vendredi 11 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 20

20

Tout de même, avant de partir en vacances (ça lui faisait un curieux effet, de penser cette phrase), Semántico avait envie de faire quelque chose de précis. Quelque chose de pas glorieux, peut-être, mais qui, s'il ne le faisait pas, risquait de lui gâcher la vie pendant quelques jours. Les regrets, c'est comme les dents cariées et les fœtus incestueux : il vaut mieux les opérer avant que ça ne soit plus remboursé par la Sécurité sociale.
Il gambergea tout le reste de la nuit pour trouver un moyen de s'y prendre. Il allait devoir agir par la bande. Il ne pouvait plus louer de bagnole. Il ne pouvait pas emprunter celle de Mirabelle. Il ne tenait pas à en voler une.

Oui, mais si c'était la bonne solution ?

Au petit matin, quand il s'éveilla, Mirabelle avait disparu. Sur son oreiller, il y avait un mot : « Corvée de nourriture. De retour à 10 heures 17 minutes 23 secondes. Si tu pars, ne te retourne pas, ou je risque de te crever les yeux. Mirabelle. »

Il ferma les yeux et se concentra. En plein jour, il se voyait forçant la portière d'un énorme 4x4 noir (avec un chasse-bœufs), le faisait démarrer et allait à Largolles. Il se mettait en planque devant la mairie et, au bout d'un quart d'heure à peine, la bagnole des clébards de Borromino se pointait. Une portière s'ouvrait, Caniche en sortait ; il entrait dans la mairie, en ressortait quelques minutes plus tard, accompagné de son patron.

Au moment où les portières s'ouvraient, Semántico constatait avec plaisir que les deux autres étaient bien dedans. Il les suivait calmement, bien à l'abri derrière son char d'assaut légalisé, à vitres teintées, bien sûr. Il ne pouvait s'empêcher de chantonner une chanson qu'il avait entendue récemment. Il les suivait de loin, attendant l'occasion de passer à l'action. « L'opportunité ! », glapissait la voix intérieure d'un nain geignard dont le visage était un mix de Perón et de Thatcher, et qui lui rappelait quelqu'un pour qui il ne voterait jamais, même avec un flingue sur la tempe de ses propres enfants (s'il en avait).

Quand il vit leur 605 prendre le quai du Merdançon, il appuya machinalement sur le bouton lecture de la radio de bord. Un air de jazz un peu punk sortit des baffles et lui donna le ton. L'affichage à cristaux liquides lui indiqua obligeamment que le morceau s'intitulait Trois morts. C'était un bilan prévisionnel encourageant. Il vérifia que sa ceinture était bien bouclée.

À un feu rouge, la 605 s'arrêta sur la file de gauche ; Semántico se rangea à sa droite. Ils étaient là, à un mètre, ne pouvant le voir, ne sachant pas que c'était lui. La chanson passa en mode prophétique :

Y a que le vautour
qui tourne autour
des ordures du bar du port
qui pourrait dire d'un air moqueur
d'où sont apparus
ces trois corps plus que morts
retrouvés hier au fond du canal
dont l'odeur nous écœure
vite et pour pas cher
au bord du canal
au bord du canal

Le saxo partit dans un solo caracolant au moment même où le feu passait au vert. Semántico resta au niveau des autres, se rapprochant insensiblement, leur laissant prendre de la vitesse.

Cinquante mètres plus loin, l'avenue faisait un coude brusque sur la droite. Au milieu, le parapet de pierre laissait la place à une simple barrière de fer. Au dernier moment, Semántico passa en seconde, donna un coup de volant à gauche, puis accéléra pied au plancher.

Le chauffeur de la 605 n'eut même pas le temps de klaxonner. Semántico donna un dernier coup de volant à gauche avant de contrebraquer pour récupérer la chaussée. Du coin de l'œil, il aperçut la forme noire de la 605 défoncer la rambarde de sécurité, s'envoler brièvement puis retomber au fond du canal. L'absence d'eau fut fatale à leur atterrissage. Le réservoir d'essence explosa instantanément au moment de l'impact.

