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Semántico
passa chez lui vite fait, prépara un petit sac pour quelques jours
et fonça chez Ernesto, son fournisseur officieux. Quand il arriva à
la villa d'Ernesto, Cité des Fleurs, personne ne répondit à son
coup de cloche. Il avait pourtant bien composé le code habituel :
gling gling glooong gling glong ! Sans trop savoir pourquoi, il
essaya de se rappeler quel jour on était. Samedi. Il savait très
bien qu'on était samedi ; pourquoi devait-il faire un effort
pour s'en rappeler ? En tout cas, il n'y avait aucune raison
valable pour qu'Ernesto ne soit pas là.
Semántico secoua la tête, jeta son sac par dessus le portillon, le sauta prestement et alla vers la cahute qui renfermait habituellement la moto d'Ernesto et le double des clefs. La moto n'y était pas ; la clé, oui. Semántico eut du mal à réprimer un soupir de satisfaction. C'était la troisième fois en une heure ; à ce rythme, il ne risquait pas l'hyper-ventilation, mais l'agacement le gagnerait avant la quarantaine.
Chez Ernesto, il n'y avait pas de cadavre d'Ernesto, ce qui était toujours ça de gagné. Il n'y avait pas non plus d'Ernesto attaché dans le foyer de la cheminée, et vu son âge, c'était aussi une bonne chose. Il n'y avait pas non plus, au premier coup d'œil, de cadavre d'inconnu ou ami, à part celui d'un magnum de McChouffe qui pourrissait sur la table de la cambuse depuis leur dernière biture en commun, une semaine plus tôt.
Ça ne l'intrigua pas tout de suite parce qu'il préféra aller chercher un flingue et des papiers dans leur planque habituelle. Mais Semántico fut coupé net dans son élan ; le vase où Ernesto rangeait ses œuvres d'art "contemporain" était vide. La main enfoncée dans la céramique aux couleurs dissuasives, il tâtonna longuement le fond du vase. Vraiment rien ? Il le prit à deux mains et le retourna carrément sur le manteau de la cheminée. Si, il y avait bien quelque chose : une balle de .38 tomba avec un bruit sec et roula sur le marbre. Semántico eut le temps d'attraper la balle avant qu'elle ne tombe sur le plancher. Après quoi, il reposa lentement le vase qu'il ne tenait plus que d'une main, puis se retourna pour contempler le séjour.
La bouteille de McChouffe était exactement à la même place qu'elle occupait quand il était parti à deux heures du matin, une semaine avant. Il se souvenait même d'en avoir laissé deux doigts au fond, pour qu'Ernesto puisse en profiter. Après une minuscule hésitation qui n'aurait pas laissé le temps à un moustique de dire bzz, Semántico s'approcha de la table et souleva la bouteille, la mettant devant la lumière. Le fond de bière était toujours là, éventé comme un secret de la Ve République.
— Ça sent le roussi, marmonna Semántico. Et en plus, je me mets à parler tout seul.
La conclusion la plus évidente était qu'Ernesto était parti pendant que lui était en vadrouille à l'autre bout de l'Île-de-France. En soi, ça ne le gênait pas, encore que ce ne fût pas très prudent de sa part, mais il se retrouvait sans couverture. Autant dire qu'il était à poil. Ça tombait bien, il faisait beau et il partait pour le sud.
Il planqua deux ou trois trucs compromettants au grenier, qui fermait avec un cadenas. En quittant le jardinet surpeuplé de végétation diverse, il fit un curieux bruit en passant sa langue entre ses dents, qui résonna dans la rue calme et sans voitures. Secouant la tête, il remit la clé en place et se dirigea vers la gare saint-Lazare, d'où il gagnerait celle de Lyon. Normalement, il pouvait prendre un train en début d'après-midi, ce qui lui permettrait d'être à Montchauvier avant le soir.
