12
Après
avoir fini sa bière, Semántico envisagea de prendre une chambre
dans un autre hôtel ; pourquoi pas l'Hôtel du Palais, devant
lequel il était passé en venant, et qui se trouvait juste à côté
du Palais de Justice ? Mais la douce ironie de ce menu détail
ne cachait pas que c'était reculer pour mieux sauter, voire se
comporter en mauviette. Si le sbire de la mairesse l'attendait au
Novaritch, autant régler la question tout de suite.
Semántico descendit les rues sans se presser, pour ne pas fatiguer sa cheville et pour faire poireauter l'autre zigoto. Il passa devant L'Heureux Buffy mais n'aperçut pas Sean. Arrivé aux environs de l'hôtel, il sortit son plan de la ville, contourna le pâté de maisons voisin et remonta une ruelle qui arrivait presque en face du Novaritch.
Marchant sans s'appuyer sur la canne, il longea un mur de jardin grillagé en esquivant les flaques d'éclairage public. Il n'eut aucun mal à repérer la tache bleue foncée du costume. Le type était plus ou moins en planque derrière un pilier de pierre, au coin de la ruelle qui donnait sur l'hôtel. Il avait la tête en l'air et fumait.
Semántico s'approcha sans bruit et, quand il fut à un mètre derrière, il prit sa canne par l'embout et en donna un coup avec le pommeau sur l'épaule du chauffeur. Pas méchamment, mais fermement.
Le gars fit un bond sur place, essaya de se retourner en même temps mais ne réussissant qu'à s'expédier lui-même contre le mur, assez violemment. Sa cigarette fut éjectée dans l'opération.
— Alors comme ça, lança Semántico, madame le maire reste à la maison, ce soir ? Ou bien elle conduit elle-même, comme une grande ?
— Qu'est-ce que vouvouv... s'étrangla le chauffeur municipal.
— Comprends rien à ce que tu racontes, mon vieux, dit Semántico en faisant des moulinets avec la canne. Sois plus clair.
Le chauffeur se figea une seconde puis essaya de cogner Semántico d'un direct au visage. Il s'y était attendu comme à une averse en avril. Le coup n'avait aucune chance de l'atteindre et avorta à dix centimètres de son nez.
— Eh bien, dis donc ! Tu as du pain sur la planche, on dirait ! Je vais déjà te pétrir la pâte.
D'un revers de poignet, il fit faire un tour complet à la canne et l'abattit sur le bras droit du chauffeur. Pas fort, mais un peu plus que tout à l'heure. Puis aussitôt, un petit coup sur le gras de la cuisse gauche, et un troisième sur le sternum, pour faire contrepoint. Le gars émit un gémissement.
— Bon. Tu vas te calmer, maintenant, où je vise la tête ? Tu as deux minutes pour me dire tout ce que je veux savoir. D'abord, comment tu t'appelles ? Ce sera plus pratique et ça créera un semblant d'intimité.
— Christian, dit l'autre tout bas, comme si c'était mal.
— OK, Christian. Rassure-moi sur un point, histoire qu'il n'y ait pas de bavure : tu es bien le chauffeur de Mme Duport ?
— Un des deux, oui.
— Mazette ! En plus, vous êtes deux. Remarque, c'est vrai que dans "subalterne", il y a "alterne". J'espère que ton collègue est plus doué que toi. Pourquoi me surveilles-tu ? Et ne réponds pas que tu suis les ordres ; je me doute bien que tu n'es pas ici à la suite d'une initiative personnelle. Développe.
Christian baissa les yeux un instant. Il transpirait abondamment, pas seulement à cause du costume complet.
— Ce n'est pas Mme Duport qui m'envoie. Elle n'est pas au courant.
— C'est bien de couvrir ta patronne ; c'est le premier devoir du résistant pris en flag'. Moi aussi, je suis sûr qu'elle ne sait rien de rien et qu'elle dort sur ses douze oreilles et que demain matin, elle aura toujours son teint de jeune fille. Accouche !
