9
La
Garriguette,
la maison de repos réservée au personnel de la TOUM (et,
apparemment, à quelques autres catégories de fonctionnaires, mais
Semántico n'avait pas pris le temps de faire le détail) se trouvait
dans un village à vingt kilomètres au nord de la ville, Les
Martelles. Le nom disait vaguement quelque chose à Semántico mais
il eut beau réfléchir, l'étincelle ne vint pas. De toute façon,
comme dit le proverbe malgache : "pas de café, pas
d'idées".
Après un petit expresso au troquet en face de la gare, Semántico préféra louer une voiture plutôt que de faire confiance aux transports publics ; de toute façon, on était dimanche, il n'y en aurait peut-être pas, ou en tout cas, pas assez. La minuscule et unique agence de location de la gare était heureusement ouverte. Pendant qu'elle notait les données inscrites sur son permis de conduire au nom de Bertrand Morane, la préposée lui demanda soudain :
— Vous allez voir la tombe d'Albertine ?
— Qui ?
— Albertine Mauresque. L'écrivaine. Et elle ajouta, en plissant les paupières : La Transversale, vous savez bien ?
C'était ça, qui l'avait tarabusté : Albertine Mauresque était morte sur le billard à Montchauvier même, mais à l'époque elle habitait aux Martelles. Il fallait vraiment que Semántico parle à Sean de ses problèmes de mémoire.
En lui tendant son exemplaire du contrat de location, la demoiselle en rouge à l'accent périlleusement bitterrois, se mit à déclamer.
— Tu t'en vas tout à fait
Je reste sans beauté
Sans secret
Sans clé
Aussi nue que la nuit
Où tu me connus.
Sois sage et sois sans indulgence
Tu n'as plus que le droit de rire
Puisqu'on t'a volé ta jeunesse
Et que tu as volé ma vie...
Il y eut un silence crissant, à peine troublé par les centaines de voix de passagers en transit et les annonces tonitruantes de la SNCF (Situation normale : complètement foutue).
— C'est mon idole, chuchota la fille, devant l'absence de réaction de Semántico.
— Je vois ça. Ecoutez, pour la clé, ne vous inquiétez pas, je vous la rendrai dans quelques jours. Peut-être même ce soir.
Il sortit dans l'air du printemps qui pioupioutait comme un fou en laissant peu à peu la place à l'été.
Il lui fallut trois quarts d'heure pour arriver à sortir de la ville. Le tram avait priorité partout et la majorité des carrefours se trouvaient bloqués par un feu chaque fois qu'une rame était ne serait-ce qu'en approche. Il mit vingt minutes à faire une boucle dans un quartier coquet, en suivant des panneaux qui ne menaient qu'à eux-mêmes. Il y avait aussi quantité impressionnante de vélos qui roulaient à peu près partout, sauf dans les pistes cyclables pourtant bien aménagées. Semántico en arriva presque à se demander si tout ça n'était pas fait un peu exprès pour dégoûter les automobilistes.
Dans le village des Martelles, il se gara en double file devant le bureau de tabac-presse - histoire de ne pas se faire remarquer - où il acheta le canard local et demanda au buraliste la route de la Garriguette.
— Facile : tout droit à la sortie du village ; après l'abbaye, à gauche, en montant sur la colline. C'est indiqué, vous pouvez pas vous tromper, à moins d'être aveugle, sourd, manchot des deux bras, et de voter à côté du trou.
— Merci, répondit Semántico en décidant que c'était là un défi qui ne méritait pas d'être relevé tout de suite. Et la tombe d'Albertine Mauresque ?
Le visage du buraliste se crispa d'importance.
— C'est pas ici qu'elle est enterrée. C'est plus loin, dans le Gard. Et puis, de toute façon, ça se visite pas. C'est privé. On n'y va pas.
Mal renseignée, la fanette. Ou alors, mensonge délibéré ? Mais dans quel but ? L'attirer dans un piège sexuel ?
Cinq minutes plus tard, Semántico repérait le chemin qui serpentait à flanc de colline pour grimper vers une grande baraque néo-moderne en chromes, béton et plexiglas qui évoquait un grand étron blanc à coins carrés au milieu des pins.
Il se gara sous les arbres, un bon kilomètre avant la bâtisse, en retrait du chemin (quoique pas assez, à son goût). Les jumelles dans son sac, il approcha de la maison de repos sans rester sur la piste, la gardant simplement à portée de vue. La végétation n'était pas assez dense pour le gêner ; il l'aurait tout de même préférée plus touffue.