Après, Semántico n'avait plus qu'à prendre la première rue à droite, même si elle était en sens interdit, foutre le camp par un quartier résidentiel en dégommant quelques rétroviseurs, abandonner le 4x4 dans un parking d'HLM et rentrer... en tramway.

C'était un plan parfait ; il n'y avait plus qu'à l'exécuter avant le retour de Mirabelle. Il allait se lever quand il fut réveillé par le bruit de la clé dans la serrure de la porte d'entrée.

Deux minutes plus tard, elle l'avait rejoint dans le lit. Faire l'amour avec Mirabelle s'apparentait à une exploration mutuelle de territoires inconnus, avec cartographie minutieuse et collecte de spécimens étranges. C'était à la fois lent, sainement éreintant, majestueux et doux, voire exaltant quand on atteignait une cime. Après, on n'était jamais pressé de redescendre ; on avait tout le temps de choisir la prochaine montagne à escalader.

Le petit déjeuner qui s'ensuivit fut donc décliné sous des formes diverses, notamment poétiques :

Après la fonte des neiges
Perséphone est vaincue
Elle pleure, glacée
Son fardeau qui s'allège
Et songe à la douceur, nue.

Ça m'a tout l'air d'être un tanka, dit Semántico en recomptant les syllabes. C'est de qui ? Sapho ?
Sapho ne faisait pas de tanka ; de son temps, on composait en vers iambiques. En fait, c'est de moi, cher monsieur. Ou plutôt : c'est moi.

Semántico faillit oublier son plan de vengeance. Le bilan de son enquête n'était pas super brillant : deux flics à l'ombre, qui finiraient dans une sous-préfecture ; un sous-fifre enquiquiné, qui serait vaguement rétrogradé avec un joli parachute pour adoucir sa retraite ; un juge inquiété, qui s'en tirerait en douce dans dix ans, quand tout le monde serait obnubilé par un autre scandale encore plus grave. Et tout ça pour des raisons qu'il aurait été bien en peine d'expliquer, pour la bonne raison que personne ne savait complètement ce qui s'était passé. Des magouillards politiqueux s'étaient fait doubler par une jeune prodige du crime aux motivations dézinguées et imprévisibles. Et alors ? Vu les exemples qu'ils avaient à la télé, les jeunes, fallait-il s'en étonner ?

Semántico ne pouvait pas être partout. Si la démocratie n'était pas un vain mot, les Français avaient parfaitement choisi les dirigeants qu'ils méritaient ; et inversement.

Et l'espoir, dans tout ça ? Il devait bien en rester quelques boîtes de conserve, planquées dans des caves, entre le sucre et le savon, par des gens pas si vieux que ça, qui ont traversé des guerres sans nom et sans visage. Semántico connaissait même quelqu'un qui gardait dans sa cave une guillotine démontée, dont il graissait soigneusement le couperet une fois par an, chaque 14 juillet. Le jour où le type lui avait fait cette confidence, Sem avait frissonné, sans vraiment savoir de quelle nature était ce frisson.

Vers midi, alors que Mirabelle dormait, il se leva doucement et sortit voler un 4x4...

Trois heures plus tard, il était assis à côté de Mirabelle, dans sa petite voiture à elle. Elle n'avait rien dit en le voyant revenir. Alors qu'ils approchaient de la sortie ouest de la ville, repensant aux sinistres magouillards qu'il avait croisés au cours de l'affaire, il cita le poème de T.S. Eliot. Nous sommes les hommes creux... Quand il eut fini, elle lui lança une œillade gourmande.

Moi aussi, j'adore ce film, dit-elle.
Quel film ?
Apocalypse now, bien sûr. Qu'est-ce que tu croyais réciter ?
C'est un poème d'Eliot. La Terre vaine.
C'est vrai ? Ça alors ! J'ai toujours cru que c'était une improvisation de Marlon Brando sur le tournage même.

Des images de la scène lui revenaient par bribes. Floues, sombres, humides. C'est en voyant le panneau Montchauvier barré que Semántico s'aperçut tout à coup qu'il n'avait pas rappelé Sean pour lui demander comment s'était terminée la manif et lui parler de ses problèmes de mémoire. Il décida aussitôt d'oublier cette question idiote, qui ne méritait pas de lui gâcher ses vacances.

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