16
— Bon,
les mecs, vous savez que je vous adore et tout ça, mais il est déjà
trois heures. J'y vais, moi.
— Attends, quoi ! Encore une petite. La dernière pour la route. Vu que tu habites à côté, tu peux bien faire ça. Tu risques rien.
— Non, j'en peux plus. Je suis crevée et j'ai mon spectacle d'après-demain à préparer. Donc, demain, il faut que je sois en forme. Allez, salut !
Des voix, un peu éméchées, râlèrent pour la forme. La femme qui avait salué la compagnie commença à s'éloigner, en tirant un diable sur lequel était accroché un gros étui, avec des sandows.
Elle n'avait fait que quelques mètres quand elle s'arrêta pour regarder par-dessus le parapet qui longeait le canal.
— C'est quoi, ce truc ?
Le groupe de gens qui se tenait à la sortie du bar, pendant que le patron fermait, remarquèrent tout de suite qu'elle ne partait plus.
— Yuli, avec nous ! Yuli, avec nous !
— Vos gueules ! beugla-t-elle d'une voix impressionnante.
Le silence se fit instantanément. Quelqu'un eut un hoquet. On le foudroya du regard. La femme se pencha nettement par-dessus le parapet.
— Y a quelqu'un, en bas ? cria-t-elle, avec un curieux accent.
Les autres l'avaient rejointe et se penchaient aussi. L'un d'eux monta carrément sur le parapet.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est pas la forme de quelqu'un, là ?
— Où ça ?
— Là, près du ruisseau.
— C'est pas un ruisseau, ma puce, on n'est pas en forêt.
— On s'en fout ! François, tu dirais pas qu'il y a quelqu'un de couché ?
— Il a plutôt l'air mort, répondit l'interpellé, de loin le plus sobre de toute la bande.
— Il faut aller vérifier, décréta la femme.
Et comme personne ne bronchait, elle courut le long du quai pour gagner un escalier qui descendait dans le lit du canal à cinquante mètres de là. Il y avait une barrière de sécurité mais elle avait été défoncée depuis longtemps.
— Yuli ! Mais t'es cinglée ! s'écrièrent les autres. Reviens !
Elle ne les écouta pas et s'approcha de la silhouette étendue, étalée plutôt, par terre. Evitant le filet d'eau nauséabonde, elle se pencha vers l'homme et lui toucha l'épaule.
Semántico poussa un gémissement involontaire mais d'une sincérité absolue.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? dit une voix féminine dotée d'un accent un peu coupant.
Il songea à répondre mais ne put émettre qu'un borborygme. Il sentit la personne qui l'avait trouvé se déplacer et venir se mettre de l'autre côté de sa tête. Puis il entendit le craquement d'une allumette.
Elle appela aussitôt ses compagnons. Deux ou trois descendirent à leur tour, en se tenant à la rampe de l'escalier.
— Alors, c'est quoi ? demanda l'un d'eux.
— Je crois que c'est un type qui est tombé du quai. Il est pas bien.
— Faut appeler les flics, et puis...
Semántico meugla.
— Ça va aller, dit Yuli en se penchant vers lui. Ne vous inquiétez pas. On ne va pas appeler les flics.
— T'en as de bonnes, toi, fit l'un des autres. Et qu'est-ce qu'on va faire ? Le veiller là, toute la nuit ?
— On va l'emmener chez moi. Et vous allez m'aider.
Le ton était sans réplique ; ceux qui n'étaient pas encore de la couleur des chats dégrisèrent en une minute.
Ils hissèrent Semántico, à peine conscient, hors du canal, en prenant autant de précautions que possible. Une fois en haut, sur le quai, il restait des détails à régler.
— Comment on va faire ? On ne peut pas le porter jusqu'à chez toi comme ça ? Si des gens nous croisent, ça va faire suspect. Il saigne de partout. En plus, il y a une caméra juste en face de ta rue.
— Laissez-moi réfléchir, dit Yuli.
Les sept ou huit survivants de son concert la regardèrent pendant une minute. L'un d'eux maintenait Semántico contre le parapet, pour l'empêcher de retomber.
— J'ai trouvé ! s'écria la seule autre fille du groupe, une blond-vénitienne joliment nerveuse. On va faire un exercice, comme au théâtre. Ecoutez-moi bien : on va se mettre en groupe compact, avec lui au centre. On le soutient simplement en restant serrés les uns contre les autres. On le bouscule le moins possible et on se déplace à tous petits pas. Tip-top tip-top ! Ça ne fait que deux cents mètres à faire. Vous autres, vous n'avez qu'à continuer à jouer les mecs bourrés. On pourrait même chanter, ça fera plus... authentique. Moi, je me colle à lui pour l'empêcher de tomber. Et toi, Yuli, tu as ton accordéon à traîner.
