1. Lettre de l’abbé Foucquet1au cardinal Mazarin
4 janvier 1658
Votre Éminence,
permettez-moi d’aborder ici deux points importants :
premièrement, vous trouverez ci-joints les documents révoltants dont je vous ai brièvement parlé hier. Peut-être parviendrez-vous à les lire ; je gage que vous n’atteindrez pas la cinquième page, comme ce fut mon cas. Une telle épreuve n’est pas nécessaire et quelques pages suffiront à vous forger une opinion sur la moralité de leur auteur et le but qu’elles sont censées remplir.
S’il est vrai que ce pays n’a pas exécuté beaucoup de libertins fameux depuis que Théophile de Viau a été acquitté de son procès il y a trente-deux ans, il n’en reste pas moins que cette engeance mérite d’être arrachée du sol avant que de parvenir à essaimer.
Selon le père Le Bel (qui vous a écrit par ailleurs, je crois), il est possible que l’exemplaire qu’il a eu en main soit unique, ce qui serait un grand soulagement pour les parties impliquées. Néanmoins, deux détails me mènent à émettre des doutes : d’une part, ce n’est pas un brouillon, lequel court peut-être encore en Dieu sait quelle poche ; d’autre part, le père Le Bel lui-même a tenu les documents pendant trois jours, et il a fort bien pu en effectuer une copie.
Quant à savoir comment il a pu supporter stoïquement un tel tissu d’insanités, je ne peux qu’en conclure à la fermeté de ses vertus ou à la duplicité de ses intentions. J’ai beau être habitué à entendre des confessions, mon caractère a été plus qu’ébranlé par cet indigne pamphlet dont les obscénités me feront frémir encore longtemps.
À ce jour, j’ignore pourquoi Sa Majesté la reine de S. a fait appel aux services du père Le Bel pour confesser le marquis de M. avant de le faire exécuter malproprement au château de Fontainebelleau. S’agit-il d’un hasard ? Cette question devra rester sans réponse, pour l’instant.
Je vous laisse donc juge de la gravité de l’offense. L’argument présenté par Sa Majesté Christine Vasa de S. pour justifier de sa justice expéditive - les crimes de trahison et de lèse-majesté - n’est évidemment pas discutable, et Sa Majesté (je veux dire, la Nôtre) aurait mauvaise grâce d’en faire remontrance à notre illustre mais encombrante visiteuse (ce n’est pas le duc de Tyrol qui dira le contraire, lui qui a été ruiné par le passage de son train d’équipage, que dis-je ? de sa caravane interminable !)
Comme vous le savez, son ambition pour le trône de Naples reste en butte à celle d’autres intérêts, moins hésitants et sans doute préférables à longue échéance. De plus, il me paraît que sa réticence à révéler publiquement sa conversion à la cause catholique constitue, sinon un camouflet, en tout cas une sérieuse entorse à la sincérité de nos accords. Je ne serais pas surpris outre mesure que cette reine qui se prend pour un roi ayant perdu son royaume cherche ainsi à ménager la chèvre et le chou, ainsi que le chevrier et le maraîcher si l’occasion s’en présente (voire la chevrière et la maraîchère, si j’en crois certaines rumeurs).
Si donc vous entreprenez la lecture intégrale de ce nauséabond pasquin, munissez-vous, je vous prie, d’un bon brûle-parfum et d’une patience de dentelière ; vous en aurez besoin. Quant à moi, j’ai d’autres chattes à fouetter.
Notamment (et c’est le deuxième point de ma lettre), je continue à faire rechercher l’agent imbécile que nous avions (pardon, que j’avais) engagé pour surveiller les imprimeurs parisiens soupçonnés de complaisances libertines excessives. Après l’affaire Millot-L’Ange qui a ridiculisé votre autorité au profit de celle des partisans du prince de Condé, nous avions bien besoin de redorer notre blason. Hélas ! ce demi-gredin se cache et, jusqu’à présent, tous les lièvres qu’il a prétendu lever pour nous se sont révélés sans le moindre intérêt, au point que je finis par me demander s’il ne le fait pas exprès. Laissons-lui encore une chance et si ce limier mal poli ne nous rapporte rien, je le jetterai nu dans l’arène pour voir s’il sait au moins se battre comme un bon chien.
À Dieu ne plaise ! (mais à vous, d’abord, bien sûr)
Basile Foucquet
PS : vous trouverez en préliminaire au pasquin la lettre du secrétaire de Sa Maj. C. V. de S., qui constitue une manière de plaidoyer ; mon intuition me dit qu’elle contient des éléments cachés. Son ton général hésite entre la condescendance la plus énervante et la naïveté la plus touchante. Elle contient le terme "flagrant" un trop grand nombre de fois pour que ce soit fortuit. Quant à la conclusion qui mentionne l’Empereur Claude au lieu de Jules César, je ne l’ai pas comprise ; j’en ai déduit que cette lettre n’avait pas été écrite à l’initiative du secrétaire, comme il le prétend, mais bel et bien dictée par la reine, ce qui semble indiquer qu’elle a parfaitement saisi l’ampleur et la gravité de son acte mais qu’elle ne saurait s’abaisser à nous en parler directement.
En d’autres termes, si c’est elle que nous laissons monter sur le trône de Naples, je ne donne pas deux ans avant que son influence nous échappe. Et je m'abstiendrai de vous en indiquer les conséquences.
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1Ne pas confondre l’abbé Basile Foucquet avec son frère Nicolas, le surintendant des Finances royales. L’abbé - un jésuite - dirigeait l’un des services de renseignements du cardinal Mazarin.
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