4
Semántico
contourna le pâté impérieux que constituait l'Opéra et dénicha
un hôtel deux étoiles dans une rue tranquille, pile dans
l'alignement du bâtiment, le Novaritch. Il prit une chambre, paya
deux nuits d'avance en liquide, monta poser son sac et s'étendit un
moment en étudiant le plan du centre-ville.
Il comprit vite l'affluence de schtroumpfs à képi sur la grande place ; le commissariat central se trouvait pile du côté est, au début d'une allée piétonne qui menait à un énorme temple de la consommation, taille maxi-plus-plus-encore-un-after-eight-et-j'explose, qui s'appelait apparemment le Polyclone - mais Semántico n'en avait pas la certitude, vu que son plan était vraiment minuscule et très mal imprimé.
Le cœur de ville se trouvait du côté ouest, ce qui engendrait un flot continu de gens qui traversaient la place dans les deux sens. Pas étonnant, donc, que les zootaurités aient jugé bon de contrôler ce flux de libertés individuelles en se mettant au beau milieu pour y agiter les bras et les bâtons blancs (quoique, ça faisait longtemps qu'ils n'étaient plus blancs, les bâtons ; le sang se voit moins sur fond noir). Ils jouxtaient même carrément l'Office du Tourisme, sans doute pour pouvoir vérifier plus vite les visas.
Semántico décida d'attendre 18 heures 30 pour aller à la pizzeria ; le personnel serait en train de manger, c'était toujours mieux qu'en plein service, où on l'enverrait bouler. D'un autre côté, c'était moins discret, mais il fallait bien commencer par quelque chose.
Le restaurant se trouvait du côté est ; les rails du tram passaient juste devant, séparant la terrasse du restau proprement dit. Pour faire leur boulot, les serveurs devaient marcher toute la journée comme des sherpas en traversant les rails à chaque fois. Nul doute qu'ils ne touchaient pas de prime de risques pour une bagatelle pareille ; Seillères et Parisot avaient veillé au grain, et de toute façon, ils ne mangeaient pas dans des pizzerias.
L'entrée était flanquée de deux vitrines à vocation pseudo-italienne que Semántico ne regarda même pas. Après un couloir-vestibule, il y avait un four à bois sur la gauche, puis on entrait dans la salle. Comme il l'avait escompté, il vit une douzaine de personnes des deux sexes, vêtus de jaune, rouge et blanc, qui étaient installées à une grande table et mangeaient en bavardant - ou l'inverse, suivant leur tempérament.
Un type infiniment plus petit que Semántico et considérablement plus moustachu se leva et s'avança vers lui. C'était aussi le plus âgé du groupe ; quarante ans, à tout casser.
— Nous ne servons qu'à partir de 19 heures.
— Je sais. Bonsoir quand même, dit Semántico. Je viens pour autre chose. Vous êtes le gérant ?
— C'est à quel sujet ? Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer. Pour les questions professionnelles, il est préférable de venir le matin, entre dix heures et onze heures.
— Ce ne sera pas long ; je n'ai besoin que d'un petit renseignement.
La larbin-chasseur était en train de se dire que Semántico ne venait pas postuler pour un job d'été ; visiblement, c'était aussi la seule idée qu'il était capable d'avoir. Encore qu'avec ses bras d'orang-outan, Semántico aurait bien été fichu de porter six ou sept assiettes à la fois.
D'un coup de tête en arrière, il indiqua au chef de la tribu qu'il préférait lui parler à l'écart des autres. Avec réticence, le führserveur le suivit dans l'entrée.
— Je m'appelle Ralph Le Tremeur, dit Semántico. Je travaille pour l'Institut parapsychique transnational.
— Le quoi ? s'écria l'autre.
— L'Institut parapsychique transnational.
Cela ne parut pas du tout éclairer le serveur-maréchal.
— Nous enquêtons sur les phénomènes paranormaux. J'ai été chargé d'élucider le mystère de la jeune fille disparue la semaine dernière.
L'oberstürm-serveur eut une grimace de dégoût.
