mercredi 9 septembre 2015

Parodie Céleste - Chapitre 18

18

Le lendemain, quand il se réveilla à trois heures de l'après-midi, Yuli n'était pas là. Sur la table de la cuisine, il y avait un mot à côté d'une paire de clés.

J'ai un spectacle ce soir à la Twista
je dois tout préparer et répéter
fais comme chez toi, tu viens me voir si tu veux
pour y aller, voir le flyer ci-joint
je te réserve une place
Yuli
ps : ça, c'est les clés.
Il prit un café, rassembla ses affaires, ferma derrière lui et sortit. Même si les trois corniauds lui avaient laissé son fric, il n'en aurait pas donné à Yuli. Il n'avait aucun moyen de la remercier, vu les circonstances. Quand il laissa tomber les clés dans sa boîte aux lettres, leur raclement métallique lui déchira les oreilles. Il avait mal partout, alors il pensa au Dalaï-lama, et sa douleur transmigra vers des contrées plus lointaines.

Après avoir remonté lentement la rue, dont la pente était bien raide, il demanda son chemin à des montchauvins, qui lui répondirent très poliment, rapport à ses pansements, contusions, plaies et ecchymoses divers. La rue du Bras-de-Fer était une ruelle piétonne, de l'autre côté des halles, parallèle à la rue des Guilhems. Il trouva que c'était de bon augure.

Même avec un 4x4, il n'aurait pas été évident de descendre la rue du Bras-de-Fer ; elle était très étroite, assez pentue, dallée de cette pierre effroyablement glissante qu'il y avait un peu partout en centre ville, et surtout, elle était taillée en escalier aux marches irrégulières. Grâce à son orientation nord-sud, elle restait lumineuse malgré son étroitesse. La fraîcheur, du coup, y était agréable.

Au milieu de la montée, il y avait une petite terrasse d'une demi-douzaine de tables, disposées sur un seul rang pour ne pas boucher le passage, face à la librairie-salon de thé. Surpris, Semántico vit, au-dessus de la vitrine, saillant du mur, un bras métallique tendu qui tenait une lanterne. Ça sentait bon l'ancien tripot. Si François Villon était un jour passé par Montchauvier, nul doute qu'il avait fréquenté l'endroit.

Il y avait déjà quelques personnes aux tables, qui bavardaient en anglais ou en français mâchouillé. Il s'assit à la table la plus éloignée, celle qui était tout au bas de la terrasse. Son corps se rappela à son bon souvenir quand il essaya de se plier sur la chaise. Il se concentra pour l'oublier.

Bonjour. Qu'est-ce que je vous sers ? lui demanda bientôt une jolie femme châtain au nez en trompette, avec une curieuse voix d'adolescente.
Un demi de ce que vous avez à la pression.

Elle eut un sourire contrit. Charmant mais contrit.

Je suis désolée. Nous n'avons pas la licence pour servir de l'alcool. Ou alors, du panaché en bouteille.

Semántico ne parvint pas à réprimer une grimace.

Non. Il me faut un truc plus... revigorant.
Je peux vous proposer un smoothie kiwi-pamplemousse. C'est plein de vitamines.

Va savoir ce que c'était ! Il se contenta d'acquiescer. Il voulait que Mirabelle arrive ; il ne se sentait pas capable d'affronter Céleste tout seul. Si celle-ci arrivait avant Mirabelle, il lui collerait deux baffes et, de son point de vue à lui, l'affaire serait terminée.

Quand la jeune femme revint, elle posa sur la table un énorme truc épais et mousseux, couleur vert pâle, avec une paille et un parasol plantés dedans ; dans une coupelle, il y avait aussi deux petits gâteaux danois.

Vous venez pour les échanges de conversations ? lui demanda-t-elle, s'attardant un peu.
Plus ou moins, répondit Semántico. Disons que je viens voir si ça peut m'intéresser. Et puisque vous en parlez...
Oui ?
Vous connaissez tout le monde ?
Ça dépend. Les habitués, oui. Autrement, ça va, ça vient. Vous attendez quelqu'un, en particulier ? Dites toujours.

Semántico pensa que s'il avouait attendre une fille canon, ce serait forcément mal interprété, en plus d'être faux. Il laissa tomber.