— C'est M. Ollivion qui m'a dit, comme ça, mine de rien, qu'il fallait vous dissuader de continuer votre enquête.
— Tu es sûr qu'il a employé le terme "dissuader" ? Il n'aurait pas plutôt dit "Tu vas aller casser la gueule à cet enfoiré de fouille-merde avant qu'il nous les brise pour de bon et qu'on soit obligé de lui coller un pruneau dans la cervelle" ?
— Oh, putain, non ! J'ai jamais tué personne, moi.
— Tu as bien raison, c'est très surfait. Comment tu m'as repéré ?
— Cet après-midi, à la Garriguette. Quand je suis allé me dégourdir les jambes dans le pré, je vous ai vu dans l'arbre, avec vos jumelles.
— T'as de bons yeux, tu sais ? fit Semántico, méchamment surpris.
— J'ai 20/10 à chaque œil. Je voulais être pilote de chasse mais je suis daltonien et...
— Eh, oh, tu veux un mouchoir ? Ton explication ne suffit pas. Je sais très bien que vous ne m'avez pas suivi après. Alors ?
— En quittant la clinique, j'ai vu une voiture dans les fourrés. Je l'ai signalé à M. Ollivion, et il m'a dit d'aller prendre le numéro, au cas où.
— Pas de doute, il a de la suite dans les idées, ton boss. Mais après, comment a-t-il su que c'était une voiture de location ? Il n'y a qu'un flic qui peut savoir ça, non ?
Le chauffeur eut beau garder la bouche ouverte, aucun son n'en sortit.
— J'ai rien entendu, dit Semántico en levant la canne.
— Mais je sais pas, moi ! Ouais, M. Ollivion a des copains dans la police. Mais je les connais pas.
— Tu parles ! Et, tiens, en y réfléchissant un peu mieux, on pourrait même dire que pour une recherche comme ça, il faut connaître un peu plus qu'un flic ; un préfet, ou un juge, peut-être ?
— Je sais pas.
— Tu sais pas mais tu balades tous ces gens dans tous les coins de la ville et de la région, donc tu sais forcément avec qui il a l'habitude de traîner, ton enfoiré de boss.
Le front du chauffeur dégoulinait. Il regardait le menton de Semántico d'un air suppliant.
— Qu'est-ce que tu crois qu'ils vont te faire s'ils apprennent que tu les as caviardés ? Regarde-toi : tu n'arrives même pas à casser la gueule à un handicapé. Alors ?
— C'est... Depuis le début de l'année, il y a un nouveau juge d'assises.
— Son nom ?
— Franchement, depuis qu'il est en poste, beaucoup de choses ont changé. Les méthodes ne sont plus les mêmes. Et moi, ça ne me plaît pas, ce qui se passe.
— Ravi de te l'entendre dire. Tu n'as qu'à dénoncer ou démissionner ; il reste encore quelques lois pour ça. En attendant, j'ai cru remarquer que tu n'avais pas répondu à ma question : le nom du juge.
— B... Biancone.
— Biancone ! Mais qu'est-ce que tu délires ? Ce connard a été mis à la retraite d'office après le scandale Elf-Aquitaine. Tout le monde sait ça. T'es naze ou quoi ?
— C'est son fils. C'est pas lui, c'est son fils qui vient d'être nommé.
Semántico n'en revenait pas. La justice française avait mis quinze ans à se débarrasser d'un magistrat véreux en cheville avec la mafia du pétrole, et ces crétins laissaient le fils monter sur le trône. D'accord, la criminalité n'était pas plus héréditaire que le talent, mais ils pourraient quand même faire gaffe ! Enfin, ce n'était pas pour rien qu'on les appelait Gardes des Sots.
— Christian, tu t'es laissé embarquer dans un méchant sac de vipères. Tu as une bonne tête, alors écoute ce conseil : mets-la de côté avant qu'elle ne se fasse amocher. Ou pire.
— C'est pas bien, ce qui est arrivé au gamin, m'sieur. Je l'aurais dit à M. Ollivion, mais...
