Photo D.R. |
C'était
en 1990 ; l'Europe était encore divisée. Je bullais dans un
stage de formation aussi flou que le projet européen. Un intervenant
vint nous causer pendant deux heures de la future Europe. Il portait
la quarantaine, le costume trois-pièces avec cravate assortie de
rigueur, était chauve, moustachu et ventripotent. Il présenta des
cartes dont Jean-Christophe Victor aurait eu honte, des diagrammes
qui auraient fait marrer Normand Baillargeon, et cita maints grands
hommes dont je n'avais jamais entendu parler. Il n'avait rien à
faire dans une formation professionnelle mais le faisait très bien.
On sentait qu'il avait réussi à vendre sa sauce en noyant le
poisson.
A
la fin de sa longuette intervention, il nous "informa" que,
comme toutes les nations, l'Europe avait un hymne "officiel" ;
savait-on lequel ? La question éveilla un léger séisme dans
ma conscience ; oui, je savais lequel, et j'eus comme
l'intuition que nous allions bientôt souffrir. « L'hymne à la
joie, de Ludwig von Beethoven », répondit lui-même le
moustachauve, comme si nous ne méritions pas vraiment de le savoir.
Ce disant, il sortit de sa mallette un de ces magnétophones à
cassette portatif munis d'une poignée rétractable. Je fus parcouru
d'une sueur d'effroi. Le cravatu posa l'engin sur un radiateur, seul
moyen d'atteindre une prise murale avec son unique mètre de fil, puis
lança : « Comme tous les hymnes, celui-ci s'écoute
debout ».
Je
réprimai un pouffement de rire ; incrédule, je vis dix de mes
onze camarades se lever sans barguigner ; la onzième hésita un
peu, mais se leva quand même, l'air renfrogné. Quand il se
retourna, le cravatumé me toisa : « Je disais : cela
s'écoute debout ». Je jure que sa moustache vibrait et que son
crâne luisait plus fort. « Je ne me lève pas pour les
hymnes », l'informai-je pour sa gouverne et par politesse
surannée (car je suis un peu vieille France). Une de ses paupières
tressauta ; il inspira à fond (sans pour autant faire sauter
son col). « Ah, oui ? dit-il d'une voix qui se voulait
sans doute charismatique et qui exsudait le séminaire de comm' à
1200 francs la journée. Eh bien, sachez qu'il y a des gens qui
considèrent la Coupo Santo comme un hymne et qui se lèvent
pour la chanter ! » Après quoi, il appuya sur le bitognot
de son machin pourri et poussa le son à fond, dégorgeant ainsi les
accents massacrés et méconnaissables de l'"Ode à la joie".
Aussitôt,
j'hésitai vaguement à m'emparer de l'engin de torture pour le
fracasser contre un mur, ou mieux, sur le crâne poisseux du
malventru ; mais trois choses me retinrent. D'abord, j'aurais dû
pour cela me lever, et le costupotent en aurait brièvement conçu un
sentiment de triomphe qu'il ne méritait pas d'éprouver ;
ensuite, je me souvins que Beethoven était mort sourd, ce qui est la
plus belle des bénédictions pour un musicien qui laisse une
postérité et ne veut pas se retourner dans sa tombe à chaque fois
que des crétins (galonnés ou non) trahissent son œuvre ;
enfin, je compris rapidement que la stupidité insondable de la
remarque crachée par le semi-fonctionnaire n'avait pas la moindre
valeur, que c'était de la rhétorique pure, débile, du concentré de
sectarisme crétin prêt-à-asséner du haut des chaires de la
Nouvelle Ordonnance Réformiste Moralement Européenne. J'avais
rencontré mon premier lobbyiste, un de ces ânes multi-bâtés sans
lesquels les idéologies indéfendables ne parviendraient jamais à
s'imposer au peuple de Votant (le dieu aux urnes molles), et
certainement un futur députain...
Pardon aux putains ; je voulais
dire : député européen.
Le
supplice dura six à sept minutes. Je regardais tristement mes
drougs, toujours debout, incapables de manifester leur opinion (si
tant est qu'ils en eussent) autrement qu'en faisant vaguement la
gueule (pas plus que d'habitude), mais en obéissant scrupuleusement,
sans doute pour prouver que Stanley Milgram avait bien cerné
l'espèce humaine. Une seule d'entre eux, celle qui avait hésité au
début de cette séance de lavage de cerveaux, finit par se rasseoir,
un peu avant la fin, en soupirant d'agacement.
Un
rebelle et demi sur douze... Est-ce que ça suffirait à constituer
une armée de résistants ? Une opposition ? Des gens
sympas et auto-conscients ? A l'époque, je l'espérais encore.
Douze ans plus tard, les banquiers européens s'enrichissaient sur le
dos des peuples en "imposant" l'euro, au double sens du
terme. L'an dernier, la Grèce (la maman de la petite Démocratie, qui n'a pas encore toutes ses dents) se révoltait
sans que personne n'ose employer le mot, de peur de se faire taxer
d'anti-européanitude (en d'autres termes : de peur de perdre
son boulot).
Vas-y,
Ludwig, fais-les chanter ! Moi, il y a longtemps que je me suis
défoncé les tympans médiatiques.
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