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THE TELEPORTATION ACCIDENT
de Ned Beauman (Sceptre, 2012)
Quand on est décorateur
dans le monde du théâtre berlinois à la fin des folles années 1920, on n'a
guère le choix : soit on est un ami de Bertolt Brecht, soit on n'est l'ami
de personne. Egon Loeser, lui, n'admire que le précurseur Adriano Lavicini
– concurrent du génial Torrelli en son temps, le XVIIe siècle –
mais surtout pas Brecht. D'ailleurs, il ne comprend rien à ses pièces. Les
seules choses qui intéressent Loeser sont : 1/ comment reproduire (et
améliorer) la "Machine à Téléportation" que Lavicini avait conçue pour Le
Prince Lézard, spectacle à la fin duquel lui et vingt-quatre personnes
avaient trouvé la mort dans la destruction du fameux Théâtre des
Encornets ; et 2/ comment convaincre la jeune et délicieuse Adèle de
coucher avec lui (entre autres).
Apolitique et imperméable
au monde qui l'entoure, Egon Loeser suivra l'acide Adèle à Paris d'abord, puis
à Los Angeles, navigant dans les milieux interlopes de l'astrophysique, du
cinéma hollywoodien et de l'émigration juive allemande, le tout sans jamais
absorber la plus petite parcelle de conscience politique. D'ailleurs, le fait
que la jeune femme qu'il poursuit de ses assiduités s'appelle Hitler n'a
absolument aucune influence sur son désir.
S'il fallait absolument
situer le genre de The Teleportation Accident (le mois dernier, j'ai encore rencontré un lecteur qui fonctionne comme ça ; ils existent donc bel et bien, et j'ai vérifié qu'ils ne comprennent pas pourquoi ni comment certains écrivains sont capables d'écrire leurs histoires sans se soucier de "genre" ; mystère de la psychologie humaine), on devrait citer bon
nombre de romans eux-mêmes inclassables : Le Dictionnaire de Lemprière,
Firmin, Mensonges sur canapé, Métaphysique des Catastrophes, La Cité des Saints
et des Fous, Le Maître des Illusions, La Fin des Mystères, La Conspiration des
Ténèbres, tout Corto Maltese...
En digne enfant de Jasper Fforde, Borges et Mark
Twain (sur une musique de Lewis Carroll), ce deuxième roman du jeune Ned
Beauman (après Boxer, Beetle) navigue avec une maestria quasi
indécelable dans les eaux troublantes du roman total, mêlant polar, histoire,
fantastique, documentaire et contemporain, le tout de façon imprévisible mais jamais inepte.
Les ingrédients les plus improbables se mettent en place peu à peu avec une fatalité
digne des grandes tragi-comédies antiques. A tel point que les amateurs de
théorie du complot seront au moins aussi enchantés que ceux qui ont trop de bon
sens pour y croire. Quant à son sens aiguisé de la métaphore, il renvoie les poètes surréalistes aux oubliettes médiévales telles qu'on en voit dans les musées de l'Inquisition.
Ned Beauman est un
véritable jongleur (au sens où l'entendait Romain Gary dans Pour Sganarelle)
en concepts littéraires, capable de rattraper in extremis des balles qui
étaient demeurées invisibles par la seule vertu de l'incrédulité du lecteur.
Son héros, Egon Loeser (Loeser !) est bien plus qu'un anti-héros devenu
gentil à force de naïveté bébête, c'est une Victime de l'Histoire dans toute sa Splendeur Imméritée, une sorte d'embarrassant hiatus moral dans un gala de
charité, un enfant illégitime d'HP Lovecraft et de Susan Sontag, qui n'a pas
les moyens de concevoir l'énormité de la Menace qui va lui tomber dessus lors
d'une ultime crise de fou rire imprescriptible. Avec, brochant sur le tour, un
avertissement discret invitant le lecteur à rester vigilant envers les gens (de
plus en plus nombreux) qui vous regardent la gueule enfarinée en disant :
« Hitler ? C'est qui ? »
Quant à savoir s'il sera traduit en français, la chose est dans les limbes de l'édition, ce qui n'est pas peu dire. Nul doute que l'indéboulonnable Claro mettra la main dessus et l'ajoutera à son tableau de chasse. En attendant, je lis le premier roman de Ned Beauman, Boxer Beetle, et je vous en ferai un conte (de fées) rendu dès que j'aurai terminé...
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