— Mais ?
— Depuis l'an dernier, il n'écoute plus personne. À part...
— J'ai pas toute la nuit. À part ?
— Sa fille.
— Céleste. Tu la connais, alors ?
— Oui. Elle est jolie, c'est pas la question, mais... elle est complètement givrée. Elle fait des trucs...
Et son regard se perdit dans le vide.
— Elle est givrée mais tu aimerais bien te la taper, pas vrai ? Mais tu ne peux pas parce que c'est la fille d'un de tes patrons, donc intouchable. Pourtant, t'es jeune et beau gosse ; tu pourrais peut-être...
Semántico s'interrompit. Une idée bizarre lui avait traversé l'esprit.
— Tu crois qu'Ollivion te buterait si tu sautais sa fille ?
Peu à peu, l'espèce de fureur qui était apparue sur le visage de Christian se mua en terreur abjecte. Et Semántico comprit d'un seul coup.
— C'est toi qui étais dans le coffre de la rame ! C'est toi qui as ouvert à Céleste pour qu'elle puisse se planquer !
L'expression de Christian était plus parlante qu'un aveu tout droit sorti de l'Actor's Studio. Semántico enfonça les clous.
— Qu'est-ce que vous avez bien pu faire, ensuite, dans cet espace confiné pendant une heure, en attendant d'être au terminus pour vous esbigner ? Hein ? On se le demande...
Semántico allait continuer sur ce ton mais il s'aperçut que le chauffeur, qui avait carrément l'air d'un gamin compissé maintenant, risquait de lui claquer dans les doigts. Avec un effort, il arrêta sa litanie et regarda le pommeau de sa canne.
— Allez, va. Je vais te laisser rentrer chez toi. Tu n'auras qu'à dire à ton boss que je ne suis pas rentré de la nuit. À vrai dire, c'est ce que j'ai failli faire, alors ce ne sera pas un gros mensonge. Par contre, tu vas répondre à une dernière question.
— Laquelle ? fit Christian, dont le soulagement devait être visible depuis le sommet de la Tour Eiffel.
— À part chez son beau-père, où est-ce que je peux la trouver, Céleste ?
— Elle va vous rendre marteau, comme les autres.
— Réponds à ma question, dit Semántico en frappant sa main du pommeau de la canne. Elle a bien un appart' en ville, un petit studio d'étudiante ?
— Non, elle vit chez son père. Et puis, je ne la connais pas tant que ça ; elle m'a seulement... euh... Elle ne va jamais au café. Elle n'a pas d'amis de son âge. Mais je sais qu'elle a décidé d'apprendre l'anglais, récemment. Elle va participer à des conversations bilingues, dans un salon de thé. C'est tous les mercredis soirs, vers cinq heures.
— Où ça ?
— Au Bras-de-Fer. C'est en plein centre, dans la rue du même nom.
— Je trouverai. Disparais, Christian ! Et trouve-toi un Cyrano. Ou mieux, une Roxanne sourde.
Christian eut une première impulsion pour partir, mais se retourna vers Semántico.
— Il y a un truc que vous n'avez pas compris, je crois, m'sieur, sauf votre respect. Je préfère vous le dire, parce que vous avez été sympa avec moi.
— Et c'est ?
— Je ne sais pas pourquoi vous répétez tout le temps "beau-père" et "belle-fille" ; peut-être que c'est vous qui avez raison. En tout cas, à moi, ils se sont présentés comme père et fille. Mais ce que je voulais vous dire, c'est que l'histoire du tram, pour coincer les Borromino... c'est elle qui en a eu l'idée ; pas son père.
Effectivement, Semántico n'avait pas pensé à ça. Il regarda Christian disparaître la tête basse, puis monta dans sa chambre.
Vers minuit, il téléphona à Ernesto. Il n'y avait personne ; il ne laissa pas de message. Il faillit appeler le Projecteur, pour savoir si la cafétéria était rouverte ; mais le week-end n'était pas terminé et Muryel n'avait pas dû rentrer d'Avranches.