Pour meubler son trajet de trois heures et demie, il fit un crochet et tomba sur un bouquiniste qu'il n'avait jamais repéré et qui, pourtant, semblait être là depuis la fin de la guerre de Cent-Ans. En fouinant dix minutes à peine, il dénicha pas moins de trois petits trésors.
D'abord, le plus incroyable : les poèmes d'Arthur Keelt, en édition bilingue autrichien-français traduit par l'auteur himself, la seule jamais éditée, au milieu des années 60, réputée introuvable ; elle était copieusement conspuée par les manitous bien-pensants de la littérature sérieuse (notamment leur chef de file, Philippe Pampers, l'inoubliable auteur de Soulagez-moi quand je n'aurai plus mal) sous prétexte qu'elle contenait des apocryphes. Semántico s'en foutait ; l'important, c'est qu'il y en avait aussi des vrais. Ça pouvait même être amusant d'essayer de deviner lesquels.
Le second trésor, c'était un recueil minuscule de poèmes de T.S. Eliot, traduits en français par Joseph Conrad. En fait, ayant vu le nom de Conrad sur la couverture, il l'avait ouvert au hasard et était tombé sur ces vers :
Nous sommes les hommes creux
nous sommes les hommes de paille...
Il se sentit bizarre en lisant ces mots ; il était évident qu'ils évoquaient quelque chose en lui, mais il fut incapable de savoir quoi précisément. Il aurait tout le temps d'y réfléchir dans le train. C'était aussi le but recherché.
C'est au moment de payer que son regard fut attiré par un beau visage féminin sur une couverture abîmée. Poèmes et lettres d'Albertine Mauresque, disait le titre sobrement. C'était le troisième trésor, même si celui-ci ne coûtait que deux euros.
Semántico se rappela que la romancière, qui avait connu une gloire fugace au milieu des années 60, avait vécu un temps dans la région montchauvine. Il ne savait pas qu'elle avait écrit de la poésie. Il n'en fut pas plus étonné, ajouta le recueil tout esquinté à son butin (le Keelt était un peu chéros, mais cela valait largement le coup) et il gagna la gare.
En se retournant subitement dans la rue qu'il venait de quitter, il ne parvint pas à distinguer l'enseigne du bouquiniste. Il avait même déjà oublié le nom de la boutique et le visage de son gérant. Il faudrait qu'il creuse la question à son retour.
Semántico secoua la tête, jeta son sac par dessus le portillon, le sauta prestement et alla vers la cahute qui renfermait habituellement la moto d'Ernesto et le double des clefs. La moto n'y était pas ; la clé, oui. Semántico eut du mal à réprimer un soupir de satisfaction. C'était la troisième fois en une heure ; à ce rythme, il ne risquait pas l'hyper-ventilation, mais l'agacement le gagnerait avant la quarantaine.
Chez Ernesto, il n'y avait pas de cadavre d'Ernesto, ce qui était toujours ça de gagné. Il n'y avait pas non plus d'Ernesto attaché dans le foyer de la cheminée, et vu son âge, c'était aussi une bonne chose. Il n'y avait pas non plus, au premier coup d'œil, de cadavre d'inconnu ou ami, à part celui d'un magnum de McChouffe qui pourrissait sur la table de la cambuse depuis leur dernière biture en commun, une semaine plus tôt.
Ça ne l'intrigua pas tout de suite parce qu'il préféra aller chercher un flingue et des papiers dans leur planque habituelle. Mais Semántico fut coupé net dans son élan ; le vase où Ernesto rangeait ses œuvres d'art "contemporain" était vide. La main enfoncée dans la céramique aux couleurs dissuasives, il tâtonna longuement le fond du vase. Vraiment rien ? Il le prit à deux mains et le retourna carrément sur le manteau de la cheminée. Si, il y avait bien quelque chose : une balle de .38 tomba avec un bruit sec et roula sur le marbre. Semántico eut le temps d'attraper la balle avant qu'elle ne tombe sur le plancher. Après quoi, il reposa lentement le vase qu'il ne tenait plus que d'une main, puis se retourna pour contempler le séjour.
