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Je
marchais un jour dans la rue d'Italie à Aix-en-Provence. C'était en
février et il faisait un froid de canard. La rue d'Italie est dite
semi-piétonne, un terme technocratique pour camoufler le fait que
les voitures y tentent d'écraser les piétons pendant que les
piétons font tout ce qu'ils peuvent pour emmerder les
automobilistes. Aix étant ce qu'elle est – une ville snob
conçue pour les snobs – et la rue étant l'une des plus
commerçantes de la ville, s'y déplacer relève de l'exploit, quel
que soit le mode de locomotion. Les choses y vont vite, atteignant
souvent une frénésie digne des soirs de réveillon. Quant aux soirs
de réveillon, ils sont invivables.
Bref,
j'avais toutes les raisons de me dépêcher d'en finir, de sortir de
cette rue pour aller... où j'allais. Il me restait une dizaine de
mètres à parcourir lorsque j'avisai une silhouette rencognée sous
un porche. Je ne sais ce qui attira mon attention. C'était une
silhouette masculine, assez petite, vêtue d'un pantalon sombre
quelconque et d'une veste de survêtement couleur de muraille. Elle
n'avait rien de remarquable ; le capuchon du survêt' lui
recouvrait entièrement le visage, mais vu la température, c'était
on ne peut plus normal. Ce qui attira mon attention, c'est peut-être
que l'individu n'avait pas l'air de se protéger du froid mais d'être
à l'affût. Nuance que j'aurais du mal à expliquer.
Lorsque
je passai à sa hauteur, je jetai un coup d'œil rapide sous la
capuche. Par curiosité plus que pour espionner. Je ne m'attendais
certes pas à ce que je vis. Pourtant, ce que j'aperçus ne laissait
place à aucun doute. Je n'avais vu qu'un nez, mais ce nez était
unique au monde et je le connaissais bien. C'était le nez de Denis Lavant. Je ne pensai même
pas que ce pouvait être celui de quelqu'un d'autre qui en aurait eu
un semblable ; c'était impossible, inconcevable. Non, c'était
bien le sien, donc c'était lui. Mais surtout, je savais, pour
l'avoir lu dans le journal, que l'acteur devait jouer La nuit juste
avant les forêts au théâtre Vitez pour deux représentations.
Que
faisait-il là, visiblement en planque, sous un porche, pas très
chaudement vêtu, par ce froid de chien de traîneau, au lieu de
répéter sa pièce ? Car il me semblait que la première
représentation devait avoir lieu le soir même. J'aurais pu (et sans
doute dû) continuer à marcher, traverser le boulevard du Roi-René
et continuer vers ma destination. Mais je m'arrêtai sur le bord du
trottoir, me retournai et décidai de rester là, à observer.
Aux
mouvements de la capuche, je devinai que l'acteur suivait du regard
certaines personnes qui passaient devant lui rapidement. Attendait-il
quelqu'un ? Drôle d'endroit pour un rendez-vous, mais pourquoi
pas, dans une ville inconnue ? Au bout d'une minute ou deux,
je me demandai à quoi servait ce que je faisais là. Avais-je envie
d'aborder Denis Lavant ? Pour lui dire quoi ? "J'aime
beaucoup ce que vous faites" ? "Je vous ai reconnu,
petit cachotier" ? "J'irai vous voir jouer si vous
me donnez une place gratuite" ? Ridicule.
Au
moment où j'allais renoncer à ma surveillance idiote et inutile, l'acteur
sortit soudain du porche et fila dans la direction opposée. Ne
comprenant pas ce qui l'avait motivé (m'avait-il repéré ?),
je quittai à mon tour ma planque et m'élançai derrière lui. Il ne
me fallut qu'une minute pour comprendre : devant lui, à
quelques mètres, marchait un homme en pardessus et attaché-case, repoussant les passants et les vélos devant lui, les grappes d'enfants collés
aux vitrines, et esquivant avec dégoût les bollards délimitant le trottoir virtuel, les poteaux, les poubelles, les vasques de fleurs et les présentoirs de marchandises. Non seulement,
l'acteur suivait cet homme, mais il adoptait sa démarche, faisait
les mêmes écarts, mettait ses pas exactement dans ses pas.
Je
fis bientôt de même, sans m'en rendre compte. Au bout deux cents
mètres, il y avait trois "Aixois" pressés dans la rue d'Italie,
chacun muni d'un attaché-case, dont deux imaginaires. Nous étions
les frères Ripolin, frigorifiés, en route pour un rendez-vous
d'affaires, ou désireux de donner cette impression au monde
indifférent. Je ne sais ce que valait ma prestation, mais celle de
Denis Lavant était impeccable, hallucinante, dérangeante. Je ne
voyais plus le pantalon quelconque et le survêtement élimé ;
je voyais un grand manteau sombre, dont les pans créaient un espace
triangulaire et flottant autour de lui. Sa mallette imaginaire écartait néanmoins
les passants trop imprudents ; son contenu précieux irradiait.
Il n'était d'ailleurs plus un petit acteur nerveux mais un grand
échalas, musclé aux hormones de la réussite sociale, enquiquiné de
devoir marcher dans une rue populaire mais trop imbu de son image
pour passer dans une rue parallèle où personne ne l'aurait vu. Oui,
c'était bien "l'homme pressé" de Noir désir.
