vendredi 12 juillet 2013

29. Saynète : La Coquette se régale

29. SAYNÈTE
La Coquette se régale
par Théophile le jeune30

Une chambre coquette - cheminée ardente - une ottomane, deux fauteuils, une table basse, un secrétaire.
Une femme de 30 ans est assise dans l’ottomane, en négligé de dentelle et peignoir de fine soie ; elle semble impatiente, inquiète ; elle a un long visage, le regard sombre mais charmant ; elle lit une lettre, puis son regard se perd dans les flammes du foyer qu’elle va ranimer ; tandis qu’elle se tient debout devant l’âtre et s’y penche pour jeter une bûche, la lueur du feu transparaît derrière les tissus, révélant ses jambes ; elle retourne bientôt s’asseoir, nerveuse, triturant les faveurs de dentelle qui ornent sa poitrine.
Lorsqu’on frappe enfin à la porte, elle se lève subitement, poussant un soupir de soulagement et court ouvrir ; dans l’embrasure de la porte, se tient une femme de 35 ans, petite, engoncée dans une soutane, sous une lourde cape, la tête prise dans une cornette, le visage dissimulé derrière un voile de taffetas noir.
NINON. Christine !
CHRISTINE. Ninon !
Ninon arrache sa cornette, puis son voile ; les deux femmes tombent dans les bras l’une de l’autre, sans réprimer leurs sanglots de joie.