Il n'aimait pas trop la sensation qu'il éprouva ensuite. Il avait l'impression d'oublier quelque chose d'important. Ce qui ne lui ressemblait pas.
Semántico descendit les rues sans se presser, pour ne pas fatiguer sa cheville et pour faire poireauter l'autre zigoto. Il passa devant L'Heureux Buffy mais n'aperçut pas Sean. Arrivé aux environs de l'hôtel, il sortit son plan de la ville, contourna le pâté de maisons voisin et remonta une ruelle qui arrivait presque en face du Novaritch.
Marchant sans s'appuyer sur la canne, il longea un mur de jardin grillagé en esquivant les flaques d'éclairage public. Il n'eut aucun mal à repérer la tache bleue foncée du costume. Le type était plus ou moins en planque derrière un pilier de pierre, au coin de la ruelle qui donnait sur l'hôtel. Il avait la tête en l'air et fumait.
Semántico s'approcha sans bruit et, quand il fut à un mètre derrière, il prit sa canne par l'embout et en donna un coup avec le pommeau sur l'épaule du chauffeur. Pas méchamment, mais fermement.
Le gars fit un bond sur place, essaya de se retourner en même temps mais ne réussissant qu'à s'expédier lui-même contre le mur, assez violemment. Sa cigarette fut éjectée dans l'opération.
— Alors comme ça, lança Semántico, madame le maire reste à la maison, ce soir ? Ou bien elle conduit elle-même, comme une grande ?
— Qu'est-ce que vouvouv... s'étrangla le chauffeur municipal.
— Comprends rien à ce que tu racontes, mon vieux, dit Semántico en faisant des moulinets avec la canne. Sois plus clair.
Le chauffeur se figea une seconde puis essaya de cogner Semántico d'un direct au visage. Il s'y était attendu comme à une averse en avril. Le coup n'avait aucune chance de l'atteindre et avorta à dix centimètres de son nez.
— Eh bien, dis donc ! Tu as du pain sur la planche, on dirait ! Je vais déjà te pétrir la pâte.
D'un revers de poignet, il fit faire un tour complet à la canne et l'abattit sur le bras droit du chauffeur. Pas fort, mais un peu plus que tout à l'heure. Puis aussitôt, un petit coup sur le gras de la cuisse gauche, et un troisième sur le sternum, pour faire contrepoint. Le gars émit un gémissement.
— Bon. Tu vas te calmer, maintenant, où je vise la tête ? Tu as deux minutes pour me dire tout ce que je veux savoir. D'abord, comment tu t'appelles ? Ce sera plus pratique et ça créera un semblant d'intimité.
— Christian, dit l'autre tout bas, comme si c'était mal.
— OK, Christian. Rassure-moi sur un point, histoire qu'il n'y ait pas de bavure : tu es bien le chauffeur de Mme Duport ?
— Un des deux, oui.
— Mazette ! En plus, vous êtes deux. Remarque, c'est vrai que dans "subalterne", il y a "alterne". J'espère que ton collègue est plus doué que toi. Pourquoi me surveilles-tu ? Et ne réponds pas que tu suis les ordres ; je me doute bien que tu n'es pas ici à la suite d'une initiative personnelle. Développe.
Christian baissa les yeux un instant. Il transpirait abondamment, pas seulement à cause du costume complet.
— Ce n'est pas Mme Duport qui m'envoie. Elle n'est pas au courant.
— C'est bien de couvrir ta patronne ; c'est le premier devoir du résistant pris en flag'. Moi aussi, je suis sûr qu'elle ne sait rien de rien et qu'elle dort sur ses douze oreilles et que demain matin, elle aura toujours son teint de jeune fille. Accouche !
— C'est M. Ollivion qui m'a dit, comme ça, mine de rien, qu'il fallait vous dissuader de continuer votre enquête.