Il fut heureux de constater que la propriété n'était pas murée mais simplement ceinturée d'une rambarde de bois, flambant neuve et symbolique. À vrai dire, du côté nord, tout était encore en construction, et le parc se confondait avec la pinède.
À cent mètres au-dessus, un coupe-feu de six ou sept mètres de large balafrait la colline. Côté ouest et sud, deux terrasses bétonnées descendaient vers un terrain défoncé qui semblait destiné à recevoir un jour de la végétation disciplinée. Pour l'heure, c'était surtout terre sèche et caillasses blanches.
Semántico chercha un arbre qui lui permettrait de surveiller trois côtés du bâtiment, les deux terrasses et l'entrée. Comme on n'était pas loin de deux heures, il avait le soleil sur sa droite, ce qui éviterait les reflets malencontreux sur les lentilles. Il trouva un pin parasol, en retrait de la frange du bosquet, assez haut, mais dont une branche basse lui permettait d'y grimper. L'opération ne fut pas aussi facile qu'il l'aurait crue ; il n'arriva pas à se souvenir à quand remontait sa dernière ascension de tronc vivant. Les murs, par contre, il en avait eu sa ration.
Bien calé sur sa branche à quatre mètres du sol, il observa donc les allers et venues sur le parking et aux abords de la clinique qu'il avait en vue. C'était assez sobre, niveau mouvements de foule. On était dimanche, certes, et les familles éplorées viendraient sans doute voir leurs parents affligés ; mais d'un autre côté, la maison de repos était toute récente, et les accidents de tram et de bus ne devaient pas être si fréquents.
Même si Semántico n'avait pas le nom du conducteur - la TOUM savait protéger les siens, surtout quand ils avaient quelque chose à cacher -, mais la description qu'en avait fait Mirabelle suffirait largement à départager les candidats. Il aurait pu attaquer par l'entrée principale, mais il ne voyait pas du tout quel prétexte donner au planton, et il ne voulait pas que sa visite laisse de traces. Pas s'il pouvait l'éviter. Observer, c'était long et pénible, surtout en plein cagnard, mais c'était plus propre et ça pouvait éviter de faire une connerie irréparable.
Vers deux heures, il commença à y avoir un peu de trafic humain ; deux voitures se garèrent, déversant une petite famille qui venait déjeuner avec un ou une traumatisée et le ou la divertir. Et comme il faisait beau, au bout d'un moment, les deux groupes sortirent du bâtiment pour venir pique-niquer sur la terrasse, abrités du soleil par des toiles tendues. Chance ou pas, les deux familles choisirent de se coller l'une à l'autre sur la terrasse ouest. Aux jumelles, Semántico ne parvint pas à distinguer de rouquin bien portant parmi eux.
Vers deux heures et demie, alors qu'il s'apprêtait à descendre pour aller honorer la nature, il sut instantanément qu'il avait touché le gros lot : une Xantia noire se présenta à l'entrée et alla se garer sur l'emplacement réservé aux handicapés, juste à côté de la rampe d'accès à la clinique. Il aperçut même la tache bleu-blanc-rouge d'une cocarde sur le tableau de bord.
Trois types en costard-cravate en sortirent, deux presque chauves de cinquante ans et un chevelu de trente ; ce dernier, qui était au volant, ouvrit la portière arrière de son côté, pour laisser sortir une femme blonde en tailleur et souliers plats. Ils n'avaient pas du tout l'air d'une famille, même s'ils avaient l'air vaguement éploré.
Refrénant son envie de pisser, Semántico regarda le quatuor officiel s'engouffrer dans le bâtiment. Là, il fut pris d'une terrible hésitation : soit il descendait tout de suite pour se soulager et remontait aussi sec (ce qui serait le cas de le dire) ; soit il attendait que les pingouins ressortent quelque part, si possible accompagnés du conducteur de tram.
Oui, mais s'ils restaient dedans ?
— Eh, merde ! jura Semántico en se laissant tomber du pin sur le tapis d'aiguilles.
Quand il regrimpa, plus léger, il lui fallut une minute aux jumelles pour retrouver les costumés. La femme et les deux types en voie de calvitie bavardaient avec un homme en robe de chambre dont la bedaine avait du mal à y rester contenue. Ses cheveux roux scintillaient presque au soleil. Semántico grava soigneusement leurs traits respectifs dans sa mémoire, sauf pour le plus petit des chauves, qui lui tournait le dos. Le plus important est qu'ils s'étaient installés sur la terrasse nord, qui était vide, et surtout hors de vue depuis l'autre terrasse.
