lundi 17 septembre 2012

Le patron du Moi



Un jour, quand j'avais 25 ans, je travaillais comme préparateur et convoyeur de véhicules dans une agence de location. Ce boulot consiste essentiellement à nettoyer les bagnoles et les camionnettes, à vérifier les niveaux de liquide, la pression des pneus, etc. Il faut aussi aller les chercher là où des clients les laissent (parfois en panne), ou bien les amener là où ils veulent les prendre (généralement, un endroit perdu et/ou bizarre).
Une autre attribution du "jockey" (comme on disait en jargon de loueurs) découle d'un aspect technique des contrats de location : les assurances ne fonctionnent pas tant que le loueur n'a pas expressément visé le permis de conduire du locataire et inscrit son numéro sur le contrat. Or, beaucoup de gens viennent à l'agence en ayant oublié leur permis, soit chez eux, soit à l'hôtel où ils séjournent. Dans le deuxième cas, la solution est simple : le "jockey" (qui, étant employé, est couvert par l'assurance du loueur) raccompagne le client à son hôtel, en conduisant le véhicule que celui-ci est venu louer. Ça évite au client de reprendre un taxi et ça permet au loueur de facturer quelques kilomètres de plus. Accessoirement, on peut aussi faire quelques rencontres, puisqu'on a le temps de parler pendant les embouteillages (les clients à problème viennent toujours aux heures de pointe).