— Tu es sûr qu'il a employé le terme "dissuader" ? Il n'aurait pas plutôt dit "Tu vas aller casser la gueule à cet enfoiré de fouille-merde avant qu'il nous les brise pour de bon et qu'on soit obligé de lui coller un pruneau dans la cervelle" ?
— Oh, putain, non ! J'ai jamais tué personne, moi.
— Tu as bien raison, c'est très surfait. Comment tu m'as repéré ?
— Cet après-midi, à la Garriguette. Quand je suis allé me dégourdir les jambes dans le pré, je vous ai vu dans l'arbre, avec vos jumelles.
— T'as de bons yeux, tu sais ? fit Semántico, méchamment surpris.
— J'ai 20/10 à chaque œil. Je voulais être pilote de chasse mais je suis daltonien et...
— Eh, oh, tu veux un mouchoir ? Ton explication ne suffit pas. Je sais très bien que vous ne m'avez pas suivi après. Alors ?
— En quittant la clinique, j'ai vu une voiture dans les fourrés. Je l'ai signalé à M. Ollivion, et il m'a dit d'aller prendre le numéro, au cas où.
— Pas de doute, il a de la suite dans les idées, ton boss. Mais après, comment a-t-il su que c'était une voiture de location ? Il n'y a qu'un flic qui peut savoir ça, non ?
Le chauffeur eut beau garder la bouche ouverte, aucun son n'en sortit.
— J'ai rien entendu, dit Semántico en levant la canne.
— Mais je sais pas, moi ! Ouais, M. Ollivion a des copains dans la police. Mais je les connais pas.
— Tu parles ! Et, tiens, en y réfléchissant un peu mieux, on pourrait même dire que pour une recherche comme ça, il faut connaître un peu plus qu'un flic ; un préfet, ou un juge, peut-être ?
— Je sais pas.
— Tu sais pas mais tu balades tous ces gens dans tous les coins de la ville et de la région, donc tu sais forcément avec qui il a l'habitude de traîner, ton enfoiré de boss.
Le front du chauffeur dégoulinait. Il regardait le menton de Semántico d'un air suppliant.
— Qu'est-ce que tu crois qu'ils vont te faire s'ils apprennent que tu les as caviardés ? Regarde-toi : tu n'arrives même pas à casser la gueule à un handicapé. Alors ?
— C'est... Depuis le début de l'année, il y a un nouveau juge d'assises.
— Son nom ?
— Franchement, depuis qu'il est en poste, beaucoup de choses ont changé. Les méthodes ne sont plus les mêmes. Et moi, ça ne me plaît pas, ce qui se passe.
— Ravi de te l'entendre dire. Tu n'as qu'à dénoncer ou démissionner ; il reste encore quelques lois pour ça. En attendant, j'ai cru remarquer que tu n'avais pas répondu à ma question : le nom du juge.
— B... Biancone.
— Biancone ! Mais qu'est-ce que tu délires ? Ce connard a été mis à la retraite d'office après le scandale Elf-Aquitaine. Tout le monde sait ça. T'es naze ou quoi ?
— C'est son fils. C'est pas lui, c'est son fils qui vient d'être nommé.
Semántico n'en revenait pas. La justice française avait mis quinze ans à se débarrasser d'un magistrat véreux en cheville avec la mafia du pétrole, et ces crétins laissaient le fils monter sur le trône. D'accord, la criminalité n'était pas plus héréditaire que le talent, mais ils pourraient quand même faire gaffe ! Enfin, ce n'était pas pour rien qu'on les appelait Gardes des Sots.
— Christian, tu t'es laissé embarquer dans un méchant sac de vipères. Tu as une bonne tête, alors écoute ce conseil : mets-la de côté avant qu'elle ne se fasse amocher. Ou pire.
— C'est pas bien, ce qui est arrivé au gamin, m'sieur. Je l'aurais dit à M. Ollivion, mais...
— Mais ?
— Depuis l'an dernier, il n'écoute plus personne. À part...
— J'ai pas toute la nuit. À part ?
— Sa fille.
— Céleste. Tu la connais, alors ?
