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Alwin Nicolaïs
ou
chronique
du communisme spectral et de l'incompatibilité réputée de l'art et
de la politique
Quand
je vois un film américain datant de la "guerre froide", je
suis toujours amusé par les réactions de vertueux personnages
confrontés au "spectre" du communisme. Cela va de "Oh,
mon dieu !" à "Salauds de rouges ! On les
aura !" en passant par un crachat, une pâmoison, voire une
simple grimace de dégoût. En tout cas, jamais le bon Américain ne
manque de réagir vivement. Il y a quelques années, en me rendant à
une soirée dont je n'attendais rien de particulier, j'eus la chance
de vivre deux expériences hors-normes en quelques heures.
C'était
en 2003 ou 4 ; une école de danse de New York était en
tournée européenne, présentant au théâtre des Salins de
Martigues un spectacle qui résume l'œuvre d'Alwin Nicolaïs,
chorégraphe de génie qui créait lui-même la plupart des éléments
de ses œuvres : musique, costumes, lumières, décors, effets
spéciaux et bien sûr, chorégraphie. Étant donné qu'il était
mort en 1993, je ne connaissais pratiquement rien de ses travaux,
sinon le numéro qui se trouve dans le film de Robert Altman
avec Neve Campbell The Company. C'était même pour cela que
je voulais en savoir plus. A l'époque, en matière de danse, je ne
connaissais guère que Twyla Tharp, à la fois par ses travaux
cinématographiques (Hair, ...) et par Route 66,
que j'avais vu en 1997 à Montpellier. Pina Bausch et Bruno Beltrau
étaient encore dans les limbes de mon avenir.
Ce
que je vis ce soir-là aux Salins pulvérisa toutes les limites que
ma pâlichonne éducation terpsichorienne m'avait imposée. Le fait
que le spectacle fût un montage de numéros élaborés tout au long
de la carrière d'Alwin Nicolaïs, donc des années 1940 aux années 1980 en gros,
était un pari risqué. Mais l'harmonie, la cohérence, le sens et la
recherche de la démarche artistique étaient bien tous au
rendez-vous, éclatant de maîtrise, de profondeur, d'art dans tous
les sens du terme. Je passai deux heures d'émerveillement pur, à la
fois conscient d'assister au déroulement d'un travail de génie, et
désireux d'oublier ce jugement forcément idiot pour mieux absorber
tout ce que je voyais, entendais, sentais, ressentais, vivais. La
reprise du tableau dansé dans The Company me plongea dans une
extase explosive, au moins égale à celle que j'avais éprouvée
quinze ans plus tôt en voyant Dead Can Dance sur scène.
J'étais
si transporté que je faillis rentrer chez moi dès la fin du
spectacle, pour ne pas avoir à parler. Mais j'avais été invitée
par une amie, employée du théâtre, et nous devions passer le reste
de la soirée ensemble. Après la représentation, il y avait un pot
organisé par le personnel en l'honneur de la troupe ; les
danseurs y étaient invités. Je m'y rendis, plus ou moins décidé à
rester assis dans un coin.
Un
quart d'heure plus tard, j'étais en pleine discussion avec une
poignée de danseurs des deux sexes. En bons Américains, ils ne
parlaient pas bien voire pas du tout le français ; et en bons
Français, les organisateurs de la soirée ne parlaient guère qu'un
anglais basique et vite épuisé. L'un des danseurs m'avoua
rapidement qu'après trois semaines de tournée, il était heureux de
rencontrer quelqu'un qui parlât correctement sa langue. Amusé, je
glosais sur l'éducation nationale française, la dernière en Europe
à ne pas imposer l'apprentissage de l'anglais dès la communale ;
bonne ou mauvaise chose ? Le débat était ouvert.
Petit
à petit, le groupe se délita, au fur et à mesure que chacun se
rappelait du spectacle prévu le lendemain. Finalement, tandis que le
personnel du théâtre commençait à ranger, je restai avec deux des
danseuses, une New-yorkaise prénommée Barbara qui semblait tout droit sortie de la
série Fame, et une émigrée serbe au visage très fin qui
n'avait pas encore la nationalité US, et dont le prénom signifiait
"neige" dans sa langue. Elles s'intéressaient au théâtre
des Salins lui-même.