CHRISTINE. Après tout ce temps. Je vous tiens dans mes bras.
NINON. Le cauchemar est terminé. Merci, ma chère sœur. Merci, merci, merci.
CHRISTINE. Ne me remercie plus. C’est aussi pour moi que je t’ai délivrée.
NINON. Laisse-moi t’embrasser, alors.
Elle baise les lèvres de la reine.
CHRISTINE. Mais tu pleures ! Il ne faut pas. Viens te réfugier près du feu. Entre !
Elle attire Ninon vers le divan, après avoir refermé la porte, puis la fait asseoir ; elle s’agenouille devant elle, lui tenant les mains, la dévorant des yeux.
NINON. Il faut pardonner ces larmes. J’ai tant de mal à y croire encore.
CHRISTINE. Ici, rien ne peut nous arriver. Nous sommes les souveraines d’un royaume où nul ne peut pénétrer.
NINON. Mais pour une nuit seulement.
CHRISTINE. Pour une nuit et un jour, qui seront notre éternité.
Ninon sourit enfin et jette sa voilette dans le feu.
NINON. J’ai tort de me plaindre. Ma prison est toute dorée, et tous mes chevaliers servants n’ont aucun mal à y entrer, malgré l’interdiction de la reine-mère.
CHRISTINE. (lui caressant la joue) Ce soir, ton chevalier servant, c’est moi et nul autre. (elle embrasse Ninon). As-tu faim ou soif ?
NINON. Diable, oui ! Les nonnes ne me font rien manger sous prétexte de pénitence.
CHRISTINE. (se levant) Regarde ! J’avais demandé une collation pour toi. Il y a aussi du vin. (elle en verse dans deux verres et en tend un à Ninon)
NINON. À l’union de nos deux royaumes ; celui de Suède et celui de l’esprit... de vin !
Elles boivent d’un trait.
NINON. Dieu que c’est bon ! Et bon dieu, que j’ai chaud !
CHRISTINE. Ta soutane est de trop. Je vais t’aider à l’ôter.
NINON. En es-tu sûre ? C’est que, dessous, je suis nue.
CHRISTINE. Je le suis presque, moi aussi, comme tu vois. Nous connaissons si bien nos âmes ; que pourraient encore cacher ces vêtements ? Quant à celui que tu portes, c’est bien le plus laid de tous.
NINON. C’est vrai. Habille-moi de vérité pure, je t’en prie. Fais vite, je bous.
Ninon s’est mise debout et a levé les bras en croix. Christine la déshabille, délaçant la soutane jusqu’à ce qu’elle tombe en tas au pied de Ninon, dont le corps apparaît dans sa splendeur natale. Christine la contemple alors longuement, tournant autour d’un air gourmand.
CHRISTINE. Les poètes de ton pays n’ont pas menti, pour une fois. Tu es si belle que le temps n’a pas prise sur toi.
NINON. Si fait, majesté. Mais ce qu’il me prend, je le lui reprends sans tarder.
CHRISTINE. Quel est ton secret ?
NINON. Je n’ai jamais dit non à un amant désintéressé.
CHRISTINE. Quoi ? Même ceux qui sont plus laids qu’un cul de singe ?
NINON. Surtout ceux-là, voyons. Ce sont les plus frustrés, donc les plus ardents. Leur vigueur me rajoute des années. Bien sûr, on ne peut se montrer avec eux en société, mais le charme est comme l’argent : on peut le parfumer, le maquiller, l’habiller.
CHRISTINE. Tu as tant de choses à m’apprendre...
Elle embrasse la nuque et les épaules de Ninon, caresse ses bras. Se retirant soudain, elle enlève son peignoir et le pose sur les épaules de Ninon.
NINON. Voilà que tu me rhabilles. Pourquoi ?
CHRISTINE. Tu es trop belle pour que je te résiste encore longtemps. Je préfère...
NINON. Qui parle de résister ? Je suis venue pour céder, moi aussi.
CHRISTINE. Je préfère attendre encore. Un peu. Tu dois manger quelque chose.
NINON. C’est vrai. Et nous devons boire toutes les deux. Surtout toi.
Riant, elles s’asseoient par terre, à côté de la table basse.Tandis que Ninon pioche dans la nourriture, Christine ressert deux verres de vin.
NINON. À ton futur trône de Naples !
CHRISTINE. Comment sais-tu cela ? C’est censé être un secret d’état.
NINON. Ma chérie, je suis la femme à qui l’on fait le plus de confidences en France, et peut-être dans toute l’Europe. Crois-tu donc qu’une telle chose ait pu m’échapper ?
CHRISTINE. (boudeuse) Je ne sais. Chez moi, j’étais toujours la dernière informée.
NINON. Eh oui, c’est le privilège des reines. Reine, tu l’étais ô combien, et tu les gênais. Mais moi, je suis au centre de la volière, et j’ai l’ouïe la plus fine de Paris - pour mon malheur !
CHRISTINE. Tu veux dire, les oreillers les plus moelleux.
NINON. Les oreillers ne sont pas les instruments les plus confortables pour le genre de danse que j’affectionne. Mlle de la Barre m’a dit que tu affectionnais plutôt les bottes de paille des écuries.
CHRISTINE. Oh ! Anne aussi a succombé à ton charme ?
NINON. Disons plutôt que nous avons succombé à nos charmes mutuels. Une partie de sa tactique a d’ailleurs consisté à me décrire une de vos réunions de l’ordre de l’Amarante.
CHRISTINE. Encore un secret qui s’envole par la fenêtre !
NINON. Eh oui, comme tous les os à demi-rongés que l’on ne surveille pas assez. Allons, ma reine de cœur, tu n’escomptais pas vraiment que des orgies impliquant seize hommes, seize femmes et une reine pussent passer inaperçues aux yeux du monde ?
CHRISTINE. Je les ai pourtant toujours choisis avec soin.
NINON. Pour leurs appas et leur vigueur, certainement ; mais pas pour leur discrétion. Il eût fallu pour cela qu’ils fussent muets et incultes.
CHRISTINE. Tu as raison. Peu importe ; les soirées de l’Amarante resteront parmi les meilleurs souvenirs de mon existence aujourd’hui bien malmenée.
NINON. Surtout, je gage, celle où tu te déguisas en nymphe.
CHRISTINE. (rougissante) Anne t’a raconté cela aussi ! Quelle fieffée sorcière ! C’est bien d’une femme, tiens !
NINON. Elle m’a surtout raconté de quelle manière ta nymphe avait atteint le septième ciel, peut-être même au-delà. Quel triomphe ce dut être !
CHRISTINE. Oui, je le reconnais. Je n’ai jamais su qui se cachait sous le masque de ce satyre au teint bistre, mais la constance et la fermeté de son membre viril relevaient certainement de la magie. Dommage qu’il ne soit plus jamais venu à nos réunions ; sans doute l’ordre lui répugnait-il.
NINON. Oh si ! il est revenu. Mais tu ne l’as jamais reconnu.
CHRISTINE. Que dis-tu là ? Tu sais qui il était ?
NINON. (riant) Anne de la Barre, voyons. La bien nommée, en l'occurrence.
CHRISTINE. Mais comment est-ce possible ?
NINON. Tout simplement : enduite de brou, vêtue d’une peau de bête, chaussée d’un crâne de bouc, et harnachée d’une fausse verge de cuir.
CHRISTINE. Voilà pourquoi ce démon était insatiable ! Et moi qui l’avais pris pour un incube d’Égypte, à cause de son vit brun. Ce n’était que du cuir !
NINON. Mais il a bien rempli son office.
CHRISTINE. Et j’ai rendu son plaisir à Anne quelques jours plus tard ; car, fâchée de ne pas revoir mon satyre, j’ai jeté mon dévolu sur elle et lui ai fait l’amour sans relâche pendant une nuit et un jour entiers.
NINON. Ce qu’elle n’oubliera jamais ; elle me l’a dit, des sanglots d’émotion dans la voix. D’ailleurs, avoue-le : c’est pour elle que tu es revenue en France, non pour voir danser Louis XIV, comme tu l’as prétendu ?
Christine fait mine de s’offusquer un instant, puis éclate de rire ; Ninon, amusée, boit un verre de vin, puis son regard se perd dans la contemplation du passé.
CHRISTINE (une fois calmée de son rire). Ninon ?
NINON. Oui ?
CHRISTINE. Crois-tu que nous ayons réellement besoin des hommes ?
NINON. Qui veux-tu dire ? Nous deux ou les femmes en général ?
CHRISTINE. Les femmes en tant que sexe.
NINON. Ma chérie, voilà une étrange question. Bien sûr que nous avons besoin d’eux, pour faire des enfants. Tout comme ils ont besoin de nous.
CHRISTINE. Pour faire des enfants ?
NINON. Non pas ; pour leur rappeler qu’il existe d’autres occupations que la guerre.
CHRISTINE. Mais pour l’amour ? Es-tu sûre qu’ils savent nous aimer plus que les autres femmes ? Plus que nous nous aimons, toi et moi, par exemple.
NINON. Encore une fois, quelle drôle de question ! Je connais bien des femmes que nous détestons aussi, parfois même plus que certains hommes. Voyons, Christine ; ne crois-tu plus à l’amour des hommes ? Toi qui ne jurais que par eux, il n’y a pas si longtemps.
CHRISTINE. C’est que... je crains fort que ton Mazarin ne me donne pas le trône de Naples.
NINON. C’est donc cela qui te chagrine !
Elle s’approche de Christine et la prend dans ses bras.
NINON. Sache tout d’abord que ce n’est pas mon Mazarin ; cet homme-là s’aime assez tout seul sans que quiconque y puisse mais. Et s’il baise à l’occasion la reine-mère, c’est pour assurer ses affaires, tu peux m’en croire. Tout comme ta conversion au catholicisme n’est qu’un moyen pour toi d’échapper à ta famille et de parvenir à tes fins.
Christine se détache de Ninon, furieuse ; celle-ci l’embrasse aussitôt sur la bouche ; elles luttent un instant ; Christine se calme peu à peu.
NINON. Je dis cela parce que c’est vrai, tu le sais aussi bien que moi. Ne t’inquiète pas, je n’irai pas crier ce secret-là sur les toits. De toute façon, je suis la seule à l’avoir compris ; personne d’autre ne te connaît assez. Tu as clamé haut et fort ton horreur du mariage, et tu as bien raison sur ce point, car le mariage est bel et bien un esclavage reconnu d’utilité publique, comme les sources d’eau minérale. Mais toi aussi tu as sacrifié à ce Moloch, en épousant la cause catholique. Celle-là ou une autre...
CHRISTINE. En restant protestante, je demeurais cantonnée au nord. Et je ne supportais plus le nord. C’est le pays des fantômes et du vent qui hurle nuit et jour. Le sud est plus accueillant, et plus chaud. Au sud, on peut faire l’amour nu dans les champs, neuf mois de l’année, et...
NINON. Et il y a le trône de Naples qui te tend ses bras.
CHRISTINE. Il faut bien que j’entretienne mes deux cent cinquante suivants, sans quoi ils me quitteraient. Comme tous ceux de leur race, leur loyauté est à vendre.