L'entretien ne dura que quelques minutes. À voir la tête décomposée du conducteur, les officiels lui avaient appris une mauvaise nouvelle. Celle du suicide de Guilhem, peut-être ? Ou de sa petite priprime qui, finalement, ne lui serait versée que dans deux ans, pour éviter de faire trop de vagues. À moins qu'ils ne soient là pour cause de manifestation qui aurait mal tourné, auquel cas, il fallait appliquer un plan d'urgence...
C'est seulement quand les pingouins rentrèrent dans le bâtiment que Semántico s'aperçut que le chauffeur n'était pas en vue. Il n'avait même pas participé à la conversation. D'un petit panoramique, Semántico scruta la Xantia ; le type n'avait pas l'air d'être là non plus. Son sixième sens l'avertit alors, mais un poil trop tard.
En fait, le chauffeur n'était pas à côté de la voiture mais tout simplement dedans, à sa place, profitant de la clim, bien à l'abri derrière sa vitre, et il regardait Semántico.
Du moins est-ce l'impression qu'il eut. Mais les trois huiles apparurent à ce moment-là et le chauffeur sortit pour se préparer à leur ouvrir les portières. Semántico jugea plus prudent de s'éclipser vite fait avant qu'Œil-de-Lynx n'ait l'idée de vérifier qu'il n'avait pas eu la berlue. Il descendit un peu vite et se tordit la cheville sur un cadavre de pomme de pin qui s'était planqué sous les aiguilles.
Il jura tout bas pendant une minute en se tenant la jambe. De temps à autre, il regardait vers le bas de la pente pour vérifier que personne ne venait lui chercher des poux dans la tête. Il les aurait bien reçus, tiens !
Quand la douleur fut vaguement calmée, il chercha une branche cassée pour s'en faire une béquille improvisée. Il en trouva une, fourchue à souhait, et se la cala sous le bras. Puis, zigzaguant entre les arbres, il avança vers le nord en restant à couvert, avant d'obliquer vers la droite pour gagner la terrasse nord.
Il repéra bientôt le rouquin qui, heureusement, n'était pas rentré. Il avait toujours l'air atterré, et restait à l'ombre. Parfait. Autant l'attaquer à chaud. Semántico lui fonça carrément dessus, sans le quitter des yeux. Ils ne pouvaient pas se rater.
Apparemment, le roux devait être perdu dans ses pensées, parce qu'il ne réagit que deux secondes avant le contact. De toute façon, il n'aurait pas pu imaginer ce que Semántico allait faire. Honnêtement, lui-même n'en avait rien su, deux secondes auparavant.
— Écoutez-moi bien, vous ! fit Semántico en collant sa fourche sur la glotte du type. Je suis l'oncle de Guilhem Borromino, et je ne suis pas venu pour vous soutirer des excuses. Comment avez-vous fait disparaître la gamine ?
Le conducteur eut un vague geste pour tenter de détourner le bâton, mais Semántico n'eut qu'à faire semblant d'appuyer.
— Touchez pas, bougez pas, ou je vous écrase le larynx !
Alors, le rouquin se figea et fit ce que tout homme censé ferait en ces circonstances : il éclata en sanglots.
— Je le savais... Je le savais... Je voulais pas !
Semántico le laissa épancher le plus gros du chagrin, puis il le remit fermement sur les rails. Il enleva la fourche de la gorge du type et s'appuya dessus.
— OK, vous le saviez, j'ai compris. Alors, pourquoi vous l'avez fait ?
— C'était pas bien, je m'en doutais. Ils voulaient que je ferme les yeux quand j'aurais une alerte orange.
— On se calme ! Ça veut dire quoi, alerte orange ?
— C'est le code pour quand la vie de quelqu'un est en danger potentiel.
— Qu'est-ce que vous faites dans ces cas-là ?
— On freine d'urgence, on attend une patrouille et on fait évacuer les usagers par le côté externe.
— Normal. Bon, vous saviez exactement ce qui allait se passer ?
— Non, on m'a simplement dit qu'il y aurait un incident en sortant de la station Parodie et que je devais faire comme si je n'avais rien vu. Et que personne ne courait le moindre danger.
— Combien ils t'ont donné ?
Le type se remit à gémir de plus belle.
— OK, laisse tomber. On s'en fout, de toute façon. Le plus important, c'est qui te l'a dit ?
