Comme
on le sait, la vie est faite de hasards, de coïncidences, de
rencontres, signifiantes ou non, selon le tempérament de chacun et
(peut-être) l'état d'esprit au moment où on les vit. Les miennes,
de coïncidences, ont souvent tendance à tourner en eau de boudin à
plus ou moins longue échéance. En voici une, assez complexe, qui a
entraîné de nombreuses conséquences, pas très agréables, mais
d'autant plus édifiantes.
Quelque
part en mars 2003, un journaliste a fait un papier sur moi, qui a
paru dans l'édition locale d'un canard régional. Ledit journaliste
m'avait contacté par téléphone, ayant obtenu mon numéro par
l'intermédiaire du directeur du théâtre où je suivais des cours
hebdomadaires. Il m'y avait vu plusieurs fois, avait entendu parler
de mon initiative (les Epistoleros, un "commando-poésie" qui devait
officier pendant la semaine du Printemps des Poètes dans les rues
d'Aix) et voulait m'interroger à ce sujet, voire faire un portrait,
si on lui en accordait la place.
Il
avait un léger bégaiement, du genre qui bute de temps à autre sur
une syllabe ; sa voix me rappelait vaguement quelque chose mais
ce n'est pas ce qui me permit de le reconnaître. Ce fut son nom,
qu'il m'annonça à la fin du coup de fil : F*** R***. Ce nom, je m'en
rappelais fort bien. C'était celui de quelqu'un que j'avais connu
adolescent, à l'époque où nous avions fondé, lui et une poignée
d'autres, une association 1901. Le begaiement me permit d'être sûr
que c'était bien lui et pas un homonyme. Il y avait dix-neuf ans que
nous nous étions perdus de vue ! Le choc était si énorme que je ne
réagis pas sur le moment. Je faillis rappeler aussitôt mais décidai
plutôt de lui faire la surprise le jour de l'interview. Car
visiblement, il n'avait pas reconnu mon nom.
Le
jour dit, je lui rappelai qui j'étais, le bon vieux temps, tout ça.
Il en fut ravi ; moi aussi. Son bégaiement s'atténua
spectaculairement et l'interview se déroula comme un charme. Nous
nous quittâmes de nouveaux bons amis, échangeant des promesses de
revoyures. Puis, la veille de l'ouverture de la semaine du Printemps
des Poètes, l'article parut. Je ne le lus pas tout de suite. Voir ma
bouille en gros plan ne fait pas partie des activités qui me
poussent à me lever tôt, d'autant moins que le photographe attitré
du journal avait lourdement insisté pour me mitrailler en train de
griffonner à un guéridon de bar, le verre de bière entamé à
portée de main – un pur cliché dans tous les sens du terme. Le
comble était que ce cliché correspondait parfaitement à la
réalité. Bien fait pour ma gueule !
A
9 heures 06, mon téléphone sonna. C'était G., ma prof de théâtre
de l'année précédente, avec qui j'avais participé à diverses
activités, notamment des lectures de poésie dans la rue et sur les
marchés aixois pendant le Printemps des Poètes 2002, et nous
allions remettre ça en 2003. Sa voix était tendue ; il y avait
un problème. N'étant pas bien réveillé et ne voulant pas la
bousculer, je la laissai aborder l'objet de son coup de fil
inhabituel. Après quelques circonvolutions, elle me demanda si
j'avais lu l'article de FR. "Non, répondis-je ; je
suis encore au lit." "Il y a un souci, fit-elle en serrant
les dents. Tu t'es attribué la paternité d'un de mes spectacles."
Rien
qu'à la formulation de sa phrase, je savais que rien, jamais, aucun
argument, même magique, ne parviendrait à lui faire comprendre que
le "souci" ne venait pas de moi ; qu'il était plus
qu'évident que jamais, au grand jamais, je n'aurais songé à
commettre une stupidité pareille ; que le seul fautif en
l'occurrence était le journaliste, qui s'était mélangé les
pinceaux.