Ce jour-là, donc, une dame américaine d'environ 50 ans débarque à l'agence en taxi, avec une bonne demi-douzaine de valises. Nous l'accueillons avec de larges sourires ; en effet, la réception de son hôtel vient de nous appeler : elle a oublié une valise dans le hall. Pas besoin de parier ; nous savons tous que c'est celle qui contient son permis !
Toute contrite, la dame (qui ne parle pas le français) demande si elle peut demander un taxi pour retourner à l'hôtel. Je la rassure en lui expliquant que je vais l'accompagner moi-même et que ce sera vite réglé. Soulagée, elle m'indique de quel établissement il s'agit, et nous y allons en devisant gaîment. Comme c'est en plein centre-ville et qu'il n'y en a que pour quelques secondes, je me gare sur l'unique emplacement réservé aux clients de l'hôtel (évidemment de luxe), devant l'entrée.
Par politesse, au cas où ce serait une grosse valise, je descends avec la dame. A peine ai-je franchi la double-porte qu'un gros quadragénaire moustachu m'agresse :
Non mais c'est inadmissible ! Vous vous rendez compte, si tout le monde faisait comme ça ? C'est n'importe quoi ! Elle est folle ou quoi, celle-là ?
J'abrège. Il part dans une logorrhée (évidemment en français), sur le ton "adjudant buté qui trouvera le coupable, et ça va barder !" Du coin de l'œil, je vois la dame (qui n'est pas bien épaisse) se recroqueviller en se malaxant les mains. Moi, complètement imperméable aux vomissures du taré, je le regarde en levant un sourcil. Au bout de trois secondes, il est évident qu'il n'a pas l'intention de se laisser interrompre. Ça tombe bien ; je n'en ai pas l'intention.
Par-dessus son épaule gigotante, derrière le comptoir de réception, trois employés font semblant d'être occupés. Il n'y a personne d'autre dans le hall. Sans rien dire, je délaisse le Goliath des sleepings et m'approche du comptoir, ce qui fait hausser le volume (du coup, on ne comprend plus du tout ce qu'il dit). Avec un sursaut, une des employées de réception lève la tête vers moi ; on dirait qu'elle a vu un kangourou.
C'est votre patron ? lui demandé-je doucement mais clairement, en donnant un coup de menton vers l'excité à cravate.
Elle ne dit rien mais son regard effrayé me suffit ; ses deux collègues se sont figés comme si je les avais braqués avec un flingue.
Changez-en, leur dis-je en faisant demi-tour.
Je ne saurai jamais s'ils m'ont entendu. Le Père Furax s'était rapproché dans mon dos et s'apprêtait peut-être à m'étrangler par-derrière. Je m'arrête un quart de seconde, lui fixant le bout du menton, qu'il a proéminent et suiffeux. A ce moment-là, j'hésite fortement à lui cracher à la gueule. Mais, en plus du risque (on ne sait jamais, c'est mauvais, les bêtes blessées), il y a aussi une chance que je le rate, auquel cas mon opinion sur sa personne ira s'écraser sur le tapis et il est capable de se venger sur la femme de ménage.
Je n'ai aucun compte à vous rendre, dis-je à la place.
Le Cerbère monocéphale a alors une espèce de court silence nerveux, pendant lequel je traverse le hall pour venir prendre la valise de la dame, qui n'a pas bougé depuis le début, paralysée. Je dois même lui toucher un coude pour la décoincer. Nous regagnons la voiture ; pendant ce temps, le Sergent Garcia fulmine des trucs incompréhensibles. Puis nous partons, l'Américaine, sa valise et moi.
L'histoire pourrait s'arrêter là mais elle a une espèce de dénouement.
Pendant le court trajet de retour à l'agence de location, je m'emploie à décrisper la dame, qui semble avoir eu la trouille de sa vie. Je lui demande si elle a compris de quoi il s'agissait. Elle me jure qu'elle n'en a pas la moindre idée, ajoutant qu'elle n'aurait jamais eu le culot de faire ce que j'ai fait. J'aimerais bien savoir en vertu de quoi elle se serait laissée faire, mais nous n'avons pas le temps de développer ce point. A-t-elle fait autre chose qu'oublier sa valise dans le hall ? Je ne le saurai jamais ; en tout cas, elle n'était pas du genre à faire ses besoins dans le lavabo de sa salle de bains.
Une fois à l'agence, le patron me regarde de travers en s'occupant de la cliente ; je le connais bien, donc je sais qu'il y a un problème et que ça va barder. Cinq minutes plus tard, le contrat signé, l'Américaine envolée avec ses sept valises, il me fait signe de le suivre au garage, loin des oreilles indiscrètes. C'est parti pour l'engueulade.
Pendant que je revenais à l'agence, l'autre saligaud a téléphoné pour se plaindre de mon attitude. Mon patron a dû arrondir les angles en promettant de sévir ; maintenant il exige évidemment de savoir quelle connerie j'ai faite.
Qu'est-ce que je peux lui répondre ? Quoi que je dise, je sais parfaitement qu'il ne me croira pas. Surtout si je réponds que je n'ai rien fait. La seule témoin est partie, et de toute façon, il n'est même pas sûr qu'elle aurait pu m'aider.
Coincé, je m'énerve, mon patron s'énerve, et je donne un coup de pied dans un bidon d'huile de deux cents litres, ce qui me vaudra une séance bidon chez un ostéopathe (bidon aussi) et deux semaines de claudication. La journée finit aux chiottes. Pourtant, je ne me fais pas virer de l'agence. Tout simplement parce que le patron, c'est mon père. Sans ça, j'étais bon pour la faute professionnelle, en parfaite injustice.
Ce jour-là, j'ai donc appris que la connardise lâche, pure et aveugle existe, qu'elle existe concrètement (pas seulement dans les films ou dans les exercices de "gestion du stress"), solidement, et surtout quotidiennement. J'ai aussi appris (mais ce fut plus long à comprendre) que mon père est un brave, au sens guerrier du terme, un de ces braves innombrables qui ne connaîtront jamais la moindre parcelle de gloire, parce que la guerre économique est un champ de bataille où seuls les officiers qui se croient supérieurs ont droit à des médailles.
J'ai aussi compris (quelle journée !) que je ne pourrais jamais avoir de patron "normal", si tant est que la chose existe. Depuis, il y a des tas de gens qui m'affirment que tous les patrons ne sont pas comme celui de l'hôtel.
C'est vrai : j'en ai connu des pires.

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