"C'est
le plus bel endroit dans lequel nous ayons joué jusqu'à présent,
dit Neige. Si les autres pouvaient tous être aussi bien, ce serait
vraiment... chouette.
—
Est-ce que c'est
une grande ville, ici ? demanda Barbara. Comment dites-vous ?
Martigues. Je n'en avais jamais entendu parler.
— Non,
dis-je. C'est une assez petite ville
— Oh,
my God ! Un si grand théâtre pour une petite ville !
Cela n'arriverait jamais chez nous, toutes proportions gardées.
Comment est-ce possible ?
— C'est
parce que la ville est assez riche, grâce aux raffineries de pétrole
et de gaz, qui rapportent pas mal d'impôts locaux.
Une
lueur de compréhension éclaira le visage pourtant très vaste de
Barbara, qui voulut ajouter son grain de sel politique.
— Chez
nous, tout cet argent serait parti depuis longtemps dans les poches
des fonctionnaires ou des entrepreneurs immobiliers. Par quel miracle
est-ce que ç'a été possible ?
— Vous
savez, c'est surtout, je crois, parce que la mairie de Martigues a
longtemps été communiste. D'ailleurs, je crois qu'ils le sont
encore. On peut demander aux indigènes, si vous voulez.
Les
réactions des deux danseuses furent aussi opposées qu'extrêmes. Neige
inclina la tête sur le côté et confirma simplement : "Ah
oui ! Donc ils ont fait ça pour le peuple/les gens." Je la
regardai, tout ravi. Non seulement nous parlions le même langage,
mais elle était parfaitement consciente de la dualité de
l'expression anglaise "the people" ; quand on la dit,
on n'est pas tenu d'y mettre une majuscule ou une minuscule, et on
est donc libre de la traduire par "le peuple" aussi bien
que par "les gens". Le ton qu'avait employé la jeune Serbe
était parfaitement (sciemment ?) intermédiaire et impliquait
donc les deux sens. Sans lui répondre, je me contentai d'un sourire
complice. Puis je me tournai vers l'Américaine de souche.
Je
crus un instant que quelqu'un l'avait giflée furtivement ; sa
vaste bouche ouverte laissait voir un nombre de dents si supérieur à
la moyenne que je songeai aussitôt à un roman de Philip K. Dick.
Ses yeux clignaient à intervalles rapprochés. Sa poitrine était
inerte. Au bout de trois longues secondes, rien n'avait bougé.
Inquiet, je regardai Neige, au cas où elle ne se serait aperçue de
rien. Mais je me trompais ; elle savait parfaitement ce qui se
passait dans la tête de sa camarade. Son sourire n'était plus le
même ; il était beaucoup plus complice, presque narquois, me
rappelant celui d'Elizabeth Montgomery en train de tancer son
"Jean-Pierre" de mari. Cela me fit enfin comprendre la
"bourde" que je venais de commettre. Je n'eus pas le temps
d'imaginer un moyen de désamorcer la situation, c'est-à-dire de
remettre Barbara sur les rails de sa conscience bouleversée. A voix
basse, elle finit par articuler une phrase qui était peut-être : "Vous
avez toujours des communistes ?" ou "Vous êtes
toujours communistes ?", je n'aurais su dire.
J'éclatai
alors d'un grand rire - intérieur, sans doute encouragé par Neige,
qui n'aurait pas apprécié que je ridiculise son amie. "Eh
oui ! dis-je à la place. C'est même grâce à eux que vous
êtes ici."
La
suite de la conversation fut pour le moins abrégée. Barbara
s'aperçut rapidement que le reste de la troupe était parti et elle
fit comprendre à Neige que celle-ci ne devait pas rester seule avec
un ennemi du peuple... pardon, du Peuple américain. On n'était
pourtant plus dans les années 1950 ; certes, mais on était à l'ère
des Bush.
Dommage...
Ce soir-là, je me serais volontiers perdu dans le blizzard.
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