La
conversation, qui tenait du monologue, tourna à vide pendant une
bonne demi-heure, durant laquelle je ne pus guère placer qu'une
dizaine de phrases lapidaires, sans le moindre effet sur l'état de
G. Le fait que je n'eusse pas lu l'article et que j'ignorasse les
termes exacts de la faute commise à notre égard ne me
permettait pas d'argumenter valablement. (Dans un film américain,
mon majordome m'aurait apporté ledit journal juste à ce moment-là ;
je n'aurais même pas eu à le déplier pour le voir). Je pris mon
mal en patience, faisant de gros efforts pour ne pas raccrocher et
appeler aussitôt FR pour le sommer de s'expliquer (après avoir lu
son torchon).
Enfin,
G. raccrocha, blessée dans sa légitime dignité d'artiste, me
laissant dans un état d'énervement à la limite du supportable.
Elle avait clairement refusé d'envisager la possibilité d'appeler
elle-même le journal pour faire valoir ses droits, considérant que
j'étais le responsable du problème. Je m'habillai, allai au
tabac-presse du village, achetai le torchon de discorde et lus
l'article, debout in the street.
La
faute était nette et sans bavure : FR avait inclus dans la
liste des spectacles que j'avais montés celui de G., auquel je
n'avais fait que participer ; la faute était même double,
puisqu'il y avait aussi la liste des spectacles auxquels j'avais
participé. C'était même carrément dans la première phrase de
l'article. Immanquable. Quel crétin ! Encore un à qui j'ai
fait confiance et qui en a fait de la merde ! Pourtant,
honnêtement, c'était une erreur envisageable, comme toutes les
erreurs. Pour réparer ça, il existait l'erratum, voire le
droit de réponse, en cas de préjudice grave (j'ignorais si, du
point de vue juridique, ce cas en relevait). J'appelai donc FR pour
lui signaler le problème. Il était occupé mais me répondit que
nous pourrions en discuter le soir-même, puisqu'il y avait cours au
théâtre et qu'il y serait aussi. Je ne me sentis pas soulagé pour
autant, mais c'était déjà ça.
Le
soir, nous nous retrouvâmes devant le théâtre, quelques minutes
avant le début du cours. Je lui expliquai – lui montrai,
même – le problème. Il me regarda sans avoir l'air de
comprendre. "C'est une erreur, dis-je lentement. Elle porte
préjudice à une personne. Il faut donc la corriger." "La
corriger ? dit-il en reculant de deux pas. Oh là là !
S'il fallait corriger toutes les erreurs ! Non, mais ça va,
quoi !" Je songeai alors sérieusement à lui faire avaler
son journal. Réussis à me calmer. "Bien. Dans ce cas, G. et
moi allons exiger un droit de réponse pour réparer ta bourde."
Ce qui le fit rire. "Non, mais de quoi tu parles, là ? Un
droit de réponse, pour ça ? Laisse tomber, c'est même pas la
peine d'essayer. Il a autre chose à foutre, le rédac'chef."
Je
passai donc mes nerfs sur le journal, dont les débris allèrent
joncher la rue. Me croyant peut-être encore dans un film américain,
j'ajoutai quelque chose du genre : "A cause de toi, abruti,
j'ai peut-être perdu une amie. Alors je te demande une dernière
fois de faire ce que tu as à faire." La figure impeccable de
Gary Cooper n'était pas loin ; je me sentais vertueusement
offensé ; je voulais vérifier, je crois, si la réalité avait
de la morale. J'eus bien vite ma réponse : FR s'esclaffa puis
lança cette bombe : "Eh oh, non mais moi, j'assume,
hein ?"
Je
restai littéralement interdit sous le coup de la "révélation".
C'était donc ça, "assumer" : lever le menton,
croiser les bras et se foutre ouvertement de la gueule du monde.
C'est donc grâce à ce sinistre connard que je sais désormais ce que
veulent dire les politiciens quand ils "assument" à tours
de bras leurs conneries, leurs inepties, leur nullité, leur
incompétence, leur incurie, leur inconséquence, leur hypocrisie,
leur malhonnêteté, leurs crimes, bref, leur crevure de petite
morale glaireuse à la mords-moi le rectum. De là à le remercier
pour cette leçon, il y a un pas que je ne franchirai tout de même
pas.
Et
bien sûr, je n'ai jamais regagné la confiance de G. Mais ça, ce
n'est pas un délit prévu par la loi ; je n'ai donc qu'à
la fermer et assumer mes responsabilités en la matière.
C'est-à-dire : continuer à ne rien pouvoir faire.
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