NINON. N’oublie pas tes deux cents chevaux, tes cent statues, tes trois cents tableaux, tes huit mille livres, tes meubles, tes robes, tes selles et tes harnais, tes chariots, tes armures... et la machine à calculer de Pascal ! Heureusement que tu as daigné renvoyer les dix navires que tu as empruntés à ton cousin pour quitter Stockholm. Il a dû te mépriser un peu moins pour ce geste magnanime.
CHRISTINE. Je croirais presque que tu te moques de moi.
NINON. Non, pas le moins du monde. Je sais que tu voulais être reine et que le monde étriqué des hommes ne t’a laissé aucune chance. Je sais que tu as renoncé à un royaume mais pas à la royauté. Je sais même exactement ce que tu tentes de faire aujourd’hui en sillonnant l’Europe.
CHRISTINE. Si tu le sais, alors tu lis en moi comme dans un livre ouvert ; car je l’ignore moi-même.
NINON. Tu ne l’ignores pas ; ce sont seulement tes principes d’éducation - ceux que l’on t’a inculqués avant que ta conscience n’ait les moyens de les remettre en question, avant que tu ne saches dire "non" - qui t’interdisent de le reconnaître pour ce que c’est.
CHRISTINE. Et de quoi s’agit-il, selon toi ?
NINON. Tu cherches à fonder une nation où les femmes régneraient ouvertement sur les affaires du monde, dans l’égalité avec les hommes, et en paix avec le reste du monde.
Christine se lève et contemple Ninon.
CHRISTINE. Crois-tu que je verrai cela un jour ?
NINON. Bien sûr que tu le verras. Si tu fermes les yeux et si tu rêves très fort.
Christine reste tendue un moment, les paupières frémissantes, puis se laisse tomber dans les bras de Ninon, qui lui caresse alors la nuque.
CHRISTINE. Sais-tu ce que je hais le plus dans ce monde d’hommes qui a rendu les femmes si sottes que je ne les supporte pas ? C’est que parfois, même en l’absence d’hommes, je me sens si faible que j’ai l’impression d’être redevenue une enfant.
NINON. C’est ce qu’ils appellent leur force, qui n’est que bestialité.
CHRISTINE. Je n’ai connu que trois hommes qui ne me traitaient pas comme une enfant : mon père, le cardinal Azzolino, et Gabriel Naudé.
NINON. Pas Descartes ?
CHRISTINE. Lui moins que tout autre. Sous ses dehors innovants et philosophards, il n’était qu’un bigot confit en dévotion, prêt à tout pour perpétuer le joug des hommes sur les femmes et la croyance stupide en un dieu supérieur.
NINON (après un temps et avec un sourire en coin). Tu n’as tout de même pas... facilité son trépas ?
CHRISTINE (faisant une grimace féroce). Même pas ! Il n’a succombé qu’à la froideur de son âme. (réprimant lentement sa grimace) Sais-tu que seuls les trois hommes que j’ai mentionnés auraient osé me poser cette question ? Cela fait donc de toi leur égale.
NINON. Alors, je comprends mieux pourquoi tu es ce que tu es : un prodige. Car moi, je n’ai connu aucun homme qui me traitât en égale.
Christine regarde Ninon, incrédule.
NINON. Et pour me défendre des hommes, je n’ai trouvé qu’un moyen dont je ne suis pas particulièrement fière.
CHRISTINE. Lequel ?
NINON. C’est moi qui les traite comme des enfants. Et ils me mangent dans la main. Pas seulement dans la main, à vrai dire.
Elles éclatent de rire. S’embrassent.
CHRISTINE. Je suis heureuse de te savoir ici, avec moi.
NINON. Et moi, donc ! Ma captivité vaut bien ton exil.
CHRISTINE. Je l’ai choisi, pourtant.
NINON. Et qui te dit que je n’ai pas choisi mon sort ? Ce n’est pas la première fois que je suis prisonnière.
CHRISTINE. Qu’y gagnes-tu ?
NINON. Crois-le ou non, mais grâce à mes arrangements, je parviens à recevoir au couvent des visites qui, autrement, ne viendraient jamais me voir.
CHRISTINE. Pour quelle raison ?
NINON. Parce que mes soirées privées sont pour ainsi dire publiques, maintenant, même si les invités sont triés sur le volet. Et lorsque le repas se termine et que je commence, par quelques signes discrets, à désigner ceux et celles qui resteront à l’après-dîner, il se trouve toujours certaines gens pour s’éclipser sans demander leur reste.
CHRISTINE. Par discrétion ? Par fidélité ?
NINON. Par ti-mi-di-té, ma chérie.
CHRISTINE. Cela existe donc ? Est-ce que cette émotion étrange ne cache pas plutôt chez ces personnes une volonté de t’avoir pour elles seules ?
NINON. Veux-tu dire, comme toi en ce moment ?
CHRISTINE. Oui, c’est ce que je voulais dire. Et comme mon rang et ma maudite notoriété m’empêchent d’aller te voir au couvent...
NINON. ...tu as préféré me faire enlever. C’est là une preuve d’amour que personne ne m’avait offerte jusqu’à aujourd’hui. Pourtant, j’en ai eu mon content.
CHRISTINE. Oui, de l’amour. Et aussi de l’égoïsme, je l’avoue. Car, dans ton couvent où l’on entre apparemment comme dans un moulin, nous n’aurions jamais été tranquilles.
NINON. C’est loin d’être faux. Rien que la nuit dernière, j’ai dû recevoir comme ils le méritaient un baron, deux comtes et une abbesse. Tout ce joli monde m’a épuisée ! Au matin, j’ai dû me faire porter pâle pour échapper aux prières et me reposer. Heureusement que mes geôlières n’osent pas me punir.
CHRISTINE. Et que pense de tout cela ta tortionnaire en titre ?
NINON. Anne d’O ? Elle aurait beau jeu de me faire un procès, elle qui subit en miaulant les assauts de son cardinal à queue de velours. Oh ! Éminence ! Oh ! Mon Dieu ! Oh ! Il en rougit, le traître !
Elles rient.
CHRISTINE. Veux-tu dire que tu n’as rien à craindre d’elle ?
NINON. Si, bien sûr ; mais elle sait que je pourrais la blesser mortellement avant de succomber moi-même. Aussi, elle feule beaucoup mais ne mord point. Et Mazarin s’y entend fort bien pour atermoyer.
CHRISTINE. C’est le moins que l’on puisse dire. Si seulement je parvenais à lui coincer les noisettes, j’en ferais du pralin.
NINON. Ma chérie, quel langage ! Je reconnais bien là la Christine que d’autres timorées ont dépeinte.
CHRISTINE. Au diable ce que pensent les femmes ; ce ne sont que des bigotes confites en dévotion, à genoux derrière leurs hommes !
NINON. Et parfois devant, aussi. Je ne te reprochais rien, tu sais. Au contraire, j’avoue que, moi aussi, à l’occasion, j’aime me laisser aller à...
CHRISTINE. À quoi ?
NINON. À m’encanailler.
CHRISTINE. Ah oui ? Par exemple ?
NINON. Par exemple, je ferme les yeux et je pense à... Eh là ! Madame, n’êtes-vous pas en train de me faire chatouille ?
CHRISTINE. C’est pour vous faire songer tout à trac à une rime facile.
NINON. Et maintenant, ce que vous faites m’excite...
CHRISTINE. Là aussi, la rime est toute trouvée. Que dirais-tu si nous composions un poème en deux langues et à quatre mains ?
NINON. Je vois déjà une chose qui rime avec mains. J’y pose les miennes, à condition que tu fasses de même sur mes globes dardés.
CHRISTINE. Ils sont délicieux au toucher. Le tissu est si fin, délicat et nacré. Comme une caresse en soi.
NINON. Donne-moi un baiser de reine. Ne sens-tu pas mon corps qui frémit tout entier ?
CHRISTINE. Je te le donne volontiers si tu m’embrasses à ton tour comme si ton souffle en dépendait.
NINON. C’est bien le cas. Et goûter à tes lèvres me fait penser à une rime pour caresse.
CHRISTINE. Si c’est bien celle que je crois, tes mains vont descendre vers le bas de mon dos. Et nos ventres, bientôt, entreront en contact.
NINON. Comme cela. Toi aussi, ceins-moi les reins. Laisse-moi m’abreuver encore à ta bouche.
CHRISTINE. Prête-moi ta langue un moment, que je l’aiguise entre mes lèvres.
NINON. Puis-je immiscer une main entre tes cuisses ?
CHRISTINE. Nul besoin de demander cette permission, à laquelle il ne peut y avoir qu’une rime valable ; tu la rencontreras en remontant un peu le long de ce chemin étroit mais accueillant.
NINON. Cette douce chaleur qui envahit le bout de mes doigts... Permets-moi d’y goûter. Tu me donnes si soif.
CHRISTINE. Quant à moi, je préfère aller boire à la source. Couche-toi sur le divan et montre-moi la voie.
NINON. Tu n’auras que ce peignoir de soie à écarter, s’il ne le fait de lui-même sous ton souffle de braise.
CHRISTINE. Tu es décidément très douée pour la rime. Je n’en suis pas étonnée.
NINON. Maintenant que me voilà sans entrave allongée, et que, d’une langue suave, tu explores les abords de mon antre secret, monteras-tu bientôt sur ce divan, pour venir te coucher à têtes-bêches, m’offrant à suçoter ta friandise suprême ?
CHRISTINE. Patiente encore un peu, que j’aie la certitude de ne trouver aucun corps étranger dans ta douce caverne.
NINON. Tu es ma seule invitée pour cette nuit, je te le garantis. Me crois-tu ? Tu ne me réponds pas. C’est que tu dois être très occupée, je le sens maintenant. Ah ! je ne connaissais pas ce recoin. Oh ! ni cette alcôve. C’est un véritable palais que tu découvres en moi. Une galerie secrète ! Des salons immenses, et des chambres, des chambres, des chambres par milliers aux ruelles brûlantes. Une pour chaque nuit de ma vie ; une pour chaque plaisir ; une pour chaque cri. Je ne sais plus ce que je dis.
CHRISTINE. Continue à parler, cependant. Je jouis d’entendre ta voix résonner dans ton corps.
NINON. Viens ! Viens sur moi, que je te parle droit au ventre. Que je joigne mes lèvres à tes lèvres. Que ton nectar se mêle à ma salive ! Que l’on se noie l’une dans l’autre. Enfin, te voilà à portée de ma bouche. Écoute-moi bien, j’ai un secret à te confier, un secret que tu devras enfouir au plus profond de toi-même, là où nul ne peut s’enfoncer, pas même avec une perche de trois pieds de long, là où personne d’autre ne pourra jamais l’entendre. Ce secret, c’est que... C’est que... j’ai trouvé... une rime... absolue... et divine... au verbe ouïr !