J'ai rendez-vous, de toute façon. Merci.

Elle le laissa pour aller s'occuper d'autres clients qui venaient d'arriver, un grand costaud, une dame diaphane et un barbichu à grand chapeau noir, qui s'assirent à la table voisine.

Il avala les deux gâteaux et sirota sa boisson, qui était moins mauvaise que ce qu'il avait craint. Mais ça ne valait pas un Picon-bière, encore moins une Telenn Du au blé noir.

Vers cinq heures et quart, presque toutes les chaises étaient occupées ; d'autres causeurs étaient entrés dans la boutique pour n'en pas ressortir. La dame aux cheveux blancs de la table d'à côté voulut emprunter sa deuxième chaise, mais il expliqua qu'il attendait quelqu'un. Elle lui parla encore, mais à cause de son accent américain, il crut qu'elle lui demandait s'il n'avait pas égaré un continent. Quand il comprit qu'elle avait l'intention de lui expliquer de quoi il s'agissait, il marmonna des excuses et se concentra sur son verre.

Quand on lui demanda pour la cinquième fois s'il venait pour les conversations, il faillit s'énerver. Heureusement, il pensa à regarder son interlocutrice avant de s'exprimer : Mirabelle le regardait en souriant.

Je vous ai bien eu, pas vrai ? dit-elle en prenant place. Vous êtes tout abîmé. Alors, votre enquête ? Vous avez trouvé un fantôme, un vrai, qui vous a cogné avec ses chaînes et son boulet ?
Non, répondit-il. Rien de plus que les saletés habituelles. En version lamentable.
Vous allez me raconter ?
Il vaut peut-être mieux que vous lisiez ça dans les journaux. Je ne suis pas très doué pour raconter des histoires. Et puis je n'ai pas tous les détails.
Avez-vous trouvé la clé de l'énigme ? Céleste...
Non. À vrai dire, c'est pour ça que je suis là. J'ai appris qu'elle fréquentait cet endroit, en général maintenant. Espérons qu'elle va venir. C'est peu probable, en fait ; elle a plutôt intérêt à rester planquée. D'un autre côté, elle a l'air d'être assez givrée.
Être givrée ne suffit pas à expliquer qu'elle se promène en plein jour alors qu'elle est recherchée.
Désolé de vous décevoir, mais il n'y a que moi qui la recherche en fait. Les journaux n'ont pas mentionné son nom, et il est évident que les flics la protègent.
Alors elle n'est peut-être qu'un fantôme de plus.
Dans ce cas, le puzzle ne sera jamais terminé.
Ce qui serait frustrant.
Oui, mais j'ai fait ce que j'avais à faire. Il ne reste qu'une petite facture à encaisser, et après, basta !

Elle regarda ses cicatrices, ce qui prit un petit moment.

Vous savez que les femmes n'approuvent pas la violence, en général.

Il ne dit rien.

Je plaisantais, dit Mirabelle. C'est l'un des plus vieux mensonges de l'humanité. Rassurez-vous, je suis sûre qu'elle va venir.
Vous m'aiderez à la reconnaître.
Oh, vous n'aurez aucun mal à la reconnaître, je vous l'ai déjà dit.
Vous êtes bien sûre de vous.
On prend les paris ?
Tenu. Une bouteille de Joyeuse à la châtaigne.
Ça alors ? Vous connaissez l'Ardèche ?
Surtout par la bière.

Ils bavardèrent agréablement pendant quelques minutes. De temps à autre, des gens venaient leur proposer de se joindre à eux mais ils déclinaient poliment. Semántico laissa volontiers Mirabelle finir son verre.

Puis elle arriva. Personne n'aurait pu la rater, pas même un aveugle de mauvaise foi se croyant seul au monde et victime d'hallucinations. Toutes les conversations calèrent simultanément, et le silence devait être le même après le bombardement de Dresde.

Elle était arrivée par le haut de la rue, comme un conquérant qui investit le champ de bataille victorieux pour compter les têtes de ses ennemis trépassés. Pas de doute, elle était belle. Comme un Panzer tout neuf devait paraître aux yeux d'un SS à la sortie de l'usine.

