Un
jour, quand j'avais 25 ans, je travaillais comme préparateur et
convoyeur de véhicules dans une agence de location. Ce boulot
consiste essentiellement à nettoyer les bagnoles et les
camionnettes, à vérifier les niveaux de liquide, la pression des
pneus, etc. Il faut aussi aller les chercher là où des clients les
laissent (parfois en panne), ou bien les amener là où ils veulent
les prendre (généralement, un endroit perdu et/ou bizarre).
Une
autre attribution du "jockey" (comme on disait en jargon de
loueurs) découle d'un aspect technique des contrats de location :
les assurances ne fonctionnent pas tant que le loueur n'a pas
expressément visé le permis de conduire du locataire et inscrit son
numéro sur le contrat. Or, beaucoup de gens viennent à l'agence en
ayant oublié leur permis, soit chez eux, soit à l'hôtel où ils
séjournent. Dans le deuxième cas, la solution est simple : le
"jockey" (qui, étant employé, est couvert par l'assurance
du loueur) raccompagne le client à son hôtel, en conduisant le
véhicule que celui-ci est venu louer. Ça évite au client de
reprendre un taxi et ça permet au loueur de facturer quelques
kilomètres de plus. Accessoirement, on peut aussi faire quelques
rencontres, puisqu'on a le temps de parler pendant les embouteillages
(les clients à problème viennent toujours aux heures de
pointe).
Ce
jour-là, donc, une dame américaine d'environ 50 ans débarque à
l'agence en taxi, avec une bonne demi-douzaine de valises. Nous
l'accueillons avec de larges sourires ; en effet, la réception
de son hôtel vient de nous appeler : elle a oublié une valise
dans le hall. Pas besoin de parier ; nous savons tous que c'est
celle qui contient son permis !
Toute
contrite, la dame (qui ne parle pas le français) demande si elle
peut demander un taxi pour retourner à l'hôtel. Je la rassure en
lui expliquant que je vais l'accompagner moi-même et que ce sera
vite réglé. Soulagée, elle m'indique de quel établissement il
s'agit, et nous y allons en devisant gaîment. Comme c'est en plein
centre-ville et qu'il n'y en a que pour quelques secondes, je me gare
sur l'unique emplacement réservé aux clients de l'hôtel
(évidemment de luxe), devant l'entrée.
Par
politesse, au cas où ce serait une grosse valise, je descends avec
la dame. A peine ai-je franchi la double-porte qu'un gros
quadragénaire moustachu m'agresse :
— Non
mais c'est inadmissible ! Vous vous rendez compte, si tout le
monde faisait comme ça ? C'est n'importe quoi ! Elle est
folle ou quoi, celle-là ?
J'abrège.
Il part dans une logorrhée (évidemment en français), sur le ton
"adjudant buté qui trouvera le coupable, et ça va barder !"
Du coin de l'œil, je vois la dame (qui n'est pas bien épaisse) se
recroqueviller en se malaxant les mains. Moi, complètement
imperméable aux vomissures du taré, je le regarde en levant un
sourcil. Au bout de trois secondes, il est évident qu'il n'a pas
l'intention de se laisser interrompre. Ça tombe bien ; je n'en
ai pas l'intention.
Par-dessus
son épaule gigotante, derrière le comptoir de réception, trois
employés font semblant d'être occupés. Il n'y a personne d'autre
dans le hall. Sans rien dire, je délaisse le Goliath des sleepings
et m'approche du comptoir, ce qui fait hausser le volume (du coup, on
ne comprend plus du tout ce qu'il dit). Avec un sursaut, une des
employées de réception lève la tête vers moi ; on dirait
qu'elle a vu un kangourou.
— C'est
votre patron ? lui demandé-je doucement mais clairement, en
donnant un coup de menton vers l'excité à cravate.
Elle
ne dit rien mais son regard effrayé me suffit ; ses deux
collègues se sont figés comme si je les avais braqués avec un
flingue.
—
Changez-en, leur
dis-je en faisant demi-tour.