Note finale de Théophile le jeune : c’est là une fin possible, que j’ai dû écrire d’un long jet pour des raisons d’inspiration - que dis-je ? d’emportement - artistique ; mais nous pourrons intervenir plus tôt afin de prendre place et ainsi éviter à nos deux demoiselles de s’achever elles-mêmes par des gestes contre nature. À ce moment-là, je gage que nous serons raides comme des perches de trois pieds de long, tout prêts à charger.
Nous pourrions aussi bien leur demander de se lancer dans un impromptu. Ou garder cette idée pour le deuxième assaut. Ou le troisième...31
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30Saynète :
Ce document figurait à la suite de la liasse dans le maroquin de Sylviane Carelberg. Théophile le jeune sera plus tard le pseudonyme utilisé par Claude Le Petit pour signer son Bordel des Muses. Le titre La Coquette se régale me paraît avoir été ajouté sur le tard par une main différente, sans doute celle de Sylviane Carelberg. L’allusion au roman de Ninon de Lenclos, La Coquette vengée, paru en 1659 (la même année que le Theophrastus redivivus), est transparente.

31Il va de soi que cette saynète relève du fantasme absolu. L’entrevue de Christine de Suède et Ninon de Lenclos a effectivement eu lieu, mais dans des circonstances toutes différentes, en présence de nombreux témoins (comme tout ce que faisaient les têtes couronnées) et après que les autorisations adéquates avaient été délivrées par les personnes le plus haut placées, mais surtout... une année plus tôt, en 1656, lors du premier voyage de la reine ambulante en France. On doit donc en conclure que l’auteur satisfait là son sens morbide de la jalousie, le faisant passer pour de la satire mordante. Le résultat est plutôt mitigé, à mon sens. De plus, il faut signaler que, lors de ses passages en France, Christine a visité au moins deux autres dames de la noblesse, Mme de Brégy et Mme de Villars... lesquelles n’ont point fait fantasmer notre excitable auteur (même si, comme l’a écrit la reine ambulante à leur sujet : "Pourquoi veulent-elles toutes m’embrasser ? Peut-être parce que j’ai l’air d’un homme"). Notons toutefois que le "M. de Vill." qui prête un pavillon à Mme Vaistas a toutes les chances d’être le mari de cette dernière courtisane. Enfin, le 9 novembre, c’est la fameuse marquise de Sévigné qui rendit spontanément visite à la reine de Suède au château de Fontainebleau ; était-ce pour lui apporter de nouvelles révélations qui allaient précipiter l’affaire ou pour un tout autre sujet ?

mardi 9 juillet 2013

CALLIOPE : projet de Coopérative d'auteurs sans éditeur dedans

Maintenant que la parution d'Il était une mauvaise foi est terminée, force est de constater qu'aucun éditeur pourri n'a été arrêté et que la condition des auteurs en France est toujours la même. Voici donc les bases d'une proposition de collaboration ayant pour objectif principal de FAIRE AUTREMENT. La discussion est grande ouverte...


CALLIOPE

COOPÉRATIVE D'AUTEURS LITTÉRAIRES LIBRES & INDÉPENDANTS 
ORGANISÉS POUR SE PASSER D'ÉDITEURS


Le monde de l'édition est en pleine mutation. Les nouvelles technologies et les nouvelles lois sont en train de provoquer des changements profonds qui mèneront sous peu à une approche différente de la lecture et de l'univers des livres. Nous envisageons de créer une structure mieux adaptée à la mentalité naissante : celle d'auteurs qui ne peuvent plus se permettre d'abandonner leur confiance à des éditeurs, qui doivent désormais compter sur eux-mêmes en priorité, et éventuellement sur leurs pairs.

jeudi 13 juin 2013

La fille du 14 juillet - film d'Antonin Peretjatko

"Demandez la Commune !" (photo libertaire)

"Ah, nom de dieu de bordel de merde !" comme disait Jean-Pierre Marielle en peignant des fesses. Enfin un film gauchiste pas caviardé, sur les écrans français ! Il était temps, plus que temps, temps-ta-cu-laiaiaireuh ! Enfin un film qui dit merde à la droite et aux cons (voire à la droite des cons) et qui cherche une autre voix pour sex-primer.
Alors bon, l'histoire, c'est celle d'Hector qui tombe amoureux de Truquette un 14 juillet au Louvre et qui part en vacances avec sa collègue Charlotte et son ami Pator le non-médecin pour tenter de la séduire (Truquette, pas Charlotte). Parce qu'évidemment, la fille s'est enfuie après avoir compris qu'elle était amoureuse d'Hector ; c'est normal, pour une fille. Et donc, Hector la poursuit, parce que sinon il n'y a pas d'histoire, pas de film, et on est triste.