Des filles comme celle-là, il y en avait sept par génération et par continent, à tout casser. La description qu'en avait faite Mirabelle était juste, mais en dessous de la vérité, parce qu'en l'occurrence, rien ne pouvait être au-dessus de la réalité.

Semántico sentit quelque chose lui cogner un tibia. Il cligna des yeux, se rendant compte que depuis une minute, il avait oublié toutes ses douleurs. Mirabelle le regardait en se marrant.

Fermez la bouche, mon p'tit Léo. Ou elle va vous ferrer.

Il dut rougir, un truc qu'il n'avait pas fait depuis mai 68. À l'autre bout de la terrasse, les hommes s'empressaient de faire de la place à la déesse, sacrifiant leur chaise, leur thé, leur chien, leur âme peut-être (s'ils ne l'avaient pas déjà vendue). Les femmes baissaient la tête en plissant les lèvres ou le front.

Comment allez-vous vous y prendre ? demanda Mirabelle à Semántico, plus pour le ramener sur terre que pour faire la conversation.

Sa voix lui parvenait filtrée.

Euh... Je ne sais pas. Je vais improviser.

Il se sentit con. Il ne savait vraiment pas. Que pouvait-il faire ? Egorger une brebis avec ses dents en se maculant la poitrine de son sang ? C'était passé de mode (quoique). L'aborder en disant « Allez, fillette, viens donc parler le serbo-croate avec nous » ?

Oh, et puis merde ! Il se leva brusquement, renversant presque la table, gagna l'autre bout de la terrasse en fixant sa cible des yeux, laquelle trônait sans vraiment regarder qui que ce soit.

Quand il se pencha vers elle, Semántico perçut nettement l'hostilité des mâles présents autour de lui. Il dut se retenir de feuler en leur montrant les canines. À un centimètre de l'oreille de Céleste, il chuchota « Je sais qui vous êtes et ce que vous avez fait à Guilhem Borromino. Je vous conseille de m'accorder quelques minutes, ou votre beau-père aura des ennuis. »

Elle ne le regarda même pas. Ouvrit son sac à main pour y prendre une cigarette, qu'elle prit le temps d'allumer. Puis, avec la lenteur royale des princesses filmées au ralenti, comme si son geste ne pouvait pas être la conséquence de l'intervention de Semántico, elle se leva et passa à côté de lui. Il lui emboîta le pas, avant de s'apercevoir qu'il devait prendre la chaise s'il ne voulait pas rester debout ensuite.

Le mépris manifesté par la terrasse fut général. Semántico s'en foutait. Quand il arriva à leur table, Céleste s'était déjà installée en face de Mirabelle mais ne lui parlait pas. Celle-ci crispait insensiblement les mâchoires. Semántico s'installa à son tour, tant bien que mal, réprimant une envie de détruire quelque chose de beau, là, maintenant, tout de suite, pour le plaisir de l'art décadent.

Il savait parfaitement qu'elle n'ouvrirait pas la bouche en premier, en digne statue de la vertu opprimée qu'elle était. Il prit son inspiration.

Qui a eu l'idée de s'attaquer à Borromino à travers son fils ?
Mon père, répondit Céleste aussitôt.

Bien sûr, sa voix aurait convaincu Ulysse de déraciner le mât auquel il était attaché, avec ses propres ongles si nécessaire.

Qui a élaboré le plan fumeux du tram ?
Mon père.
Qui vous a conseillé de vous balader en plein jour alors que vous êtes censée avoir disparu ?
Mon père.
Comment avez-vous séduit Guilhem ?

C'était une question volontairement idiote ; pour voir si elle allait encore répondre « mon père » sur le même ton compassé. Au lieu de quoi, elle le regarda pour la première fois dans les yeux.

Exactement de la même manière que je pourrais vous séduire vous, ou n'importe qui d'autre.

Semántico faillit répondre « J'ai déjà quelqu'un » mais se retint à temps. Ce n'était même pas la vraie raison.