Et
je le devenais moi aussi. Je sentais dans mon poing serré le poids
de cette mallette stupide pleine de documents importants destinés à
régler le destin de je ne sais qui. Le poids de mon sempiternel sac
à dos avait diminué au point que je ne le sentais plus. Mon manteau
n'était plus en laine grise lourde et chaude mais un MacIntosh trop
léger et battant au vent. En manquant renverser une dame alourdie de
sacs, je découvris même que j'avais de l'assurance à revendre, du
mépris pour elle, et l'oubliai aussitôt franchie comme un obstacle
inerte et imbécile.
Je
m'arrêtai d'un seul coup, au milieu du croisement de la rue Fernand-Dol. L'acteur avait disparu. Je ne le voyais plus parmi la foule.
Pourtant, l'homme pressé était toujours là, visible comme un
voilier fendant une flotte de pirogues, fier et lointain. Où était
passé le petit bonhomme ? J'aperçus alors un autre homme
pressé. S'était-il transformé réellement, totalement,
concrètement ?
J'y
ai cru pendant trois secondes.
Puis,
je vis revenir la petite silhouette en survêtement. De nouveau
voûtée, les mains dans les poches, marchant d'un pas souple et
discret, le nez seul visible dans l'ombre de la capuche. Je ne sais
s'il me regarda en me croisant, mais je décidai qu'il me fallait
voir le spectacle.
Pour
le soir même, c'était râpé ; mais j'y allai le lendemain,
sachant que c'était complet, donc pratiquement sans espoir. Je pris
une contre-marque, comme le firent aussi une dizaine de personnes ; et
le miracle se produisit : une demi-douzaine de désistements
firent autant d'heureux. Je me retrouvai assis au deuxième rang,
complètement sur le côté, dans ce qui n'est qu'un amphithéâtre
d'université proclamé salle de théâtre pour justifier le prix des
places. Quant à savoir pourquoi des gens veulent payer aussi cher
que dans un vrai théâtre pour avoir le droit d'être assis pendant
deux heures sur un banc de bois, j'en ignore la raison, mais je pense
qu'elle a quelque chose à voir avec le snobisme dont je parlais plus
haut.
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La
nuit juste avant les forêts se déroula. Cette unique longue phrase
qu'un paumé adresse à un passant agrippé par le poignet ne peut
faire autrement que de se dérouler, comme un câble infini lancé
par-dessus le vide. C'est, à mes yeux, le meilleur texte de
Bernard-Marie Koltès, dont le reste de l'œuvre m'ennuie à mourir
(notamment Roberto Zucco, énième version du culte du serial killer
que notre époque ne semble pas pouvoir s'empêcher de sécréter,
sans doute pour justifier ses démences a posteriori au lieu
d'essayer de les prévenir). La mise en scène terriblement précise
(sept pas en une heure et demie dans un espace de deux mètres sur
un), les gestes aussi chargés de sens que des siècles de théâtre
nō (pas une seule fois le doigt tendu, paternaliste, donneur de
leçon), la voix qui enfle, monte, charge, délivre... Jusqu'à la
chute primordiale, jusqu'au dénuement complet, jusqu'à la fuite du témoin,
sous la pluie qui ne cesse...
C'est
lorsque l'acteur revint après le noir pour saluer que je compris ce
qu'il faisait, la veille, dans la rue. Il salua d'une manière étrange :
un bout de tissu tenu autour de la taille par pudeur (le personnage
finit entièrement nu après avoir perdu peu à peu les lambeaux de
son manteau dessiné par Bilal), l'acteur lève une main
au-dessus de sa tête, un peu comme Jules César salue la foule lors
de ses triomphes dans Astérix. Il la maintient en l'air quelques
secondes, l'agitant à peine ; puis soudain, se casse en deux,
pliant son corps au niveau des reins, son nez venant toucher ses
tibias brusquement, sa main allant balayer brièvement le sol. Il
reste ainsi deux secondes, se relève, se tourne de 60°, regarde une
autre section du public applaudissant, lève la main, se casse en
deux, balaie le sol. Se relève, sort.
C'est
terminé. Deux saluts, pas plus. Il ne reviendra plus. L'acteur a exprimé toute l'essence
de la ville. Le public est exsangue. Les applaudissements continuent
encore quelques minutes. La salle se vide. Je pars en dernier,
donnant un coup de glaive dans l'obscurité.
Plus
tard, j'ai vu d'autres pièces, avec d'autres acteurs, parfois magnifiques, comme Jacques Gamblin dans son propre texte Entre courir et voler, il n'y a qu'un pas, Papa, aux Salins à Martigues. Mais je n'ai
plus jamais vu d'acteur dans la rue imitant la réalité pour la
traduire ensuite en art.
Thèse 54 : L'observation est une partie essentielle de l'art dramatique. Le comédien observe autrui de tous ses muscles et de tous ses nerfs par un acte d'imitation qui est en même temps un processus de réflexion. Car une simple imitation redonnerait, au mieux, ce qui a été observé, et ce n'est pas assez car l'original exprime ce qu'il exprime à voix trop basse. Pour passer du simulacre à la reproduction, le comédien regarde les gens comme s'ils lui donnaient à voir ce qu'ils font, bref, comme s'ils lui recommandaient de méditer ce qu'ils font.
(Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre.)
(Bertolt Brecht, Petit organon pour le théâtre.)
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