vendredi 7 juin 2013

Une soirée avec Holmes & Watson: les Sherwat 13, 14 et 15


SherWat N° 13 : Coup de bol et pain béni

Docteur WATSON : Holmes, si vous êtes chez vous ou au restaurant, retournez votre pain, je vous en conjure.
Sherlock HOLMES : Docteur, qu'est-ce qui vous prend de me parler ainsi? Je ne mangerai pas de ce pain-là.
Docteur WATSON : Vous vous moquez de moi, c'est ça? Je sais que vous ne l'avez pas retourné. Avez-vous au moins vérifié?
Sherlock HOLMES : Mon pain est à sa place, sur la table, attendant que je le coupe en tranches idoines.
Docteur WATSON : Mais il est à l'envers, je parie. A cause de vous, je n'arrête pas de perdre.

dimanche 19 mai 2013

Petit précis de Philosophie

Photo DR

Maïa commença par s'évanouir sous l'Épicure des abeilles.
On ne s'entend plus ; Diogène de s'exprimer moins fort !
Lis Lucrèce en antillais ; surtout son De Natura Rerhum.
La déchéance serait de finir Virgile dans un parking.
Ancien ou jeune, peu importe : je suis d'ici, Pline !
Néron rouge, c'était le Sénèque plus Ultra.
Où passait Origène, il n'y avait plus de plaisir.
Augustintin se confessa au Capitaine Haddock.

samedi 18 mai 2013

Une soirée avec Holmes et Watson: les SHERWAT 11 & 12



SherWat N° 11
C'est ainsi que les Athéniens s'atténuèrent...



Docteur WATSON: Holmes, je n'ai pas réussi à vous joindre de toute la matinée. Où êtes-vous?
Sherlock HOLMES : Je m'entraînais à la lutte gréco-romaine. Qu'y a-t-il de si urgent?
Docteur WATSON: À la lutte? Je croyais que vous deviez superviser les athlètes britanniques aux premiers JO d'Athènes?
Sherlock HOLMES : Précisément. J'ai donc décidé de joindre l'utile à l'agréable.
Docteur WATSON: Mais vous ne pouvez sérieusement affronter des lutteurs professionnels. Ils vont vous écrabouiller.

jeudi 9 mai 2013

SherWat N° 10 : Vol de Zeppelin



Sherlock HOLMES: Watson, d'où vient le vent?
Docteur WATSON: Holmes, quel âge avez-vous donc? Je ne suis pas votre père, de toute façon.
Sherlock HOLMES: Qu'est-ce que vous racontez? Vous avez encore lu un livre du Dr Freud? Ma question est très sérieuse.
Docteur WATSON: Je ne suis pas le général Baden Powell, allons. Mouillez votre doigt et tendez-le en l'air.

mercredi 1 mai 2013

SHERWAT n° 9 : Le Morte da Victoriu


SherWat N° 9 : Le Morte da Victoriu

Photo: George Washington.

Docteur WATSON : Holmes! C'est affreux, je... Nous... Elle...
Sherlock HOLMES : Reprenez-vous, Watson. Déclinez tout le verbe, quel qu'il soit, au lieu de réciter vos pronoms.
Docteur WATSON : Victoria est morte.
Sherlock HOLMES : Qui donc? La reine du Royaume-"Uni"? La moman d'Edward? L'héritière de l'Empire auftro-mongrois?
Docteur WATSON : Euh... Mais bien sûr, enfin. De qui d'autre voudriez-vous que je parle?
Sherlock HOLMES : Je l'ignore. Je n'ai jamais compris cette familiarité des sujets britanniques pour leurs têtes couronnées.

mardi 30 avril 2013

Trouve-toi un boulot sérieux, vieil homme !

C'est officiel : le métier d'écrivain ne fait pas partie des solutions d'insertion sociale de notre société réputée socialiste. J'ai en effet reçu ma validation de projet RSA (pour les trois prochains mois) qui m'avertit charitablement que "la mise en place d'une plate-forme éditoriale numérique ne vous permettrait pas d'envisager une insertion professionnelle à court ou moyen terme."
Traduction en français non administratif : écrivain auto-édité, c'est pas un vrai métier ; et en plus, si tu gagnes de l'argent tout seul, tu ne permets pas à des éditeurs de se sucrer sur ton dos, ce qui n'est pas gentil pour eux ; comment voulez-vous qu'ils vivent, les pauvres ?
On appréciera toutefois le fait que cette option ne concerne pas le long terme. Autrement dit, si j'arrive à "gagner" ma vie dans vingt ans, j'aura z'été un bon citoyen utile. D'ici là, je suis invité à me nourrir de jus de patates, à dormir dans ma voiture (ça tombe bien, elle ne roule plus), à faire mon informatique sur un ordinateur qui date de 2005 et à ne pas crever ; ce serait de mauvais goût, et certainement très lâche (du moins, sur l'échelle des valeurs actuelles).

Bien le bonjour depuis le marche-pied de la tombe sociale, mes p'tits zombies !

mercredi 24 avril 2013

Une soirée avec Sherlock et Watson : les #SHERWAT 6 à 8 !

Sherwat 6 : La réalité est une sorte de tapis persan

photo DR

Sherlock HOLMES : Watson, pourquoi diable n'êtes-vous pas au 221bis comme je vous l'ai demandé expressément?
Docteur WATSON : Que racontez-vous, Holmes? J'y suis. Votre twittgramme à la main: date et heure sont bonnes. Où êtes-vous?
Sherlock HOLMES : Quelle absurdité! Je suis au séjour, après avoir visité toute la maison. Seriez-vous à la cave?
Docteur WATSON : Pas du tout. J'arpente le séjour, en soulevant les rideaux. Et je vous affirme que vous n'êtes pas là.

mardi 23 avril 2013

UNE PARABOLE qui coule de source

PHOTO: Amelia Holowaty Krales

Un homme était assis au bord d'une rivière et contemplait ses flots. Un voyageur, qu'il avait croisé avant de l'atteindre, lui avait parlé d'un fleuve lointain appelé Vérité. L'homme avait finalement rencontré cette rivière et décidé que c'était elle, la Vérité ; même si, en vérité, il l'ignorait.
Et certes, son cours était impétueux, beau, tout à la fois inquiétant et reposant.
C'était là une impression qui faisait plaisir à l'homme ; aussi resta-t-il longtemps, assis là.
Un jour, la rivière parla à l'homme.
Du moins le crut-il, mais puisqu'il était seul, personne ne pouvait le contredire ou lui confirmer son doute.

dimanche 31 mars 2013

L'INCONSTANCE DE L'ESPECE, de Judith Schalansky


Photo DR

Le premier roman de Judith Schalansky vient de paraître.
Je m'en suis donc emparé, afin de m'en parer le cerveau.
Il y a quelques années, JS a fait sensation avec l'Atlas des Îles abandonnées. Un beau livre, original, gonflé, bien fait, prometteur, plein d'idées, ambitieux.
L'Inconstance de l'espèce aurait dû se traduire par Le cou de la girafe. Sur la couverture, on voit une autruche. Certes, il y a des autruches dans le roman. Il y en avait aussi dans The lonely polygamist, de Brady Udall (Le polygame solitaire; une histoire de mormons), mais c'est à peu près le seul point commun. En tout cas, ça n'explique pas pourquoi l'éditeur français a mis une autruche au lieu d'une girafe. Ni pourquoi ils ont collé un titre qui fait plus "sérieux". Pour attirer les enseignants en biologie, peut-être?