— Et vous espérez que je vais vous croire ? D'abord, votre truc, ça n'existe même pas. Je vais...
— Il vous suffit de demander leur numéro aux renseignements et de les appeler, l'interrompit Semántico ; ils vous confirmeront.
— Pourquoi vous ne me le donnez pas directement ? demanda Celui-qui-n'était-pas-une-Flèche.
— Parce que, répondit patiemment Semántico, si c'est moi qui vous le donne, cela ne prouvera rien. Vous pourriez penser que c'est un coup monté, que j'ai préparé un enregistrement ou que j'ai un complice. Alors que si c'est vous qui le trouvez tout seul, vous saurez que c'est vrai et que cela existe vraiment. Et que je suis tout-à-fait sérieux.
En disant ça, Semántico espérait que Savoy Nerecim se trouverait au bout du fil. En montrant bien son agacement, le Genghis-Khan des assiettes gagna un téléphone mural, fit un numéro à six chiffres et demanda...
— C'est quoi, le nom de votre institut, déjà ? lança-t-il à l'adresse de Semántico, qui le lui répéta.
Pendant les cinq secondes que dura le silence, Semántico regarda la tablée du personnel qui finissait son repas. Deux ou trois d'entre eux détournèrent les yeux ; seule une jeune femme continua à le regarder. Quelques-uns se parlaient tout bas. Le moulin à rumeurs tournait à fond les burettes. Finalement, le Monstro-serveur marmonna « Non, non » et raccrocha nerveusement. Il n'avait pas pris la peine de vérifier l'identité de Semántico ; il était vraiment naze. Tant mieux.
— Qu'est-ce que vous voulez, alors ? dit-il en se tournant vers Semántico.
— Je veux seulement interroger la personne qui a servi le couple dont la jeune fille a disparu.
Le chef de rang crispa les dents et tourna les talons d'un coup sec. Arrivé à la table, il beugla presque :
— Mira ! Ce monsieur veut te parler. Tu n'as que dix minutes. Et ne pointe pas avant d'avoir pris ton service.
Semántico vit nettement un réticule apparaître sur la nuque du type, mais ce n'était que son imagination, évidemment. Une jeune femme - celle qui avait soutenu son regard tout-à-l'heure - avala une dernière bouchée de nouilles, une gorgée d'eau, puis elle se leva en regardant Semántico avec deux grands yeux ronds et bleus. Ou peut-être verts.
— Oui ?
— Bonjour. Ralph Le Tremeur. C'est bien vous qui avez servi le couple qui s'est disputé, vendredi dernier ?
— Oui, répondit Mira en déglutissant. Vous êtes de la... Vous êtes journaliste ? Pourquoi vous ne m'avez pas interrogée plus tôt ?
— Je ne suis pas de la police et je ne travaille pas pour un journal, dit Semántico, légèrement amusé. Je travaille à titre privé sur les cas de disparition inexplicable.
Les yeux de Mira s'ouvrirent encore plus grands.
— Eh bin ! Enfin, pardon, je veux dire... Je ne savais pas que ça existait.
Semántico ne voulut pas la détromper. Honnêtement, il n'en savait rien. Les romans d'aventure, sans doute, regorgeaient de chasseurs de fantômes. Il arbora un authentique sourire de fausse modestie.
— Il faut de tout... Écoutez, je ne veux pas vous mettre en retard pour votre boulot. Le mieux, c'est que vous me disiez tout ce que vous savez, en quelques mots.
La fille cligna des yeux ; elle avait un charme certain, celui de la trentaine atteinte sans douleur et qui avait parfaitement l'intention de se bonifier encore pendant longtemps, jusqu'à la fin, si nécessaire. Sa voix, surtout, était particulièrement agréable.