— M. Ollivion.
Après un petit expresso au troquet en face de la gare, Semántico préféra louer une voiture plutôt que de faire confiance aux transports publics ; de toute façon, on était dimanche, il n'y en aurait peut-être pas, ou en tout cas, pas assez. La minuscule et unique agence de location de la gare était heureusement ouverte. Pendant qu'elle notait les données inscrites sur son permis de conduire au nom de Bertrand Morane, la préposée lui demanda soudain :
— Vous allez voir la tombe d'Albertine ?
— Qui ?
— Albertine Mauresque. L'écrivaine. Et elle ajouta, en plissant les paupières : La Transversale, vous savez bien ?
C'était ça, qui l'avait tarabusté : Albertine Mauresque était morte sur le billard à Montchauvier même, mais à l'époque elle habitait aux Martelles. Il fallait vraiment que Semántico parle à Sean de ses problèmes de mémoire.
En lui tendant son exemplaire du contrat de location, la demoiselle en rouge à l'accent périlleusement bitterrois, se mit à déclamer.
— Tu t'en vas tout à fait
Je reste sans beauté
Sans secret
Sans clé
Aussi nue que la nuit
Où tu me connus.
Sois sage et sois sans indulgence
Tu n'as plus que le droit de rire
Puisqu'on t'a volé ta jeunesse
Et que tu as volé ma vie...
Il y eut un silence crissant, à peine troublé par les centaines de voix de passagers en transit et les annonces tonitruantes de la SNCF (Situation normale : complètement foutue).
— C'est mon idole, chuchota la fille, devant l'absence de réaction de Semántico.
— Je vois ça. Ecoutez, pour la clé, ne vous inquiétez pas, je vous la rendrai dans quelques jours. Peut-être même ce soir.
Il sortit dans l'air du printemps qui pioupioutait comme un fou en laissant peu à peu la place à l'été.
Il lui fallut trois quarts d'heure pour arriver à sortir de la ville. Le tram avait priorité partout et la majorité des carrefours se trouvaient bloqués par un feu chaque fois qu'une rame était ne serait-ce qu'en approche. Il mit vingt minutes à faire une boucle dans un quartier coquet, en suivant des panneaux qui ne menaient qu'à eux-mêmes. Il y avait aussi quantité impressionnante de vélos qui roulaient à peu près partout, sauf dans les pistes cyclables pourtant bien aménagées. Semántico en arriva presque à se demander si tout ça n'était pas fait un peu exprès pour dégoûter les automobilistes.
Dans le village des Martelles, il se gara en double file devant le bureau de tabac-presse - histoire de ne pas se faire remarquer - où il acheta le canard local et demanda au buraliste la route de la Garriguette.
— Facile : tout droit à la sortie du village ; après l'abbaye, à gauche, en montant sur la colline. C'est indiqué, vous pouvez pas vous tromper, à moins d'être aveugle, sourd, manchot des deux bras, et de voter à côté du trou.
— Merci, répondit Semántico en décidant que c'était là un défi qui ne méritait pas d'être relevé tout de suite. Et la tombe d'Albertine Mauresque ?
Le visage du buraliste se crispa d'importance.
— C'est pas ici qu'elle est enterrée. C'est plus loin, dans le Gard. Et puis, de toute façon, ça se visite pas. C'est privé. On n'y va pas.
Mal renseignée, la fanette. Ou alors, mensonge délibéré ? Mais dans quel but ? L'attirer dans un piège sexuel ?
Cinq minutes plus tard, Semántico repérait le chemin qui serpentait à flanc de colline pour grimper vers une grande baraque néo-moderne en chromes, béton et plexiglas qui évoquait un grand étron blanc à coins carrés au milieu des pins.
Il se gara sous les arbres, un bon kilomètre avant la bâtisse, en retrait du chemin (quoique pas assez, à son goût). Les jumelles dans son sac, il approcha de la maison de repos sans rester sur la piste, la gardant simplement à portée de vue. La végétation n'était pas assez dense pour le gêner ; il l'aurait tout de même préférée plus touffue.
Il fut heureux de constater que la propriété n'était pas murée mais simplement ceinturée d'une rambarde de bois, flambant neuve et symbolique. À vrai dire, du côté nord, tout était encore en construction, et le parc se confondait avec la pinède.
