Avant
de vous parler de certains livres que j'ai lus (ou pas, si je suis
d'humeur taquine), j'aimerais commencer par vous parler des livres en
général, à travers un livre particulier. Il s'agit de "N'espérez
pas vous débarrasser des livres", qui rassemble des entretiens
entre Jean-Claude Carrière et Umberto Eco, animés par Jean-Philippe
de Tonnac. En gros, ce petit ouvrage répond à la question (ou jette
de l'huile sur le feu de la polémique, si vous préférez) de
l'avenir des bons vieux bouquins de papier, en cette ère joyeuse du
numérique balbutiant. Qu'en pensent donc ces deux grands penseurs ?
(que je ne présenterai pas ici, sans quoi on y serait encore à
noël).
Je
vais tout de suite vous gâcher le suspense ; tous deux
considèrent que le livre demeurera, quoi qu'il advienne. C'est comme
la roue : une fois inventée, on ne peut pas la désinventer.
Même en détruisant toutes les roues, il restera toujours leur
souvenir, la mémoire de leur forme et de leur usage, et tôt ou
tard, quelqu'un finira par éprouver le besoin de la réinventer.
Donc, même si des fanatiques quelconques (et notre époque n'en
manque pas) parviennent à brûler tous les livres (et tous les
écrivains, par la même occasion ; détail à ne pas négliger),
quelqu'un finira fatalement par réinventer le papier, la tablette de
cire ou le rouleau de papyrus.
Pourtant,
on dit souvent que certains inventions ont disparu corps et biens,
que plus personne n'en connaît le secret. Je crois plutôt, comme
ces deux auteurs, que certains modes d'expression évoluent, changent
de forme, voyagent. Certes, il n'y a plus d'enlumineurs depuis le 17e
siècle, mais je suis sûr que certains infographistes d'aujourd'hui
estiment qu'ils en sont les héritiers. On trouve facilement, et pas
seulement dans les collections pour enfants, des livres comportant
des illustrations splendides, des lettrines, des cartes, des photos,
etc. A titre d'exemple, les aquarelles de John Howe pour Le
Seigneur des Anneaux. Et s'il n'y a plus de facteurs de vitraux
depuis l'Art Nouveau, c'est surtout parce qu'on fait moins d'églises
qu'au Moyen Âge. (D'ailleurs, maintenant que j'y pense, il y a un
atelier de fabrication de vitraux près de chez moi !)
Les
défenseurs du média informatique objecteront alors que les supports
numériques évoluent eux aussi. Justement, ils auraient mieux fait
de ne rien dire, car Carrière et Eco ne les ratent pas sur ce
plan-là ; s'il est vrai que les supports informatiques
évoluent, ils le font trop vite, et le matériel qui permet de les
lire devient obsolète rapidement, parfois avant même de tomber en
panne (ce qui est bien le comble pour un marchand de saloperie).
Quant à l'information dont vous aviez besoin, elle est perdue, ou
elle devient aussi difficile d'accès qu'un manuscrit conservé en
enfer. Carrière cite le cas d'un ami à lui qui conserve dans sa
cave une vingtaine de vieux ordinateurs de divers types, pour le cas
où il aurait besoin d'accéder à une source d'informations. Et Eco,
tout contrit, avoue avoir perdu à tout jamais la première version
du Pendule de Foucault, qu'il avait tapée directement sur son
premier PC. Alors, c'est vrai que le papier a des inconvénients :
il se froisse, brûle ou pourrit - mais lui, au moins, ne le fait pas
de matière prématurée, programmée pour de sinistres raisons
mercantiles (désolé pour le pléonasme).
A
mes yeux d'écrivain, le papier présente un autre avantage ; il
se trouve que je suis incapable d'écrire directement au clavier.
"C'est la vie", comme disait Kurt Vonnegut dans Abattoir
5. Quand je suis devant un écran d'ordi, je sèche ; je
suis paralysé ; j'éprouve le vertige mou et glauque des
petites maladies hivernales. Je m'emmerde ferme. Pour écrire, j'ai
besoin du stylo-plume entre mes doigts, de la surface blanche et
lisse du papier, et d'une température comprise entre 18 et 28°C.
Quand je travaille sur un texte complexe, j'ai besoin d'avoir mon
plan sous les yeux en permanence, avec toutes les branches possibles,
les documents, les cartes, une pile de bouquins, bref, mon joyeux
bordel habituel. Sur un écran, je n'ai qu'une ou deux sources à la
fois, et le bordel généré par Windows n'est jamais joyeux.
Ajoutons à cela que les ordis, contrairement aux livres, consomment
de l'énergie - petit détail "négligé" par nos deux
célèbres penseurs, qui n'ont plus depuis longtemps de soucis avec
leur facture d'électricité.
Ils
n'ont d'ailleurs tellement plus de soucis de cet ordre qu'ils
partagent le même hobby : ils collectionnent les incunables,
les livres imprimés entre l'invention de l'imprimerie et l'aube du
16e siècle.
Certains coûtent des fortunes, d'autres peuvent s'acquérir pour
l'équivalent d'un café en terrasse, pour peu qu'on ait l'œil
exercé du connaisseur. Et malgré leur grand âge, ces livres sont
encore parfaitement lisibles... à condition, bien sûr, de maîtriser
le latin, le grec, le persan ou le français pré-rabelaisien.
En
fait, c'est plutôt sur ce point que réside le problème majeur :
ordinateur ou pas, l'important n'est pas le support mais le langage.
Dans les deux cas, il faut lire ; et pour lire, il faut que
quelqu'un ait écrit. J'en conclus donc que tant qu'il y aura des
écrivains, il y aura des livres. Le fait qu'ils soient numériques
ou de papier sera une question de choix personnel et d'habitude,
voire d'éducation ; et de législation aussi, hélas. Car en
attendant que les pouvoirs publics se décident à statuer sur ce
sujet, le monde de l'édition est au point mort, ne sachant à quelle
sauce il sera mangé. Pendant ce temps - qui risque de
s'éterniser au point qu'on finira par oublier de savoir lire et
écrire - les écrivains continuent à produire des œuvres
clandestines par la force des choses. Ce qui va donc changer dans les
années à venir, ce n'est pas tant la forme du livre que celle de
l'édition. Quand les grandes maisons classiques auront fini par
couler, sabordées par les marchands de soupe et de tapis foireux,
les écrivains sortiront de l'ombre, les poches pleines d'histoires
incroyables qui ne rappelleront rien de connu, et s'apercevront enfin
que les éditeurs d'antan étaient leurs ennemis les plus insidieux.
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