La bouteille de McChouffe était exactement à la même place qu'elle occupait quand il était parti à deux heures du matin, une semaine avant. Il se souvenait même d'en avoir laissé deux doigts au fond, pour qu'Ernesto puisse en profiter. Après une minuscule hésitation qui n'aurait pas laissé le temps à un moustique de dire bzz, Semántico s'approcha de la table et souleva la bouteille, la mettant devant la lumière. Le fond de bière était toujours là, éventé comme un secret de la Ve République.
— Ça sent le roussi, marmonna Semántico. Et en plus, je me mets à parler tout seul.
La conclusion la plus évidente était qu'Ernesto était parti pendant que lui était en vadrouille à l'autre bout de l'Île-de-France. En soi, ça ne le gênait pas, encore que ce ne fût pas très prudent de sa part, mais il se retrouvait sans couverture. Autant dire qu'il était à poil. Ça tombait bien, il faisait beau et il partait pour le sud.
Il planqua deux ou trois trucs compromettants au grenier, qui fermait avec un cadenas. En quittant le jardinet surpeuplé de végétation diverse, il fit un curieux bruit en passant sa langue entre ses dents, qui résonna dans la rue calme et sans voitures. Secouant la tête, il remit la clé en place et se dirigea vers la gare saint-Lazare, d'où il gagnerait celle de Lyon. Normalement, il pouvait prendre un train en début d'après-midi, ce qui lui permettrait d'être à Montchauvier avant le soir.
Pour meubler son trajet de trois heures et demie, il fit un crochet et tomba sur un bouquiniste qu'il n'avait jamais repéré et qui, pourtant, semblait être là depuis la fin de la guerre de Cent-Ans. En fouinant dix minutes à peine, il dénicha pas moins de trois petits trésors.
D'abord, le plus incroyable : les poèmes d'Arthur Keelt, en édition bilingue autrichien-français traduit par l'auteur himself, la seule jamais éditée, au milieu des années 60, réputée introuvable ; elle était copieusement conspuée par les manitous bien-pensants de la littérature sérieuse (notamment leur chef de file, Philippe Pampers, l'inoubliable auteur de Soulagez-moi quand je n'aurai plus mal) sous prétexte qu'elle contenait des apocryphes. Semántico s'en foutait ; l'important, c'est qu'il y en avait aussi des vrais. Ça pouvait même être amusant d'essayer de deviner lesquels.
Le second trésor, c'était un recueil minuscule de poèmes de T.S. Eliot, traduits en français par Joseph Conrad. En fait, ayant vu le nom de Conrad sur la couverture, il l'avait ouvert au hasard et était tombé sur ces vers :
Nous sommes les hommes creux
nous sommes les hommes de paille...
Il se sentit bizarre en lisant ces mots ; il était évident qu'ils évoquaient quelque chose en lui, mais il fut incapable de savoir quoi précisément. Il aurait tout le temps d'y réfléchir dans le train. C'était aussi le but recherché.
C'est au moment de payer que son regard fut attiré par un beau visage féminin sur une couverture abîmée. Poèmes et lettres d'Albertine Mauresque, disait le titre sobrement. C'était le troisième trésor, même si celui-ci ne coûtait que deux euros.
Semántico se rappela que la romancière, qui avait connu une gloire fugace au milieu des années 60, avait vécu un temps dans la région montchauvine. Il ne savait pas qu'elle avait écrit de la poésie. Il n'en fut pas plus étonné, ajouta le recueil tout esquinté à son butin (le Keelt était un peu chéros, mais cela valait largement le coup) et il gagna la gare.
En se retournant subitement dans la rue qu'il venait de quitter, il ne parvint pas à distinguer l'enseigne du bouquiniste. Il avait même déjà oublié le nom de la boutique et le visage de son gérant. Il faudrait qu'il creuse la question à son retour.
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