésitai vaguement à m'emparer de l'engin de torture pour le fracasser contre un mur, ou mieux, sur le crâne poisseux du malventru ; mais trois choses me retinrent. D'abord, j'aurais dû pour cela me lever, et le costupotent en aurait brièvement conçu un sentiment de triomphe qu'il ne méritait pas d'éprouver ; ensuite, je me souvins que Beethoven était mort sourd, ce qui est la plus belle des bénédictions pour un musicien qui laisse une postérité et ne veut pas se retourner dans sa tombe à chaque fois que des crétins (galonnés ou non) trahissent son œuvre ; enfin, je compris rapidement que la stupidité insondable de la remarque crachée par le semi-fonctionnaire n'avait pas la moindre valeur, que c'était de la rhétorique pure, débile, du concentré de sectarisme crétin prêt-à-asséner du haut des chaires de la Nouvelle Ordonnance Réformiste Moralement Européenne. J'avais rencontré mon premier lobbyiste, un de ces ânes multi-bâtés sans lesquels les idéologies indéfendables ne parviendraient jamais à s'imposer au peuple de Votant (le dieu aux urnes molles), et certainement un futur députain...
Pardon aux putains ; je voulais dire : député européen.
Le supplice dura six à sept minutes. Je regardais tristement mes drougs, toujours debout, incapables de manifester leur opinion (si tant est qu'ils en eussent) autrement qu'en faisant vaguement la gueule (pas plus que d'habitude), mais en obéissant scrupuleusement, sans doute pour prouver que Stanley Milgram avait bien cerné l'espèce humaine. Une seule d'entre eux, celle qui avait hésité au début de cette séance de lavage de cerveaux, finit par se rasseoir, un peu avant la fin, en soupirant d'agacement.
Un rebelle et demi sur douze... Est-ce que ça suffirait à constituer une armée de résistants ? Une opposition ? Des gens sympas et auto-conscients ? A l'époque, je l'espérais encore. Douze ans plus tard, les banquiers européens s'enrichissaient sur le dos des peuples en "imposant" l'euro, au double sens du terme. L'an dernier, la Grèce (la maman de la petite Démocratie, qui n'a pas encore toutes ses dents) se révoltait sans que personne n'ose employer le mot, de peur de se faire taxer d'anti-européanitude (en d'autres termes : de peur de perdre son boulot).
Vas-y, Ludwig, fais-les chanter ! Moi, il y a longtemps que je me suis défoncé les tympans médiatiques.

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