— Bon, si vous voulez. De toute façon, il n'y a pas grand-chose à dire. Ils sont arrivés au tout début du service, à sept heures cinq à peine. Ils n'ont pas beaucoup mangé ; une pizza chacun, et un coca pour le garçon. Après, c'était le rush du soir, et je n'ai plus fait tellement attention à eux. À 22 heures, ils étaient toujours là ; j'allais passer la main quand ils ont commencé à se disputer. Enfin, c'est surtout lui qui haussait le ton ; elle est restée très calme. Et puis, tout à coup, il l'a giflée. Elle s'est levée, l'a toisé ; il s'est mis à pleurer et elle est partie sans rien dire. Il a crié son prénom, à ce moment-là, et comme j'étais juste à côté...
— Oui ? demanda Semántico en s'apercevant qu'il était presque physiquement suspendu à ses lèvres.
— Céleste.
— Céleste, répéta-t-il bêtement.
— Après, il a voulu lui courir après, mais ils n'avaient pas payé leur note. J'ai hésité à ne rien dire et à le laisser partir, mais les notes impayées nous sont déduites, et comme, déjà, c'est l'arnaque, ce boulot ! Alors, j'ai dû le rattraper. Mais il n'a pas compris tout de suite ce que je lui voulais. Le temps qu'il trouve assez de pièces dans ses poches, son amie avait atteint la station de tram. Et au moment où il repartait, on a entendu des cris.
Elle s'arrêta, les yeux un peu perdus.
— Vous-même n'avez rien vu ?
— Non, j'étais occupée à recompter la monnaie. Mais j'ai bien vu la tête du conducteur de la rame ensuite, quand il est passé devant le restau, juste devant l'entrée.
— Vous pourriez me le décrire ?
— La quarantaine, roux, frisé, grassouillet, les yeux clairs. C'est tout ce que je peux vous dire. Il...
— Oui ?
— Quand il est passé devant nous, il regardait franchement à droite.
— Vers ici, donc ? Pas du côté de la place ?
— C'est ça. Et il avait une expression... comment dire ? Constipée.
Semántico fit une moue d'approbation.
— Vous ne notez rien ? voulut savoir Mira.
Il se contenta de porter un index à sa tempe.
— Le gamin, vous l'aviez déjà vu avant ? C'était peut-être un habitué...
— Pas que je sache. Je ne travaille ici que depuis trois semaines. C'est un boulot pour l'été, vous savez.
— Tant pis, ce n'est pas grave. Son nom - il a été cité dans le journal - ne vous dit rien ?
— Guilhem Borromino ? Si, mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence.
— Dites toujours.
— Le maire de Largolles s'appelle comme ça. C'est un gros village, juste à côté de Montchauvier. Mais ça ne veut rien dire.
— Bien sûr.
Il le savait déjà mais l'information dans la bouche d'une autochtone n'avait pas la même saveur. Sans bien savoir pourquoi, il chercha à prolonger l'entretien.
— Une autre question importante : lequel des deux était assis face à la station ?
— Elle.
— Le garçon tournait le dos à la station de tram, nous sommes bien d'accord ? C'est peut-être important.
— Oui, c'est bien ça, je suis formelle. J'ai une excellente mémoire.
— Moi aussi.
Pourquoi Semántico avait-il dit ça ? Il fut distrait un instant par les bruits et les mouvements des autres, derrière Mira ; ils avaient fini de manger et redressaient les tables. Le Cerbeur rôdait dans le coin en jetant des regards incendiaires.
— Mademoiselle, dit Semántico, je...
— Mirabelle.
— Pas Mira tout court ?
— Non. Les gens m'appellent Mira parce qu'ils doivent trouver Mirabelle ridicule. À vous de voir.
— Oh, Mira ! gueula soudain le maréchal-que-voilà. C'est l'heure ! Ça suffit, les parlottes. Au boulot !
Mirabelle fit une grimace délicieuse dont seul Semántico put profiter, et qui eut l'avantage de désamorcer sa furieuse envie d'aller botter le nabot en touche. Puis elle fonça vers le bar, s'empara d'une note vierge, sortit un stylo de son tablier et griffonna quelque chose.
— C'est mon numéro, dit-elle en tendant le papier à Semántico. Tenez-moi au courant. Je m'intéresse à cette affaire.
Semántico l'aurait volontiers embrassée, là, tout de suite. Mais elle se retourna, le giflant gentiment de sa queue de cheval châtain-blond.