CLOUD AT LAST !


Voilà, c'est fait !
Mon collègue Michael Roch et moi avons enfin vu Cloud Atlas, le film de Tom Tykwer et des fr... pardon, du Vaisseau Spatial Wachowski (c'est en effet ainsi que se font désormais appeler Lana et Andy). Le moment est donc venu d'en faire la chronique. Depuis le temps qu'on avait peur de ce qui allait en sortir...
Autant casser tout de suite le suspense : Cloud Atlas est un bon film. Pendant près de trois heures, on se balade entre six époques et espaces différents, suivant autant de récits apparemment déconstruits, dont les trames finissent par se relier peu à peu sans pour autant se rejoindre, au gré d'un montage de plus en plus précis, assez prenant et plein de sens.

SHERLOCK & WATSON # 5: La théorie des cardinales infiltrées



Sherlock HOLMES : Watson, connaissez-vous un moyen radical de faire fléchir un éditeur anglais?
Docteur WATSON : Vous, Holmes, me poser une question? C'est le monde à l'envers. Seriez-vous souffrant?
Sherlock HOLMES : Pas de sarcasmes, par pitié! Répondez: sauriez-vous convaincre un éditeur?
Docteur WATSON : Tout dépend de quoi. Avec de l'argent à la clé, cela ne présentera la moindre difficulté.
Sherlock HOLMES : Vous savez bien que je n'en ai pas et que ce procédé est en deçà de mes valeurs. Il est question d'honneur.
Docteur WATSON : Alors, cela dépend de l'honneur de qui. Serez-vous plus royaliste que notre reine insubmersible?
Sherlock HOLMES : Oh, la fine mouche. Il est bien question de reine mais pas la "nôtre", celle de Suède: Christine.

vendredi 29 mars 2013

4. Lettre de Doxa à Euclide Pattel

4. Lettre de Doxa à Euclide Pattel

Couvent des Mad., Saint-G., jeudi 4 octobre 1657

Cher Monsieur Pattel (si tel est bien votre nom, mais j’en doute, sans vous offenser),
je serai aussi honnête avec vous que vous semblez l’avoir été avec moi dans votre lettre : vos mots sont venus jeter dans mon existence un trouble plus grand encore que celui où elle se trouvait déjà.
Sachez tout d’abord que, si je suis au couvent depuis bientôt deux ans, c’est pour une faute que j’ai jadis commise - ou si vous préférez, pour un grave péché - et que j’avais presque réussi à oublier jusqu’à ce que je vous rencontre.
N’en tirez pas de conclusion hâtive, je vous prie ; vous vous méprendriez sur mon compte et les conséquences pourraient en être graves pour vous comme pour moi. L’objet de ma lettre est donc de vous détromper sur ce point.

Que les choses soient claires : j’estime que Mme Vaistas m’a séduite afin de m’entraîner avec elle hors de ma condition de future épouse divine. Quant à savoir si elle a dû me forcer ou si elle n’a fait qu’appuyer mon penchant le plus naturel, je vous en laisse juge. Je ne sais, à vrai dire, comment elle s’y est prise ; sans doute ses nombreuses visites, pleines de caresses et d’attentions, y sont-elles pour beaucoup ; l’ennui incoercible de ma vie au couvent y a certainement aussi contribué ; quant à l’injustice qui a présidé à mon châtiment, il est évident que cette responsabilité est établie de longue date. Je pense donc que j’aurais suivi les yeux fermés quiconque m’aurait invitée à quitter le couvent sous quelque prétexte futile, ne fût-ce que pour une soirée, sans même avoir recours à un philtre magique ou simplement alcoolique. Par contre, j’ignore de quelle nature sont les arrangements de Mme Vaistas avec la Mère supérieure, qui, seuls, ont permis que je m’échappasse pour une nuit.
Une nuit merveilleuse, j’en conviens, mais peut-être pas pour les raisons que vous paraissez désireux de croire.

Je vous l’ai dit, je ne suis pas au couvent par vocation mais par punition ; le voile que je portais le soir de notre rencontre est permanent. Je veux dire que ses fils sont tressés dans ma chevelure et que je dors, mange et fais l’amour avec lui. Comme souvent dans ces cas-là, lorsque l’âme est piégée autant que le corps, la meilleure chance de survie consistait pour moi à attendre de trouver la foi (comme par miracle, en quelque sorte) pour ensuite m’y plonger, m’y noyer, y disparaître jusqu’à ce que mort lente s’ensuive. C’est ainsi, je l’ai constaté, que notre monde (enfin, le vôtre) procède avec le mariage, cette sotte institution où les jeunes femmes n’ont pas leur mot à dire, qui permet à des parents sans amour de vendre littéralement leurs filles à de vieux nantis qui en feront leur prostituée légale et consentante (c’est-à-dire, n’ayant pas le droit de ne point consentir), avec pour unique solution de se forcer à les aimer (ou de se tuer si elles en ont le courage, sachant que, bien sûr, la religion a pris soin de les en effrayer, leur inculquant la croyance que le suicide n’est pas honorable).
Autant vous le dire tout de suite : je n’étais point amoureuse de vous. Du moins, pas que je susse ; car je suis novice en cette matière, n’ayant jamais eu quiconque à aimer, avant l’entrée de Mme Vaistas dans ma vie.
Afin que vous en ayez moins de regret, je vais vous dire maintenant pourquoi ma famille m’a reléguée au couvent ; vous saurez alors quel "monstre" je suis et pourquoi vous avez tort d’éprouver du sentiment pour moi.
Il y a deux ans, le jour de mes seize ans, mes parents m’apprirent sans ménagement qu’ils m’avaient fiancé à un certain M. de Cœu., "excellent parti", de trente ans mon aîné, que je n’avais même jamais rencontré. Lorsque je manifestai mon désaccord, mes parents ne m’entendirent point et mon père me gifla. Je n’étais rien pour eux, sinon un dernier fardeau à abandonner le long de la route (je suis la cadette de sept enfants, dont quatre filles).
Je passai plusieurs jours et autant de nuits en proie aux pires cauchemars. Ma mère resta sourde à mes prières ; mon père ne voulut pas même me recevoir. La veille du jour où je devais subir l’examen pré-nuptial, gage de ma virginité et condition de validité du mariage, je fus visitée en rêve par un ange (dont je savais pertinemment que n’importe qui d’autre l’aurait baptisé démon) qui m’indiqua la marche à suivre pour échapper à mon tourment à venir.
Me dénudant entièrement, je quittai ma chambre à minuit passé, descendis aux communs où je m’emparai d’un panier de légumes frais, remontai à ma chambre sans croiser quiconque et me jetai sur mon lit, essoufflée, le cœur battant à tout rompre, la tête en proie à un tournis dont je ne savais encore s’il était agréable ou non.
Mon ange onirique m’expliqua comment procéder. Avec une lente fébrilité, nue face à la grande croisée de ma chambre, baignée par la clarté de la lune pleine qui faisait de ma peau un écrin de nacre, j’entrepris la cérémonie de ma défloration, sur les draps qui serviraient ensuite de témoins irréfutables. J’avais décidé de m’épouser moi-même et je mettais le monde au défi de m’imposer un autre époux.
Ne sachant quel volume conviendrait le mieux à cette opération nouvelle (je n’avais jusqu’à ce jour exploré que les abords de mon sexe), je m’étais munie de plusieurs sortes de végétaux. Commençant par le plus petit d’entre eux, une fois la première douleur passée (qui ne fut pas intolérable, car mes gestes, je savais les empreindre de douceur), je pris grand plaisir (et même, plaisir de plus en plus grand), à essayer des cucurbitacées et des tubercules de plus en plus imposants, qui me comblaient à satiété. Du moins croyais-je à chaque fois avoir atteint la satiété, mais lorsque, ayant retrouvé mon souffle, je saisissais un autre rhizome un peu plus gros, je ne pouvais m’empêcher de penser que celui-ci remplirait encore mieux son office - c’est-à-dire ma caverne platonique. Le seul moyen de le savoir était d’essayer aussitôt.
Ainsi se déroula la nuit, à me baigner plus que nue dans un torrent de volupté pure et sans partage. Au matin, je dormais si profondément, bercée en rêve par mes propres gémissements de plaisir qui résonnaient encore tels les cris de la nymphe Écho, que je n’entendis pas ma chambrière entrer. Elle eut le temps d’aller prévenir mes parents, qui me trouvèrent ainsi, écartelée sur ma couche, les draps rougis de mon sang et souillés d’une autre humeur réputée indicible mais à laquelle j’avais goûté et dont je m’étais enivrée, portant sur mes lèvres un sourire plus obscène à leurs yeux que celui, perpendiculaire, qui béait entre mes cuisses.
Ma mère s’évanouit séance tenante, et sans feindre, pour une fois ; mon père hurla tout d’abord au violeur avant de se rendre à l’évidence devant les preuves étalées un peu partout. Car je n’avais nulle intention de le détromper sur la nature de mon acte. Il me fouetta lui-même, comme il se doit, et je sais parfaitement qu’il a joui de ses coups de lanière sur ma peau déchirée.
Peu m’importait ; les fiançailles furent rompues le jour même, ce qui était le but recherché. Ce que je n’avais pas prévu, c’est que je serais envoyée aussitôt à l’autre bout de la France, à Saint-G., pour y être enfermée dans un couvent très strict, celui où je me morfonds depuis bientôt deux ans.