À cent mètres au-dessus, un coupe-feu de six ou sept mètres de large balafrait la colline. Côté ouest et sud, deux terrasses bétonnées descendaient vers un terrain défoncé qui semblait destiné à recevoir un jour de la végétation disciplinée. Pour l'heure, c'était surtout terre sèche et caillasses blanches.
Semántico chercha un arbre qui lui permettrait de surveiller trois côtés du bâtiment, les deux terrasses et l'entrée. Comme on n'était pas loin de deux heures, il avait le soleil sur sa droite, ce qui éviterait les reflets malencontreux sur les lentilles. Il trouva un pin parasol, en retrait de la frange du bosquet, assez haut, mais dont une branche basse lui permettait d'y grimper. L'opération ne fut pas aussi facile qu'il l'aurait crue ; il n'arriva pas à se souvenir à quand remontait sa dernière ascension de tronc vivant. Les murs, par contre, il en avait eu sa ration.
Bien calé sur sa branche à quatre mètres du sol, il observa donc les allers et venues sur le parking et aux abords de la clinique qu'il avait en vue. C'était assez sobre, niveau mouvements de foule. On était dimanche, certes, et les familles éplorées viendraient sans doute voir leurs parents affligés ; mais d'un autre côté, la maison de repos était toute récente, et les accidents de tram et de bus ne devaient pas être si fréquents.
Même si Semántico n'avait pas le nom du conducteur - la TOUM savait protéger les siens, surtout quand ils avaient quelque chose à cacher -, mais la description qu'en avait fait Mirabelle suffirait largement à départager les candidats. Il aurait pu attaquer par l'entrée principale, mais il ne voyait pas du tout quel prétexte donner au planton, et il ne voulait pas que sa visite laisse de traces. Pas s'il pouvait l'éviter. Observer, c'était long et pénible, surtout en plein cagnard, mais c'était plus propre et ça pouvait éviter de faire une connerie irréparable.
Vers deux heures, il commença à y avoir un peu de trafic humain ; deux voitures se garèrent, déversant une petite famille qui venait déjeuner avec un ou une traumatisée et le ou la divertir. Et comme il faisait beau, au bout d'un moment, les deux groupes sortirent du bâtiment pour venir pique-niquer sur la terrasse, abrités du soleil par des toiles tendues. Chance ou pas, les deux familles choisirent de se coller l'une à l'autre sur la terrasse ouest. Aux jumelles, Semántico ne parvint pas à distinguer de rouquin bien portant parmi eux.
Vers deux heures et demie, alors qu'il s'apprêtait à descendre pour aller honorer la nature, il sut instantanément qu'il avait touché le gros lot : une Xantia noire se présenta à l'entrée et alla se garer sur l'emplacement réservé aux handicapés, juste à côté de la rampe d'accès à la clinique. Il aperçut même la tache bleu-blanc-rouge d'une cocarde sur le tableau de bord.
Trois types en costard-cravate en sortirent, deux presque chauves de cinquante ans et un chevelu de trente ; ce dernier, qui était au volant, ouvrit la portière arrière de son côté, pour laisser sortir une femme blonde en tailleur et souliers plats. Ils n'avaient pas du tout l'air d'une famille, même s'ils avaient l'air vaguement éploré.
Refrénant son envie de pisser, Semántico regarda le quatuor officiel s'engouffrer dans le bâtiment. Là, il fut pris d'une terrible hésitation : soit il descendait tout de suite pour se soulager et remontait aussi sec (ce qui serait le cas de le dire) ; soit il attendait que les pingouins ressortent quelque part, si possible accompagnés du conducteur de tram.
Oui, mais s'ils restaient dedans ?
— Eh, merde ! jura Semántico en se laissant tomber du pin sur le tapis d'aiguilles.
Quand il regrimpa, plus léger, il lui fallut une minute aux jumelles pour retrouver les costumés. La femme et les deux types en voie de calvitie bavardaient avec un homme en robe de chambre dont la bedaine avait du mal à y rester contenue. Ses cheveux roux scintillaient presque au soleil. Semántico grava soigneusement leurs traits respectifs dans sa mémoire, sauf pour le plus petit des chauves, qui lui tournait le dos. Le plus important est qu'ils s'étaient installés sur la terrasse nord, qui était vide, et surtout hors de vue depuis l'autre terrasse.
L'entretien ne dura que quelques minutes. À voir la tête décomposée du conducteur, les officiels lui avaient appris une mauvaise nouvelle. Celle du suicide de Guilhem, peut-être ? Ou de sa petite priprime qui, finalement, ne lui serait versée que dans deux ans, pour éviter de faire trop de vagues. À moins qu'ils ne soient là pour cause de manifestation qui aurait mal tourné, auquel cas, il fallait appliquer un plan d'urgence...