Dehors, les clients commençaient à s'asseoir aux tables sans demander la permission.
Il comprit vite l'affluence de schtroumpfs à képi sur la grande place ; le commissariat central se trouvait pile du côté est, au début d'une allée piétonne qui menait à un énorme temple de la consommation, taille maxi-plus-plus-encore-un-after-eight-et-j'explose, qui s'appelait apparemment le Polyclone - mais Semántico n'en avait pas la certitude, vu que son plan était vraiment minuscule et très mal imprimé.
Le cœur de ville se trouvait du côté ouest, ce qui engendrait un flot continu de gens qui traversaient la place dans les deux sens. Pas étonnant, donc, que les zootaurités aient jugé bon de contrôler ce flux de libertés individuelles en se mettant au beau milieu pour y agiter les bras et les bâtons blancs (quoique, ça faisait longtemps qu'ils n'étaient plus blancs, les bâtons ; le sang se voit moins sur fond noir). Ils jouxtaient même carrément l'Office du Tourisme, sans doute pour pouvoir vérifier plus vite les visas.
Semántico décida d'attendre 18 heures 30 pour aller à la pizzeria ; le personnel serait en train de manger, c'était toujours mieux qu'en plein service, où on l'enverrait bouler. D'un autre côté, c'était moins discret, mais il fallait bien commencer par quelque chose.
Le restaurant se trouvait du côté est ; les rails du tram passaient juste devant, séparant la terrasse du restau proprement dit. Pour faire leur boulot, les serveurs devaient marcher toute la journée comme des sherpas en traversant les rails à chaque fois. Nul doute qu'ils ne touchaient pas de prime de risques pour une bagatelle pareille ; Seillères et Parisot avaient veillé au grain, et de toute façon, ils ne mangeaient pas dans des pizzerias.
L'entrée était flanquée de deux vitrines à vocation pseudo-italienne que Semántico ne regarda même pas. Après un couloir-vestibule, il y avait un four à bois sur la gauche, puis on entrait dans la salle. Comme il l'avait escompté, il vit une douzaine de personnes des deux sexes, vêtus de jaune, rouge et blanc, qui étaient installées à une grande table et mangeaient en bavardant - ou l'inverse, suivant leur tempérament.
Un type infiniment plus petit que Semántico et considérablement plus moustachu se leva et s'avança vers lui. C'était aussi le plus âgé du groupe ; quarante ans, à tout casser.
— Nous ne servons qu'à partir de 19 heures.
— Je sais. Bonsoir quand même, dit Semántico. Je viens pour autre chose. Vous êtes le gérant ?
— C'est à quel sujet ? Je n'ai pas beaucoup de temps à vous consacrer. Pour les questions professionnelles, il est préférable de venir le matin, entre dix heures et onze heures.
— Ce ne sera pas long ; je n'ai besoin que d'un petit renseignement.
La larbin-chasseur était en train de se dire que Semántico ne venait pas postuler pour un job d'été ; visiblement, c'était aussi la seule idée qu'il était capable d'avoir. Encore qu'avec ses bras d'orang-outan, Semántico aurait bien été fichu de porter six ou sept assiettes à la fois.
D'un coup de tête en arrière, il indiqua au chef de la tribu qu'il préférait lui parler à l'écart des autres. Avec réticence, le führserveur le suivit dans l'entrée.
— Je m'appelle Ralph Le Tremeur, dit Semántico. Je travaille pour l'Institut parapsychique transnational.
— Le quoi ? s'écria l'autre.
— L'Institut parapsychique transnational.
Cela ne parut pas du tout éclairer le serveur-maréchal.
— Nous enquêtons sur les phénomènes paranormaux. J'ai été chargé d'élucider le mystère de la jeune fille disparue la semaine dernière.
L'oberstürm-serveur eut une grimace de dégoût.
— Et vous espérez que je vais vous croire ? D'abord, votre truc, ça n'existe même pas. Je vais...
— Il vous suffit de demander leur numéro aux renseignements et de les appeler, l'interrompit Semántico ; ils vous confirmeront.