Je
ne saurai jamais s'ils m'ont entendu. Le Père Furax s'était
rapproché dans mon dos et s'apprêtait peut-être à m'étrangler
par-derrière. Je m'arrête un quart de seconde, lui fixant le bout
du menton, qu'il a proéminent et suiffeux. A ce moment-là, j'hésite
fortement à lui cracher à la gueule. Mais, en plus du risque (on ne
sait jamais, c'est mauvais, les bêtes blessées), il y a aussi une
chance que je le rate, auquel cas mon opinion sur sa personne ira
s'écraser sur le tapis et il est capable de se venger sur la femme
de ménage.
— Je
n'ai aucun compte à vous rendre, dis-je à la place.
Le
Cerbère monocéphale a alors une espèce de court silence nerveux,
pendant lequel je traverse le hall pour venir prendre la valise de la
dame, qui n'a pas bougé depuis le début, paralysée. Je dois même
lui toucher un coude pour la décoincer. Nous regagnons la voiture ;
pendant ce temps, le Sergent Garcia fulmine des trucs
incompréhensibles. Puis nous partons, l'Américaine, sa valise et
moi.
L'histoire
pourrait s'arrêter là mais elle a une espèce de dénouement.
Pendant
le court trajet de retour à l'agence de location, je m'emploie à
décrisper la dame, qui semble avoir eu la trouille de sa vie. Je lui
demande si elle a compris de quoi il s'agissait. Elle me jure qu'elle
n'en a pas la moindre idée, ajoutant qu'elle n'aurait jamais eu le
culot de faire ce que j'ai fait. J'aimerais bien savoir en vertu de
quoi elle se serait laissée faire, mais nous n'avons pas le temps de
développer ce point. A-t-elle fait autre chose qu'oublier sa valise
dans le hall ? Je ne le saurai jamais ; en tout cas, elle
n'était pas du genre à faire ses besoins dans le lavabo de sa salle
de bains.
Une
fois à l'agence, le patron me regarde de travers en s'occupant de la
cliente ; je le connais bien, donc je sais qu'il y a un problème
et que ça va barder. Cinq minutes plus tard, le contrat signé,
l'Américaine envolée avec ses sept valises, il me fait signe de le
suivre au garage, loin des oreilles indiscrètes. C'est parti pour
l'engueulade.
Pendant
que je revenais à l'agence, l'autre saligaud a téléphoné pour se
plaindre de mon attitude. Mon patron a dû arrondir les angles en
promettant de sévir ; maintenant il exige évidemment de savoir
quelle connerie j'ai faite.
Qu'est-ce
que je peux lui répondre ? Quoi que je dise, je sais
parfaitement qu'il ne me croira pas. Surtout si je réponds que je
n'ai rien fait. La seule témoin est partie, et de toute façon, il
n'est même pas sûr qu'elle aurait pu m'aider.
Coincé,
je m'énerve, mon patron s'énerve, et je donne un coup de pied dans
un bidon d'huile de deux cents litres, ce qui me vaudra une séance
bidon chez un ostéopathe (bidon aussi) et deux semaines de
claudication. La journée finit aux chiottes. Pourtant, je ne me fais
pas virer de l'agence. Tout simplement parce que le patron, c'est mon
père. Sans ça, j'étais bon pour la faute professionnelle, en
parfaite injustice.
Ce
jour-là, j'ai donc appris que la connardise lâche, pure et aveugle
existe, qu'elle existe concrètement (pas seulement dans les
films ou dans les exercices de "gestion du stress"),
solidement, et surtout quotidiennement. J'ai aussi
appris (mais ce fut plus long à comprendre) que mon père est un
brave, au sens guerrier du terme, un de ces braves innombrables qui
ne connaîtront jamais la moindre parcelle de gloire, parce que la
guerre économique est un champ de bataille où seuls les officiers
qui se croient supérieurs ont droit à des médailles.
J'ai
aussi compris (quelle journée !) que je ne pourrais jamais avoir de
patron "normal", si tant est que la chose existe. Depuis,
il y a des tas de gens qui m'affirment que tous les patrons ne sont
pas comme celui de l'hôtel.
C'est
vrai : j'en ai connu des pires.
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