Un
jour, pendant une pause entre deux cours, je fus abordé par la
sous-directrice de l'établissement où j'étudiais. Elle avait l'air ennuyé et
semblait chercher à éviter les regards de mes camarades, assis çà
et là. Après avoir attiré mon attention, la sous-directrice se
pencha vers moi et me dit à l'oreille "Vous êtes convoqué
chez la directrice, vous et Mlle S. Elle y est déjà. On vous
attend."
Allons
bon ! Mlle S. – N. de son prénom – était ma
petite amie du moment ; nous nous étions rencontrés dans cette
école et nous étions "ensemble" depuis quelque temps ;
tout allait bien entre nous. Je ne voyais pas ce qui pouvait clocher
au point de finir chez la dirlo. A vrai dire, je ne pensais même pas
que quelque chose clochait ; je pensai plutôt que N. avait eu
un accident.
Je
me levai aussitôt pour suivre la sous-dirlo, sous les regards
inquiets de mes camarades, qui n'osaient rien dire. Une fois dans le
bâtiment administratif, je posai quelques questions qui n'obtinrent
pas de réponse ; sinon, peut-être, que ce n'était pas un
accident. Je ne me souviens pas ; mais je me souviens que
lorsque j'entrai dans le bureau, N. était assise sur une chaise,
face au bureau de la directrice, et qu'elle ne me regarda pas.
La
directrice, elle, me regarda brièvement, me faisant signe de
m'asseoir, "car nous n'avions pas beaucoup de temps pour régler
la question". Je m'abstins de demander laquelle, sachant que
cela n'aurait servi à rien. A l'époque, j'avais déjà compris que
les chefs de ce monde ne répondent jamais aux questions qu'on leur
pose, surtout quand ils sont en train d'exercer leur autorité.
J'attendis donc en rêvant d'ailleurs.
La
directrice, une femme d'environ 45 ans, entama un discours dont je
suis incapable de reproduire ici et maintenant la moindre phrase.
C'était un galimatias de généralités sur les convenances, les
choses qu'on ne peut pas faire, celles qu'on n'a pas le droit de
faire, et qu'il fallait que cela cesse, le tout entrecoupé
d'hésitations dignes d'un apprenti chanteur devant son premier
public.
Quand
elle s'arrêta au bout de dix minutes (la pause était finie mais on
n'était pas venu nous chercher pour retourner en cours), je ne
savais toujours pas de quoi elle croyait avoir parlé. Je regardais
la sous-directrice (qui était restée stoïquement debout, car il
n'y avait pas d'autre siège dans la pièce) d'un air interrogateur ;
elle baissa les yeux sans rien dire. Je me tournais vers N., toute
recroquevillée sur sa chaise, ses mains crispées sur les bords du
siège. "Tu as compris, toi ?" lui demandai-je
doucement. Elle me jeta un regard désespéré et se contenta de
hocher la tête.
"Ah,
fis-je en me tournant vers la cheftaine. Alors, il va falloir être
plus clair, parce que moi, je n'ai rien compris."
La
directrice eut une réaction bizarre ; elle hésita. Faillit
dire quelque chose, se ravisa, se tassa dans son fauteuil, se
redressa. Scruta mon visage. Je compris qu'elle essayait de déceler
si je me foutais de sa gueule. Elle dut conclure que non, prit son
souffle et tenta de s'expliquer. Son discours fut encore plus confus
que le précédent. Ses phrases n'étaient même plus achevées. Elle
opta bien vite pour un autre genre d'arguments : N. avait
parfaitement compris, elle ; étais-je particulièrement obtus ?
"Non,
la coupai-je sinon ça aurait durer cent-sept ans. Mais elle était
là avant moi, et visiblement, vous avez été plus claire avec elle.
Je ne sais toujours pas de quoi il est question. J'ai compris que
vous vouliez qu'on arrête quelque chose, mais vous n'avez toujours
pas dit quoi."
Elle
me fixa, furibarde, se contenant à peine, entre les larmes et
l'orgasme (ou ce qui en tient lieu pour ce genre de personnes) et
lâcha enfin la sentence : "Eh bien, mais, tous vos petits
bisoux, il faut que ça cesse. C'est une école, ici. C'est fait pour
travailler. Et vous gênez les autres."
Je
faillis éclater de rire, mais un vieux réflexe conditionné de
crainte et de respect programmé l'étouffa dans ma gorge (je l'ai
éradiqué depuis, ce réflexe ; ça ne sert strictement à rien). Je ravalai un peu de
bile, me levai après avoir jeté un regard dégoûté à la pauvre
folle, tendis la main à N. en commençant à me tourner vers la
porte du bureau.
N.
ne bougea pas. Elle restait immobile, muette, le regard figé sur
quelque chose, par terre. Et, dans ma mémoire, elle y est encore,
pour l'éternité. Elle avait 20 ans, moi 23. Nous étions en 1991,
dans une démocratie républicaine. Il va de soi, je le précise au
cas où, que nous ne nous étions jamais roulé d'énormes pelles
baveuses dans la cour de cette école, bien qu'elle fût destinée à
l'étude des langues ; tout au plus nous étions-nous bécotés
le museau à l'occasion d'un croisement dans les couloirs ou dans le
jardin, entre deux cours. Quel crétin coincé du rectum nous
avait-il dénoncés ? Un camarade ? Un professeur ?
Une caméra de surveillance des bonnes mœurs ? La question, à
vrai dire, ne méritait pas qu'on lui consacre deux neurones et
demie.
Je
me trompai.
Le
surlendemain, N. préféra me quitter plutôt que d'avoir à
affronter la pression sociale instaurée par la petite Fuhrër (de
vivre en faisant chier autrui). Quant à la sous-directrice, elle ne
me regarda plus jamais en face pendant le long dernier mois long de
cette formation insondablement inutile. J'affichai un air de
souverain mépris jusqu'à la fin de cette lamentable torture, me promettant de ne plus jamais me mettre en position de
subir ce genre de stupidités.
Je
n'ai, hélas, réussi qu'à moitié.
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