— Pourquoi vous ne me le donnez pas directement ? demanda Celui-qui-n'était-pas-une-Flèche.
— Parce que, répondit patiemment Semántico, si c'est moi qui vous le donne, cela ne prouvera rien. Vous pourriez penser que c'est un coup monté, que j'ai préparé un enregistrement ou que j'ai un complice. Alors que si c'est vous qui le trouvez tout seul, vous saurez que c'est vrai et que cela existe vraiment. Et que je suis tout-à-fait sérieux.
En disant ça, Semántico espérait que Savoy Nerecim se trouverait au bout du fil. En montrant bien son agacement, le Genghis-Khan des assiettes gagna un téléphone mural, fit un numéro à six chiffres et demanda...
— C'est quoi, le nom de votre institut, déjà ? lança-t-il à l'adresse de Semántico, qui le lui répéta.
Pendant les cinq secondes que dura le silence, Semántico regarda la tablée du personnel qui finissait son repas. Deux ou trois d'entre eux détournèrent les yeux ; seule une jeune femme continua à le regarder. Quelques-uns se parlaient tout bas. Le moulin à rumeurs tournait à fond les burettes. Finalement, le Monstro-serveur marmonna « Non, non » et raccrocha nerveusement. Il n'avait pas pris la peine de vérifier l'identité de Semántico ; il était vraiment naze. Tant mieux.
— Qu'est-ce que vous voulez, alors ? dit-il en se tournant vers Semántico.
— Je veux seulement interroger la personne qui a servi le couple dont la jeune fille a disparu.
Le chef de rang crispa les dents et tourna les talons d'un coup sec. Arrivé à la table, il beugla presque :
— Mira ! Ce monsieur veut te parler. Tu n'as que dix minutes. Et ne pointe pas avant d'avoir pris ton service.
Semántico vit nettement un réticule apparaître sur la nuque du type, mais ce n'était que son imagination, évidemment. Une jeune femme - celle qui avait soutenu son regard tout-à-l'heure - avala une dernière bouchée de nouilles, une gorgée d'eau, puis elle se leva en regardant Semántico avec deux grands yeux ronds et bleus. Ou peut-être verts.
— Oui ?
— Bonjour. Ralph Le Tremeur. C'est bien vous qui avez servi le couple qui s'est disputé, vendredi dernier ?
— Oui, répondit Mira en déglutissant. Vous êtes de la... Vous êtes journaliste ? Pourquoi vous ne m'avez pas interrogée plus tôt ?
— Je ne suis pas de la police et je ne travaille pas pour un journal, dit Semántico, légèrement amusé. Je travaille à titre privé sur les cas de disparition inexplicable.
Les yeux de Mira s'ouvrirent encore plus grands.
— Eh bin ! Enfin, pardon, je veux dire... Je ne savais pas que ça existait.
Semántico ne voulut pas la détromper. Honnêtement, il n'en savait rien. Les romans d'aventure, sans doute, regorgeaient de chasseurs de fantômes. Il arbora un authentique sourire de fausse modestie.
— Il faut de tout... Écoutez, je ne veux pas vous mettre en retard pour votre boulot. Le mieux, c'est que vous me disiez tout ce que vous savez, en quelques mots.
La fille cligna des yeux ; elle avait un charme certain, celui de la trentaine atteinte sans douleur et qui avait parfaitement l'intention de se bonifier encore pendant longtemps, jusqu'à la fin, si nécessaire. Sa voix, surtout, était particulièrement agréable.
— Bon, si vous voulez. De toute façon, il n'y a pas grand-chose à dire. Ils sont arrivés au tout début du service, à sept heures cinq à peine. Ils n'ont pas beaucoup mangé ; une pizza chacun, et un coca pour le garçon. Après, c'était le rush du soir, et je n'ai plus fait tellement attention à eux. À 22 heures, ils étaient toujours là ; j'allais passer la main quand ils ont commencé à se disputer. Enfin, c'est surtout lui qui haussait le ton ; elle est restée très calme. Et puis, tout à coup, il l'a giflée. Elle s'est levée, l'a toisé ; il s'est mis à pleurer et elle est partie sans rien dire. Il a crié son prénom, à ce moment-là, et comme j'étais juste à côté...