— Bravo, Jetta, dit Yuli. Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles. On va faire ça, en changeant un détail. C'est moi qui vais le maintenir, vu qu'il fait deux têtes de plus que toi, et tu vas prendre mon accordéon.
Deux minutes après, une bande de joyeux lurons très affectueux remontaient le Boulevard Pierre-Lerouge en se dandinant comme des pingouins et en chantant Alabama Song sous la direction de Jetta.
Quand ils traversèrent les rails du tramway, Semántico réussit à émettre une sorte de rire étranglé que personne ne remarqua.
Le périple ne dura que quelques minutes. Après avoir remonté un bout de rue, la mini-procession s'arrêta devant une porte d'immeuble.
— OK. Merci beaucoup, les mecs. Ciao, Jetta ; on se voit après-demain. Vous pouvez y aller. Il faut seulement que l'un d'entre vous reste un peu pour m'aider à le monter. Après, ce sera bon.
Un brun à lunettes se dévoua sans que personne trouve à y redire. Les autres s'en allèrent, perplexes. Yuli et le brun attrapèrent Semántico et lui firent monter un étage. Une fois chez elle, ils le couchèrent sur un divan. Debout, ils reprirent leur souffle.
— Putain ! dit le brun, tout bas. Il est bien amoché.
— Ouais. Merci, Luc. Je préfère que tu y ailles, maintenant.
— Tu es sûre que tu sais ce que tu fais ?
— Si je savais toujours ce que je fais, je serais quelqu'un d'autre.
Il s'en alla en fermant les portes derrière lui.
Pendant une heure, Yuli s'occupa de Semántico. Elle l'enveloppa dans une couverture, ouvrit le canapé, lui lava le visage, arrêta une ou deux hémorragies qui avaient repris leur cours après la balade, et lui enleva son blouson, ses bottes et son pantalon.
Vers cinq heures du matin, quand elle éteignit pour aller se coucher à son tour, elle l'entendit gémir quelque chose. Elle ralluma. Il la regardait, les yeux dans le vague, marmonnant des mots incompréhensibles.
— On verra demain, dit-elle doucement. Moi aussi, j'ai sommeil.
Elle éteignit pour de bon.
— Attends, quoi ! Encore une petite. La dernière pour la route. Vu que tu habites à côté, tu peux bien faire ça. Tu risques rien.
— Non, j'en peux plus. Je suis crevée et j'ai mon spectacle d'après-demain à préparer. Donc, demain, il faut que je sois en forme. Allez, salut !
Des voix, un peu éméchées, râlèrent pour la forme. La femme qui avait salué la compagnie commença à s'éloigner, en tirant un diable sur lequel était accroché un gros étui, avec des sandows.
Elle n'avait fait que quelques mètres quand elle s'arrêta pour regarder par-dessus le parapet qui longeait le canal.
— C'est quoi, ce truc ?
Le groupe de gens qui se tenait à la sortie du bar, pendant que le patron fermait, remarquèrent tout de suite qu'elle ne partait plus.
— Yuli, avec nous ! Yuli, avec nous !
— Vos gueules ! beugla-t-elle d'une voix impressionnante.
Le silence se fit instantanément. Quelqu'un eut un hoquet. On le foudroya du regard. La femme se pencha nettement par-dessus le parapet.
— Y a quelqu'un, en bas ? cria-t-elle, avec un curieux accent.
Les autres l'avaient rejointe et se penchaient aussi. L'un d'eux monta carrément sur le parapet.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— C'est pas la forme de quelqu'un, là ?
— Où ça ?
— Là, près du ruisseau.
— C'est pas un ruisseau, ma puce, on n'est pas en forêt.
— On s'en fout ! François, tu dirais pas qu'il y a quelqu'un de couché ?
— Il a plutôt l'air mort, répondit l'interpellé, de loin le plus sobre de toute la bande.
— Il faut aller vérifier, décréta la femme.
Et comme personne ne bronchait, elle courut le long du quai pour gagner un escalier qui descendait dans le lit du canal à cinquante mètres de là. Il y avait une barrière de sécurité mais elle avait été défoncée depuis longtemps.
— Yuli ! Mais t'es cinglée ! s'écrièrent les autres. Reviens !
Elle ne les écouta pas et s'approcha de la silhouette étendue, étalée plutôt, par terre. Evitant le filet d'eau nauséabonde, elle se pencha vers l'homme et lui toucha l'épaule.
Semántico poussa un gémissement involontaire mais d'une sincérité absolue.