Vous êtes comme votre père, donc ; vous ne doutez de rien. Ce qui prouve que vous avez tort.
Le doute est le sentiment des lâches. Il n'a pas cours dans ma famille.
Lamentable citation sortie d'un mauvais film ricain à la gloire des boursicoteurs. Votre mère ne serait certainement pas d'accord. Et elle pourrait me séduire plus facilement que vous. Le doute, ça rend humain, si vous voyez ce que je veux dire.
Voulez-vous dire que je ne suis pas humaine, M. Goya ?
Si vous essayez de me faire dire que vous êtes divine, vous vous f... Quoi ?
Votre amie, ici présente, n'aimerait peut-être pas savoir tout ce que vous avez à cacher... Semántico.

Qu'est-ce que c'était que ce délire ? Non seulement il n'arrivait pas à réfléchir correctement, mais en plus, elle le menait en bateau. D'où sortait-elle ? Il était certain de ne l'avoir jamais vue de sa vie. Semántico sentit le regard de Mirabelle lui vriller la tempe ; elle s'était reculée au fond de sa chaise. Il sentit même une goutte de sueur perler à sa tempe. Comment cette greluche de même pas vingt balais pouvait-elle connaître son vrai nom ?

Il ne parvenait pas à quitter les yeux de Céleste pour ceux de Mirabelle.

J'ai une proposition à vous faire, M. Goya.

Il cligna des yeux.

Elle tient en un seul mot : pat. Vous savez ce qu'il veut dire ?
Match nul, aux échecs.
Bien.

Céleste se leva.

Nous nous reverrons, M. Goya. Pour savoir où, je vais vous laisser un indice.

Elle ouvrit son sac, en sortit un stylo, se pencha sur la table, attrapa la main de Semántico et y dessina quelque chose, un symbole abscons, peut-être une lettre arabe.

Mais rassurez-vous, dit-elle en se relevant, ce ne sera pas pour tout de suite. Je dois encore me préparer à vous affronter. Vous avez plus d'expérience que moi. Ce ne sera pas amusant avant un certain nombre d'années.
Je ne comprends rien à ce que vous racontez. Vous ne partirez pas d'ici avant de m'avoir dit pourquoi vous avez quitté votre mère.
Mais enfin, comment vouliez-vous que j'amasse mon pécule pour démarrer dans la vie chez cette pauvre femme honnête et pétrie de principes ! Alors que, chez mon père, j'ai pu détourner un peu d'argent, chaque semaine, pour le mettre de côté, voyons !
Combien ?
Je ne sais pas vraiment, je n'ai pas compté. Environ cinq millions d'euros. Peut-être plus. Ce n'est rien d'autre que de l'argent.
C'est de l'argent sale.
J'espère bien ! C'est surtout celui de mon beau-père, qui n'a pas le droit de l'avoir, donc encore moins celui de le réclamer. À vrai dire, il ne sait même pas que c'est moi qui l'ai. C'est pourquoi j'ai rendez-vous à Genève lundi matin, pour le mettre à l'abri. À moins que ce ne soit à Jersey ? Ou aux Îles Caïman ? Zut, je ne sais plus ; il faut que je consulte mon agenda. Agenda ! Où es-tu ? Mon doux précieux...

Ça n'avait aucun sens ! Cette nana était complètement givrée. Elle avait l'air plus sincère en déconnant qu'en parlant normalement.

Pourquoi avez-vous cessé de parler à votre mère à l'âge de douze ans ? s'écria Semántico dans un sursaut.

Céleste, qui avait commencé à partir après avoir fait semblant de fouiller son sac, se retourna et le regarda avec, peut-être pour la première fois, une vague lueur d'intérêt dans les yeux.

Vous avez découvert ça, vous ? Vous m'étonnez. Eh bien, sachez que cette brave femme, que vous admirez tant, m'a giflée le jour où j'ai eu mes premières règles. Il fallait donc que je la punisse, d'une manière ou d'une autre. Maintenant, je m'en vais ; vous devenez agaçant. Vous n'êtes plus du tout spontané. Et puis, votre petite amie, là, ce cadre... C'est d'un mièvre ! Je suis al-ler-gi-que à la miévrerie. Monsieur le Lapin, attendez-moi !

Et elle éternua, trois fois de suite, avant de partir en descendant l'escalier, sous les regards de chiens battus des hommes de la terrasse.

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