C'est seulement quand les pingouins rentrèrent dans le bâtiment que Semántico s'aperçut que le chauffeur n'était pas en vue. Il n'avait même pas participé à la conversation. D'un petit panoramique, Semántico scruta la Xantia ; le type n'avait pas l'air d'être là non plus. Son sixième sens l'avertit alors, mais un poil trop tard.
En fait, le chauffeur n'était pas à côté de la voiture mais tout simplement dedans, à sa place, profitant de la clim, bien à l'abri derrière sa vitre, et il regardait Semántico.
Du moins est-ce l'impression qu'il eut. Mais les trois huiles apparurent à ce moment-là et le chauffeur sortit pour se préparer à leur ouvrir les portières. Semántico jugea plus prudent de s'éclipser vite fait avant qu'Œil-de-Lynx n'ait l'idée de vérifier qu'il n'avait pas eu la berlue. Il descendit un peu vite et se tordit la cheville sur un cadavre de pomme de pin qui s'était planqué sous les aiguilles.
Il jura tout bas pendant une minute en se tenant la jambe. De temps à autre, il regardait vers le bas de la pente pour vérifier que personne ne venait lui chercher des poux dans la tête. Il les aurait bien reçus, tiens !
Quand la douleur fut vaguement calmée, il chercha une branche cassée pour s'en faire une béquille improvisée. Il en trouva une, fourchue à souhait, et se la cala sous le bras. Puis, zigzaguant entre les arbres, il avança vers le nord en restant à couvert, avant d'obliquer vers la droite pour gagner la terrasse nord.
Il repéra bientôt le rouquin qui, heureusement, n'était pas rentré. Il avait toujours l'air atterré, et restait à l'ombre. Parfait. Autant l'attaquer à chaud. Semántico lui fonça carrément dessus, sans le quitter des yeux. Ils ne pouvaient pas se rater.
Apparemment, le roux devait être perdu dans ses pensées, parce qu'il ne réagit que deux secondes avant le contact. De toute façon, il n'aurait pas pu imaginer ce que Semántico allait faire. Honnêtement, lui-même n'en avait rien su, deux secondes auparavant.
— Écoutez-moi bien, vous ! fit Semántico en collant sa fourche sur la glotte du type. Je suis l'oncle de Guilhem Borromino, et je ne suis pas venu pour vous soutirer des excuses. Comment avez-vous fait disparaître la gamine ?
Le conducteur eut un vague geste pour tenter de détourner le bâton, mais Semántico n'eut qu'à faire semblant d'appuyer.
— Touchez pas, bougez pas, ou je vous écrase le larynx !
Alors, le rouquin se figea et fit ce que tout homme censé ferait en ces circonstances : il éclata en sanglots.
— Je le savais... Je le savais... Je voulais pas !
Semántico le laissa épancher le plus gros du chagrin, puis il le remit fermement sur les rails. Il enleva la fourche de la gorge du type et s'appuya dessus.
— OK, vous le saviez, j'ai compris. Alors, pourquoi vous l'avez fait ?
— C'était pas bien, je m'en doutais. Ils voulaient que je ferme les yeux quand j'aurais une alerte orange.
— On se calme ! Ça veut dire quoi, alerte orange ?
— C'est le code pour quand la vie de quelqu'un est en danger potentiel.
— Qu'est-ce que vous faites dans ces cas-là ?
— On freine d'urgence, on attend une patrouille et on fait évacuer les usagers par le côté externe.
— Normal. Bon, vous saviez exactement ce qui allait se passer ?
— Non, on m'a simplement dit qu'il y aurait un incident en sortant de la station Parodie et que je devais faire comme si je n'avais rien vu. Et que personne ne courait le moindre danger.
— Combien ils t'ont donné ?
Le type se remit à gémir de plus belle.
— OK, laisse tomber. On s'en fout, de toute façon. Le plus important, c'est qui te l'a dit ?
— M. Ollivion.
Le nom
était quelque part dans l'organigramme ; il aurait tout le
temps de vérifier plus tard.
— Il était là, tout-à-l'heure ? C'était lequel ?
— Le plus petit.
Merde ! Celui qui lui tournait le dos. Semántico resta muet un moment. L'autre perdait peu à peu ses rougeurs.