— Oui. Elle est jolie, c'est pas la question, mais... elle est complètement givrée. Elle fait des trucs...
Et son regard se perdit dans le vide.
— Elle est givrée mais tu aimerais bien te la taper, pas vrai ? Mais tu ne peux pas parce que c'est la fille d'un de tes patrons, donc intouchable. Pourtant, t'es jeune et beau gosse ; tu pourrais peut-être...
Semántico s'interrompit. Une idée bizarre lui avait traversé l'esprit.
— Tu crois qu'Ollivion te buterait si tu sautais sa fille ?
Peu à peu, l'espèce de fureur qui était apparue sur le visage de Christian se mua en terreur abjecte. Et Semántico comprit d'un seul coup.
— C'est toi qui étais dans le coffre de la rame ! C'est toi qui as ouvert à Céleste pour qu'elle puisse se planquer !
L'expression de Christian était plus parlante qu'un aveu tout droit sorti de l'Actor's Studio. Semántico enfonça les clous.
— Qu'est-ce que vous avez bien pu faire, ensuite, dans cet espace confiné pendant une heure, en attendant d'être au terminus pour vous esbigner ? Hein ? On se le demande...
Semántico allait continuer sur ce ton mais il s'aperçut que le chauffeur, qui avait carrément l'air d'un gamin compissé maintenant, risquait de lui claquer dans les doigts. Avec un effort, il arrêta sa litanie et regarda le pommeau de sa canne.
— Allez, va. Je vais te laisser rentrer chez toi. Tu n'auras qu'à dire à ton boss que je ne suis pas rentré de la nuit. À vrai dire, c'est ce que j'ai failli faire, alors ce ne sera pas un gros mensonge. Par contre, tu vas répondre à une dernière question.
— Laquelle ? fit Christian, dont le soulagement devait être visible depuis le sommet de la Tour Eiffel.
— À part chez son beau-père, où est-ce que je peux la trouver, Céleste ?
— Elle va vous rendre marteau, comme les autres.
— Réponds à ma question, dit Semántico en frappant sa main du pommeau de la canne. Elle a bien un appart' en ville, un petit studio d'étudiante ?
— Non, elle vit chez son père. Et puis, je ne la connais pas tant que ça ; elle m'a seulement... euh... Elle ne va jamais au café. Elle n'a pas d'amis de son âge. Mais je sais qu'elle a décidé d'apprendre l'anglais, récemment. Elle va participer à des conversations bilingues, dans un salon de thé. C'est tous les mercredis soirs, vers cinq heures.
— Où ça ?
— Au Bras-de-Fer. C'est en plein centre, dans la rue du même nom.
— Je trouverai. Disparais, Christian ! Et trouve-toi un Cyrano. Ou mieux, une Roxanne sourde.
Christian eut une première impulsion pour partir, mais se retourna vers Semántico.
— Il y a un truc que vous n'avez pas compris, je crois, m'sieur, sauf votre respect. Je préfère vous le dire, parce que vous avez été sympa avec moi.
— Et c'est ?
— Je ne sais pas pourquoi vous répétez tout le temps "beau-père" et "belle-fille" ; peut-être que c'est vous qui avez raison. En tout cas, à moi, ils se sont présentés comme père et fille. Mais ce que je voulais vous dire, c'est que l'histoire du tram, pour coincer les Borromino... c'est elle qui en a eu l'idée ; pas son père.
Effectivement, Semántico n'avait pas pensé à ça. Il regarda Christian disparaître la tête basse, puis monta dans sa chambre.
Vers minuit, il téléphona à Ernesto. Il n'y avait personne ; il ne laissa pas de message. Il faillit appeler le Projecteur, pour savoir si la cafétéria était rouverte ; mais le week-end n'était pas terminé et Muryel n'avait pas dû rentrer d'Avranches.
Il n'aimait pas trop la sensation qu'il éprouva ensuite. Il avait l'impression d'oublier quelque chose d'important. Ce qui ne lui ressemblait pas.
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