— Oui ? demanda Semántico en s'apercevant qu'il était presque physiquement suspendu à ses lèvres.
— Céleste.
— Céleste, répéta-t-il bêtement.
— Après, il a voulu lui courir après, mais ils n'avaient pas payé leur note. J'ai hésité à ne rien dire et à le laisser partir, mais les notes impayées nous sont déduites, et comme, déjà, c'est l'arnaque, ce boulot ! Alors, j'ai dû le rattraper. Mais il n'a pas compris tout de suite ce que je lui voulais. Le temps qu'il trouve assez de pièces dans ses poches, son amie avait atteint la station de tram. Et au moment où il repartait, on a entendu des cris.
Elle s'arrêta, les yeux un peu perdus.
— Vous-même n'avez rien vu ?
— Non, j'étais occupée à recompter la monnaie. Mais j'ai bien vu la tête du conducteur de la rame ensuite, quand il est passé devant le restau, juste devant l'entrée.
— Vous pourriez me le décrire ?
— La quarantaine, roux, frisé, grassouillet, les yeux clairs. C'est tout ce que je peux vous dire. Il...
— Oui ?
— Quand il est passé devant nous, il regardait franchement à droite.
— Vers ici, donc ? Pas du côté de la place ?
— C'est ça. Et il avait une expression... comment dire ? Constipée.
Semántico fit une moue d'approbation.
— Vous ne notez rien ? voulut savoir Mira.
Il se contenta de porter un index à sa tempe.
— Le gamin, vous l'aviez déjà vu avant ? C'était peut-être un habitué...
— Pas que je sache. Je ne travaille ici que depuis trois semaines. C'est un boulot pour l'été, vous savez.
— Tant pis, ce n'est pas grave. Son nom - il a été cité dans le journal - ne vous dit rien ?
— Guilhem Borromino ? Si, mais ce n'est peut-être qu'une coïncidence.
— Dites toujours.
— Le maire de Largolles s'appelle comme ça. C'est un gros village, juste à côté de Montchauvier. Mais ça ne veut rien dire.
— Bien sûr.
Il le savait déjà mais l'information dans la bouche d'une autochtone n'avait pas la même saveur. Sans bien savoir pourquoi, il chercha à prolonger l'entretien.
— Une autre question importante : lequel des deux était assis face à la station ?
— Elle.
— Le garçon tournait le dos à la station de tram, nous sommes bien d'accord ? C'est peut-être important.
— Oui, c'est bien ça, je suis formelle. J'ai une excellente mémoire.
— Moi aussi.
Pourquoi Semántico avait-il dit ça ? Il fut distrait un instant par les bruits et les mouvements des autres, derrière Mira ; ils avaient fini de manger et redressaient les tables. Le Cerbeur rôdait dans le coin en jetant des regards incendiaires.
— Mademoiselle, dit Semántico, je...
— Mirabelle.
— Pas Mira tout court ?
— Non. Les gens m'appellent Mira parce qu'ils doivent trouver Mirabelle ridicule. À vous de voir.
— Oh, Mira ! gueula soudain le maréchal-que-voilà. C'est l'heure ! Ça suffit, les parlottes. Au boulot !
Mirabelle fit une grimace délicieuse dont seul Semántico put profiter, et qui eut l'avantage de désamorcer sa furieuse envie d'aller botter le nabot en touche. Puis elle fonça vers le bar, s'empara d'une note vierge, sortit un stylo de son tablier et griffonna quelque chose.
— C'est mon numéro, dit-elle en tendant le papier à Semántico. Tenez-moi au courant. Je m'intéresse à cette affaire.
Semántico l'aurait volontiers embrassée, là, tout de suite. Mais elle se retourna, le giflant gentiment de sa queue de cheval châtain-blond.
Dehors, les clients commençaient à s'asseoir aux tables sans demander la permission.
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