— Je vous jure, M'sieur Borromino, je savais rien, mais...
— Mais ?
Le rouquin avala sa salive.
— Mais je sais comment ils ont pu le faire.
— Tu m'intéresses. Je t'écoute. Et je te préviens : tu ne recevras rien de moi. Tu as bien compris ?
— Oui, oui...
Il ravala sa morve, se moucha dans la manche de sa robe de chambre et prit son inspiration.
— Vous avez vu comment elles sont faites, les rames ?
— En gros.
— Le plancher est bas intégralement, pour faciliter l'accès aux handicapés. Ça ne sert à rien, vu qu'il n'y a jamais une majorité de handicapés, mais bon, c'est comme ça. Du coup, il n'y a pas trop de place entre le sol et le plancher du tram. Sur la plus grande partie de la longueur de la rame, il y a les bogies, les compresseurs, les servomoteurs des portes, les...
— Ouais, abrège !
— Il y a un endroit où il n'y a rien. Enfin, presque rien.
— Vers le milieu ?
— Non, au premier tiers de la voiture B. On ne le voit pas parce que la jupe métallique est la même qu'ailleurs. Ça se confond. Mais il y a un compartiment qui sert à ranger un bogey de secours, tout démonté.
— D'accord, je l'ai vu. Mais il n'y a pas de système d'ouverture à l'extérieur.
— Il est dessous, en fait. On ne peut l'atteindre qu'en se couchant par terre. Et il faut une clé spéciale. C'est impossible de l'ouvrir pendant que ça roule, même à trois ou quatre kilomètres à l'heure comme c'était le cas.
— Alors ?
— Alors, il suffit que le compartiment ait été vidé au préalable de son matériel et que quelqu'un s'y planque ; il peut alors s'ouvrir de l'intérieur.
Semántico écarquilla les paupières.
— Il est grand comment, le compartiment ?
— Bin, je vous l'ai dit, on peut y mettre un bogey démonté.
— Parle-moi en centimètres.
— Euh... quarante-trois de haut, si je me rappelle bien. Et au moins un mètre cinquante de profondeur. On peut y mettre, disons, deux personnes maigrichonnes.
— Ouais, pas des comme toi, donc ! Je suppose que tu n'es pas resté au terminus pour voir ce qui en sortait ?
— Non. Et de toute façon, ce jour-là, j'ai été arrêté plus tôt que prévu.
— Pourquoi ?
— À cause de l'incident, pardi !
— Pourquoi on ne t'a pas arrêté tout de suite ?
— Parce qu'il n'y avait pas de corps sur les rails ! Le temps que des gens alertent la police, leur fassent comprendre ce qui s'était passé, que tout ça remonte la hiérarchie et que ça arrive jusqu'à moi, j'avais déjà fait l'aller-retour de la Ligne.
— Et on t'a mis d'office à la maison de repos ?
— Oui. Et on m'a dit de...
Semántico attendit.
— On m'a dit de me taire.
— Putain, mais t'es vraiment un pourri, toi !
Et il lui colla un bourre-pif catégorie colibri, en prenant bien soin de s'appuyer sur sa béquille. Le rouquin se mit aussi sec à saigner du nez.
— Profites-en que tu es en clinique. C'est la TOUM qui régale.
— Mais bourguoi vous avez vait za ? Je vous ai aidé, boi !
— Pour que tu puisses raconter aux autres que tu as été torturé. C'était qui, au fait ?
— Mais envin, gui voulez-vous gue ze zoit ? Le batron de la DOUM, Gambazèz, et son bras droit, Ollivion. Je groyais gue vous aviez gombris.
Semántico fit une moue. Il commençait à fatiguer, et la chaleur lui donnait soif.
— Bon, et la femme ?
— Gomment za, la vemme ?
— Je te demande qui c'était ; tu veux du rabiot ?
— Mais vous êdes gon ou guoi ? Vous zavez pas regonnaître la mairesse ?
La bourde. Il en avait marre d'être là. Il ne put s'empêcher d'avoir l'air surpris une fraction de seconde.
— Mais vous êdes bas un Borromino, mordel ! glapit le rouquin. Vous êdes gui, à la vin ?
— Je suis d'une branche éloignée. Celle-là, tiens !
Et il colla un pin pas perdu pour tout le monde au traumatisé ; comme ça, il ne serait pas en vacances pour des nèfles.
— Il était là, tout-à-l'heure ? C'était lequel ?
— Le plus petit.