— Qu'est-ce qui vous est arrivé ? dit une voix féminine dotée d'un accent un peu coupant.
Il songea à répondre mais ne put émettre qu'un borborygme. Il sentit la personne qui l'avait trouvé se déplacer et venir se mettre de l'autre côté de sa tête. Puis il entendit le craquement d'une allumette.
Elle appela aussitôt ses compagnons. Deux ou trois descendirent à leur tour, en se tenant à la rampe de l'escalier.
— Alors, c'est quoi ? demanda l'un d'eux.
— Je crois que c'est un type qui est tombé du quai. Il est pas bien.
— Faut appeler les flics, et puis...
Semántico meugla.
— Ça va aller, dit Yuli en se penchant vers lui. Ne vous inquiétez pas. On ne va pas appeler les flics.
— T'en as de bonnes, toi, fit l'un des autres. Et qu'est-ce qu'on va faire ? Le veiller là, toute la nuit ?
— On va l'emmener chez moi. Et vous allez m'aider.
Le ton était sans réplique ; ceux qui n'étaient pas encore de la couleur des chats dégrisèrent en une minute.
Ils hissèrent Semántico, à peine conscient, hors du canal, en prenant autant de précautions que possible. Une fois en haut, sur le quai, il restait des détails à régler.
— Comment on va faire ? On ne peut pas le porter jusqu'à chez toi comme ça ? Si des gens nous croisent, ça va faire suspect. Il saigne de partout. En plus, il y a une caméra juste en face de ta rue.
— Laissez-moi réfléchir, dit Yuli.
Les sept ou huit survivants de son concert la regardèrent pendant une minute. L'un d'eux maintenait Semántico contre le parapet, pour l'empêcher de retomber.
— J'ai trouvé ! s'écria la seule autre fille du groupe, une blond-vénitienne joliment nerveuse. On va faire un exercice, comme au théâtre. Ecoutez-moi bien : on va se mettre en groupe compact, avec lui au centre. On le soutient simplement en restant serrés les uns contre les autres. On le bouscule le moins possible et on se déplace à tous petits pas. Tip-top tip-top ! Ça ne fait que deux cents mètres à faire. Vous autres, vous n'avez qu'à continuer à jouer les mecs bourrés. On pourrait même chanter, ça fera plus... authentique. Moi, je me colle à lui pour l'empêcher de tomber. Et toi, Yuli, tu as ton accordéon à traîner.
— Bravo, Jetta, dit Yuli. Il n'y a que toi pour avoir des idées pareilles. On va faire ça, en changeant un détail. C'est moi qui vais le maintenir, vu qu'il fait deux têtes de plus que toi, et tu vas prendre mon accordéon.
Deux minutes après, une bande de joyeux lurons très affectueux remontaient le Boulevard Pierre-Lerouge en se dandinant comme des pingouins et en chantant Alabama Song sous la direction de Jetta.
Quand ils traversèrent les rails du tramway, Semántico réussit à émettre une sorte de rire étranglé que personne ne remarqua.
Le périple ne dura que quelques minutes. Après avoir remonté un bout de rue, la mini-procession s'arrêta devant une porte d'immeuble.
— OK. Merci beaucoup, les mecs. Ciao, Jetta ; on se voit après-demain. Vous pouvez y aller. Il faut seulement que l'un d'entre vous reste un peu pour m'aider à le monter. Après, ce sera bon.
Un brun à lunettes se dévoua sans que personne trouve à y redire. Les autres s'en allèrent, perplexes. Yuli et le brun attrapèrent Semántico et lui firent monter un étage. Une fois chez elle, ils le couchèrent sur un divan. Debout, ils reprirent leur souffle.
— Putain ! dit le brun, tout bas. Il est bien amoché.
— Ouais. Merci, Luc. Je préfère que tu y ailles, maintenant.
— Tu es sûre que tu sais ce que tu fais ?
— Si je savais toujours ce que je fais, je serais quelqu'un d'autre.
Il s'en alla en fermant les portes derrière lui.
Pendant une heure, Yuli s'occupa de Semántico. Elle l'enveloppa dans une couverture, ouvrit le canapé, lui lava le visage, arrêta une ou deux hémorragies qui avaient repris leur cours après la balade, et lui enleva son blouson, ses bottes et son pantalon.
Vers cinq heures du matin, quand elle éteignit pour aller se coucher à son tour, elle l'entendit gémir quelque chose. Elle ralluma. Il la regardait, les yeux dans le vague, marmonnant des mots incompréhensibles.
— On verra demain, dit-elle doucement. Moi aussi, j'ai sommeil.
Elle éteignit pour de bon.
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