Un
dimanche de mon enfance, mes parents décidèrent de m'inculquer un
certain sens de la responsabilité vis-à-vis de l'argent. Je devais
avoir sept ou huit ans ; ils me confièrent la mission d'aller
acheter le petit déjeuner familial à la boulangerie du village et
me donnèrent un billet de 50 francs, ce qui faisait beaucoup pour
l'époque (1974) et pour un petit garçon.
Les
joues rouges, je traversai le village en serrant le billet dans mon
poing, craignant - j'ai oublié pourquoi - de le mettre
dans une poche. J'atteignis la boutique sain et sauf ; je
n'étais pas pour autant au bout de mes peines. Dimanche matin, la
file d'attente débordait sur le trottoir. Prêt à subir toute sorte
de vilenies de la part de ces adultes sournois qui voulaient tous me
prendre mon tour, je me mis à attendre.
La
patience, déjà, n'était pas mon fort. Mais la mission était de la
plus haute importance et je voulais mon croissant, qui serait le
premier que j'eusse acheté moi-même. Et je voulais savoir s'il
aurait un goût différent. Bientôt, je me trouvai à deux personnes
du comptoir promis. La foule s'était organisée elle-même en deux
colonnes, une devant chaque membre du couple boulanger. J'ouvrais
lentement la main pour préparer le billet qui allait me permettre
d'accéder au paradis des adultes responsables, ceux qui font
leurs courses eux-mêmes ; et je répétais mentalement
la phrase magique "Une baguette et quatre croissants, s'il vous
plaît !" J'étais d'ailleurs terrorisé à l'idée
d'oublier le "s'il vous plaît", et je gardais les yeux
braqués sur la boulangère pour bien me rappeler que je devais lui
dire "Bonjour madame" et non "Bonjour monsieur",
ce qui m'aurait certainement tué de honte, car je croyais que le
ridicule tue (ce qui est une croyance ridicule, or je n'en étais pas
mort ; j'aurais donc dû en conclure que c'était un mensonge, mais
la logique, quand on a sept ans...)
La
cliente qui restait encore devant moi passa une commande fort
complexe, ce qui porta mon angoisse à son comble. C'est alors que je
me sentis observé. Le cœur tout déboulonné, je me mis à
chercher frénétiquement l'origine de cette sensation désagréable,
tout pétri de trouille à l'idée de croiser un regard étranger,
mais prêt à en courir le risque. Il ne me fallut pas longtemps pour
trouver.
Dans
l'autre file, à côté de moi, me dominant à peine malgré ma
petite taille, un petit vieillard à casquette fixait le billet de 50
francs que mes doigts trituraient. Plus encore, il le comptait
littéralement et le recomptait du bout des yeux. Sa respiration
fatiguée prenait un rythme de monnaie sonnante et trébuchante. Son
dos se voûtait encore plus pour compenser sa myopie. Ce n'était pas
moi qu'il regardait mais j'aurais bien voulu disparaître.
Le
contact fut rompu lorsque sa file à lui avança et qu'il se retrouva
au comptoir. Le petit vieillard ouvrit la main, qu'il avait jusque-là
tenue crispée comme un cep de vigne, puis du bout de l'index, il
compta laborieusement les pièces de cinq et de dix centimes avec
lesquelles il allait payer sa demi-baguette.
Ce
jour-là, j'ai donc eu l'intuition concrète, violente et indélébile
que je vivais dans une société de classes que l'on pouvait
reconnaître facilement ; celle des billets et celle des pièces
jaunes. Plus tard, vers dix-huit ans je découvris celle des
chéquiers, puis la consécration : les cartes de crédit.
Plus
tard encore, en fréquentant des connards et des connasses de la
Haute, j'appris qu'il existe une autre catégorie au-dessus, celle
des gens qui n'ont jamais de fric sur eux parce que, non seulement
ils estiment que tout leur est dû mais des esclaves le leur prouvent
en permanence, leur léchant les bottes, les mains et d'autres
organes sans relâche ni pudeur.
Marxiste
à sept ans !
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