Merde ! Celui qui lui tournait le dos. Semántico resta muet un moment. L'autre perdait peu à peu ses rougeurs.
— Je vous jure, M'sieur Borromino, je savais rien, mais...
— Mais ?
Le rouquin avala sa salive.
— Mais je sais comment ils ont pu le faire.
— Tu m'intéresses. Je t'écoute. Et je te préviens : tu ne recevras rien de moi. Tu as bien compris ?
— Oui, oui...
Il ravala sa morve, se moucha dans la manche de sa robe de chambre et prit son inspiration.
— Vous avez vu comment elles sont faites, les rames ?
— En gros.
— Le plancher est bas intégralement, pour faciliter l'accès aux handicapés. Ça ne sert à rien, vu qu'il n'y a jamais une majorité de handicapés, mais bon, c'est comme ça. Du coup, il n'y a pas trop de place entre le sol et le plancher du tram. Sur la plus grande partie de la longueur de la rame, il y a les bogies, les compresseurs, les servomoteurs des portes, les...
— Ouais, abrège !
— Il y a un endroit où il n'y a rien. Enfin, presque rien.
— Vers le milieu ?
— Non, au premier tiers de la voiture B. On ne le voit pas parce que la jupe métallique est la même qu'ailleurs. Ça se confond. Mais il y a un compartiment qui sert à ranger un bogey de secours, tout démonté.
— D'accord, je l'ai vu. Mais il n'y a pas de système d'ouverture à l'extérieur.
— Il est dessous, en fait. On ne peut l'atteindre qu'en se couchant par terre. Et il faut une clé spéciale. C'est impossible de l'ouvrir pendant que ça roule, même à trois ou quatre kilomètres à l'heure comme c'était le cas.
— Alors ?
— Alors, il suffit que le compartiment ait été vidé au préalable de son matériel et que quelqu'un s'y planque ; il peut alors s'ouvrir de l'intérieur.
Semántico écarquilla les paupières.
— Il est grand comment, le compartiment ?
— Bin, je vous l'ai dit, on peut y mettre un bogey démonté.
— Parle-moi en centimètres.
— Euh... quarante-trois de haut, si je me rappelle bien. Et au moins un mètre cinquante de profondeur. On peut y mettre, disons, deux personnes maigrichonnes.
— Ouais, pas des comme toi, donc ! Je suppose que tu n'es pas resté au terminus pour voir ce qui en sortait ?
— Non. Et de toute façon, ce jour-là, j'ai été arrêté plus tôt que prévu.
— Pourquoi ?
— À cause de l'incident, pardi !
— Pourquoi on ne t'a pas arrêté tout de suite ?
— Parce qu'il n'y avait pas de corps sur les rails ! Le temps que des gens alertent la police, leur fassent comprendre ce qui s'était passé, que tout ça remonte la hiérarchie et que ça arrive jusqu'à moi, j'avais déjà fait l'aller-retour de la Ligne.
— Et on t'a mis d'office à la maison de repos ?
— Oui. Et on m'a dit de...
Semántico attendit.
— On m'a dit de me taire.
— Putain, mais t'es vraiment un pourri, toi !
Et il lui colla un bourre-pif catégorie colibri, en prenant bien soin de s'appuyer sur sa béquille. Le rouquin se mit aussi sec à saigner du nez.
— Profites-en que tu es en clinique. C'est la TOUM qui régale.
— Mais bourguoi vous avez vait za ? Je vous ai aidé, boi !
— Pour que tu puisses raconter aux autres que tu as été torturé. C'était qui, au fait ?
— Mais envin, gui voulez-vous gue ze zoit ? Le batron de la DOUM, Gambazèz, et son bras droit, Ollivion. Je groyais gue vous aviez gombris.
Semántico fit une moue. Il commençait à fatiguer, et la chaleur lui donnait soif.
— Bon, et la femme ?
— Gomment za, la vemme ?
— Je te demande qui c'était ; tu veux du rabiot ?
— Mais vous êdes gon ou guoi ? Vous zavez pas regonnaître la mairesse ?
La bourde. Il en avait marre d'être là. Il ne put s'empêcher d'avoir l'air surpris une fraction de seconde.
— Mais vous êdes bas un Borromino, mordel ! glapit le rouquin. Vous êdes gui, à la vin ?
— Je suis d'une branche éloignée. Celle-là, tiens !
Et il colla un pin pas perdu pour tout le monde au traumatisé ; comme ça, il ne serait pas en vacances pour des nèfles.
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