Zen
City
de
Grégoire Hervier
(aux
éditions Au Diable vauvert)
Dominique
Dubois n'est pas un héros ; la preuve, c'est vous. C'est le
Français moyen, celui qui vote où on lui dit de le faire,
proprement, sans faire de vagues. Mais comme il n'a pas la « chance »
d'être le fils de quelqu'un de connu ou d'avoir un nom qui résonne
dans l'inconscient collectif comme une formule magique, il n'a de
fait aucun pouvoir. C'est un consommateur normal, prévisible,
étudiable. Autant dire qu'il a vaguement conscience de s'ennuyer
dans sa vie et d'être manipulé (oh, pas méchamment, bien sûr) par
des forces qui le dépassent et que, d'ailleurs, il ne lui viendrait
même pas à l'idée de combattre, puisqu'elles le défendent
contre... d'autres forces. Il est donc comme tout le monde ; la
preuve : c'est le héros du livre.
Un
jour, tout de même, on lui propose de changer de carrière. En
langage moderne - donc anglophile - cela s'appelle « saisir
une opportunité », car le terme « occasion » n'est
plus valable, puisqu'il implique une déchéance. En l'occurrence, il
s'agit pour Dominique Dubois d'aller travailler et vivre dans une
cité modèle, quelque part au cœur des Pyrénées. Zen City est un
ensemble ultra-moderne où tout, sans exception, est à la pointe de
la technologie commercialo-socio-quotidienne : le citoyen est
pris en charge à tous les niveaux, même ceux qu'il ne contrôle pas
consciemment. Ses goûts sont décortiqués, enregistrés,
pré-programmés ; il est bichonné, saucissonné, récuré,
statistifié... On lui glisse des micro-processeurs sous la peau pour
ne pas le perdre dans les kilomètres de couloirs de la Carafe,
l'immeuble high-tech tentaculaire où tout se joue. Quand il dort, il
rêve même que la liberté est un sentiment qui l'étouffe ;
jusqu'au jour où il s'aperçoit, consterné, que son ascenseur
diffuse du Rage against the Machine en version
costard-cravate-eau de Cologne. C'est là qu'il se révolte.
(Curieux
symbole que l'ascenseur pour y faire éclore une révolte ; il y
a quelques années, dans une firme de « communication »,
des employés découvrirent une stagiaire morte d'épuisement. Nul
doute qu'aucun coupable n'a été désigné.)
Mais
que peut signifier « se révolter » quand l'oppresseur
est diffus, sans visage, impalpable et même pas conscient
d'opprimer ? Cela signifie qu'il faut commencer par identifier
l'adversaire, le décrire, l'identifier ; autrement dit, se
mettre à penser politique, sans tomber dans les travers de ceux qui
la font à la place des citoyens. En d'autres termes : se battre
contre des moulins à vent virtuels actionnés par des pantins
corporatistes dont la conscience tatouée appartient au plus offrant
et qui se cachent derrière toutes sortes d'écrans.
Dominique
Dubois est le fils spirituel de Winslow Smith et du N° 6 ;
sans le savoir, il vit dans le monde de THX-1138 et d'Un
Bonheur insoutenable, avec en plus une touche d'horreur
impalpable ; à savoir que tous les ingrédients qui composent
l'univers étouffant de Zen City existent bel et bien aujourd'hui.
Même si certains n'en sont encore qu'au stade expérimental, la
plupart sont là, à l'œuvre, sans le consentement des citoyens,
prêts à servir et asservir.
Ecrit
sous forme de blog puis de bon vieux journal-papier, le deuxième
roman de Grégoire Hervier répète (après George
Orwell, dont l'écrivain est un digne rejeton) que le
totalitarisme n'est pas une idéologie politique ; c'est une
fatalité inhérente à l'exercice de toutes les formes de pouvoir. A
l'instar de quelques films actuels de plus en plus nombreux,
notamment Louise-Michel, il pose cette question dérangeante :
qui nous protège des errances de la démocratie ? Qui a le
pouvoir de s'interposer entre les citoyens et les « élus »,
dont les décisions ne sont que le reflet des intérêts privés
qu'ils défendent ? La sphère publique se réduit comme peau de
chagrin ; bientôt nous n'aurons même plus la liberté de
sauter les barrières pour éviter le péage ; une puce
incrustée sous notre peau renseignera les encaisseurs, qui n'auront
même pas besoin de se réveiller pour savoir où nous avons tenté
de fuir. Zen City ouvre la voie de la dilution dans le néant
civique, où nul ne saurait vivre sans tout réinventer. Tout ?
Oui, même la démocratie.
¤ ¤ ¤
A lire aussi : Scream Test (Au Diable vauvert)
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