Pourtant, quand les visites de Mme Vaistas ont commencé il y a trois semaines, j’ai repris espoir. Car elle m’a laissé entrevoir que quelque chose se trame dans l’ombre de ce monastère ambigu. Elle m’a éprouvée, je le sais désormais, afin de savoir si je méritais sa confiance. La soirée du 22 septembre a été, je crois, ma première épreuve, et je suis fière de l’avoir franchie. Peut-être même l’ai-je franchie un peu trop bien.
Car voici ce qui, pour moi, s’est déroulé ce soir-là. Ce qui s’est passé, cher M. Euclide Pattel (Catulle dépité ?), c’est que j’ai trouvé ce soir-là ma vocation véritable. Et ma vocation sera, à tout jamais, d’adorer le Christ. Mais pas n’importe quel Christ, entendez-le bien ! Je ne parle pas de cette marionnette souffreteuse et geignarde, aussi torturée que tordue, pourvue de ces bras ridiculement maigres et incapables de prodiguer des caresses, ces bras en croix qui signifient à qui veut l’entendre l’interdiction de tout plaisir, criant muettement à tous "Vous n’êtes rien et ne serez jamais rien ; abandonnez tout espoir à mes pieds, léchez-les misérablement et mettez-vous à genoux que je puisse vous cracher sur la tête" !
Oh oui, c’est cette allégorie lumineuse qui m’a ouvert les yeux. Le vrai Christ, celui que je veux adorer jusqu’à la fin de mes jours, jusqu’à la dernière goutte de mon sang et de ma salive dont je l’oindrai sans trêve jusqu’à ce que ma gorge en soit desséchée, c’est celui que vous avez attaché au bas du ventre. Fièrement dressé vers le ciel qu’il perce de sa noble tête rouge sang, vibrant de vigueur vitale, gorgé de semence prête à jaillir telle la fontaine de jouvence, droit comme un I, flèche enflammée qui transpercera le cœur dilaté et humide de sa cible si sensible... Ah oui, Monsieur, c’est votre verge que je désire vénérer de toute ma verve, de tout mon corps, de tous mes fluides.
J’ai su tout cela lorsque je vous ai vu, vous, le buste engoncé sous les jupons de Mme de Brinv., anonyme, absent, autrement dit réduit à votre plus simple expression : un pénis délaissé jaillissant d’une braguette délacée. Vous-même n’étiez que l’innocent autel sur lequel se dressait le symbole du plus désirable des cultes. Dès l’instant où je le vis, je le voulus pour moi seule et me penchai sur lui pour le couver de ma chaleur ardente, le cacher sous ma chevelure afin que nul ne me le vole ni ne le souille, lui prodiguer les caresses que l’on réserve aux animaux nouveau-nés. À vrai dire, par la force des choses, c’est mon voile de taffetas qui le toucha en premier. Quel savoureux symbole de ce que nous sommes, n’est-ce pas ?
J’improvisai alors le rite de ma nouvelle religion, la seule que je pusse accepter en moi, et ne fus pas étonnée de découvrir que le plaisir procuré par la présence de ce cylindre de chair dans ma bouche n’était pas sans rappeler celui qu’est censée offrir l’hostie dans la bouche des communiants. Êtes-vous choqué ? Pourtant, pensez-y : les hosties, empilées en grand nombre, ne forment-elles pas autre chose qu’un cylindre finement tranché ? Quand le Christ dit que nous devons manger sa chair, il n’en précise pas quelle partie. Et ce vin qu’il faut boire jusqu’à la lie, ne symbolise-t-il pas un autre liquide corporel, que, de peur de le laisser s’épandre, il faut bien avaler lorsque la flûte divine déborde enfin ?
Soyons honnêtes : même s’ils n’en sont pas pleinement conscients, ne pensez-vous pas que les prêtres (ces puissants impuissants) jouissent de nous enfiler entre les lèvres ces friandises qui sont censées nous procurer la joie magique d’être avec le Christ ? N’est-ce pas là la description symbolique d’une orgie ? Or, croyez-moi, lorsque j’étais pleine de vous, monsieur, lorsque votre champignon tout enflé venait buter contre le fond de ma gorge, ce que je ressentais était plus proche que jamais de l’extase religieuse telle que nous l’ont décrit Thérèse d’Avila et Jean Chrysostome. C’est d’ailleurs dans cette posture que j’ai compris ce que représentait la couronne d’épines : tout simplement la douleur qui attend le mâle érigé s’il venait à déplaire à sa lutineuse et que celle-ci le mordît, imprimant à sa chair la plus tendre la marque sanglante d’une autre couronne précieuse, celle de ses dents.
Et cette huile sainte qui est censée représenter la divinité ? N’est-elle pas le symbole de la sueur exsudée pendant l’acte unificateur ? N’est-elle pas l’équivalent de l’ardeur des corps poussés à l’extrémité de leurs forces avides de plaisir ?
Continuons à (han !) filer la métaphore. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi les crucifix sont élevés au lieu d’être plantés au sol, comme ils devaient l’être sur le vrai Golgotha ? (car il n’est pas nécessaire de placer un crucifié en l’air pour qu’il souffre). La réponse est simple : parce que lorsqu’on s’agenouille devant un homme debout, on a le visage à hauteur de son aine, c’est-à-dire qu’on a la bouche à hauteur de son sexe. Et ceci vous explique aussi pourquoi les Christ portent un pagne, alors que les vrais crucifiés (relisez Suétone, Sénèque, Flavius-Josèphe) étaient nus afin que leur humiliation publique fût complète (accessoirement, si le fondateur malgré lui du christianisme était exposé nu, tout le monde verrait qu’il était juif). De plus, on ne décrochait certes pas les suppliciés pour les inhumer ; bien au contraire, on les laissait pourrir, comme les pendus de notre temps, et les chiens venaient leur ronger les pieds et les pudenda. Il est donc évident qu’il n’y a pas eu de résurrection. (Ou devrais-je écrire jésus-érection ?)
La preuve que le christianisme est mensonge et fabrication ? Si vous lisiez attentivement l’Ancient testament, au lieu de forniquer à tours de "bras" comme un homme que vous êtes, vous découvririez que le crime pour lequel Jésus a été condamné n’était pas puni de crucifixion mais de lapidation. Dès lors, quelle peut être l’explication de ce traitement de faveur ? Eh ! sans doute eût-il été éprouvant pour les fidèles d’exposer sur l’autel un tas de chairs sanguinolentes et d’os brisés dont ils se fussent promptement détournés pour aller vomir plus loin, c’est-à-dire hors de la sacro-sainte église. Non, décidément, la crucifixion a tout pour plaire : un crucifié se voit de loin, ce qui est idéal pour qui veut, de cette position, dominer les foules. Oh ! "Dominer les foules..." L’expression m’a échappé ; à moins qu’elle ne se soit échappée d’elle-même.
Vous voyez que l’hypocrisie de ce monde va très loin.

Mais je suis sans doute allée trop loin, moi aussi, et vous voici tout écœuré de m’avoir lue, d’avoir partagé mes pensées après avoir partagé ma chair. Si tel est le cas, tant pis pour vous ; je ne vous donnerai plus l’occasion de pénétrer dans mon temple aux portes bien huilées afin que les prêtresses de mes sens y exerçassent leur sacerdoce sur votre sceptre de Dyonisos. Vous fûtes le premier, ce qui n’est déjà pas si mal pour votre orgueil, si j’en crois les "valeurs" de votre société. Il n’y en a pas eu d’autres jusqu’à présent, mais c’est seulement parce que le couvent ne renferme que des femmes (dont certaines, mais vous le savez certainement, ne sont d’ailleurs pas sans charmes ni talents).
Si toutefois mes opinions peu orthodoxes ne vous terrifient point outre mesure, sachez que Mme Vaistas a accepté de nous prêter refuge lors de notre prochaine "cérémonie", qui pourra se dérouler dans le pavillon qu’on lui prête, dimanche prochain après les vêpres. Si vous ne venez pas, je pourrai toujours me consoler avec sa longue langue qui sait si bien le latin et vaut toutes les messes du monde.

Doxa

PS : si nous en avons l’occasion, il faudra que je vous parle d’un projet qui nous tient à cœur (ainsi qu’à d’autres organes), Mme Vaistas et moi-même. Vous êtes riche ; vous comprendrez vite de quoi nous avons besoin (en plus de vos autres liquidités).
PPS : au fait, vous semblez vous plaindre de n’avoir pas eu l’occasion de voir mon visage. Je puis vous rassurer : moi non plus, je n’ai pas regardé le vôtre. Peut-être devrions-nous continuer ainsi. Qui sait ? Je suis peut-être fort laide et mes traits ne seraient plus propices à vous mettre en condition. Après tout, peu importe qui nous sommes, du moment que nous adorons Aphrodite et Apollon comme ils doivent l’être, c’est-à-dire aveuglément.
PPPS : Comme je m’ennuyais (un peu) de vous, j’ai joué avec les lettres de votre nom ; j’ai trouvé ceci : Culte de Pilate ? Drôle d’occupation. Le délit peut ça ? Et il peut bien plus, je gage. Éclat de tulipe ? Des fleurs ? Comme c’est joli. Tulle décapité ? Irez-vous jusqu’à déchirer ce voile qui m’enserre ? Allons, vous ne vous intéressez tout de même pas à Tel cul de Pietá ? Vous, ce serait plutôt le Cul de la petite ? Merci pour le compliment détourné. En tout cul... Oh, pardon ! Je voulais dire : en tout cas, que de mystères à résoudre ! Enfin, je souhaite sincèrement que vous ne vous montrerez pas cupide et létal envers moi.5
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5Culte de Pilate ... cupide et létal...
On m’a (gentiment) signalé que les anagrammes étaient passées de mode et que leur présence dans le manuscrit risquait de "perturber le public" voire de le faire "décrocher". Soyons franc : outre que je n’ai jamais compris comment on pouvait savoir ce que pense ou fait "le" public (comme s’il n’était composé que d’une seule personne, douée de télépathie, qui plus est !), j’estime au contraire que les anagrammes constituent l’un des ingrédients essentiels de la littérature du XVIe au XVIIIe siècles ; non seulement elles doivent rester à leur place, mais j’ai même consacré plusieurs heures à traquer les éventuelles anagrammes cachées dans le texte. Après tout, Alcofribas Nasier est une anagramme, Voltaire aussi, et Stendhal, et Yourcenar, et Agesilaus Santander, et qui sait combien d’autres ? Quant à L’histoire amoureuse des Gaules, elle en regorge (même si elles n’ont pas suffi à exempter Bussy-Rabutin), de même que le Cymbalum Mundi de Des Périers, ouvrage qui, sous les noms de Thomas du Clénier et Pierre Tryocan, cache en fait une dispute entre un incrédule et un croyant.
Bref, il serait aussi absurde d’effacer les anagrammes d’un tel document que de faire un western sans cheval, un polar sans cadavre, un roman français sans nombrilisme, un roman américain sans culpabilité (ni le mot "american" dans le titre, ni exergue biblique, ni recherche d’une figure paternelle...), un roman anglais sans personnage homosexuel, un roman russe sans suicide, un roman italien sans curé, un roman pour adolescents sans faute de goût ou un roman à l’eau de rose sans proverbe. Je ne dis pas que c’est impossible, seulement que ce serait atypique.