UN
COIN TRANQUILLE
Par
une après-midi de fin novembre, ayant une heure à trucider, je décidai
de la passer en buvant un café en terrasse. Il faisait un froid vif
mais l'absence de vent et d'humidité le rendait supportable. J'avais
surtout envie de ne pas m'enfermer dans un endroit bondé et saturé
de fumée (la chose était encore possible à l'époque).
Certains
bars rangeant leurs tables et leurs chaises dans leur salle
principale pour la nuit, ils sont obligés de déplier leur terrasse
dans la journée, même si personne ne s'en sert. J'avisai donc une
superbe terrasse vide, sur l'une des places principales de la ville.
Trente tables et cent-vingt chaises prenaient le froid depuis le
matin, sans que nul ne songeât à les réchauffer de ses miches. Avant de m'installer sur l'une d'entre elles, je
pris la précaution de me signaler au serveur, me doutant qu'il ne
songerait pas à vérifier une éventuelle clientèle à l'extérieur.
Puis j'allai m'asseoir à l'une des tables d'angle, tout-à-fait à
gauche de l'entrée du bar.
Deux
minutes plus tard, le serveur m'apportait mon café, sans s'attarder,
car il ne portait qu'un tee-shirt. Je réglai la note, pris mon temps
pour sucrer et touiller, puis sortis un livre et m'installai
résolument, prêt à passer une bonne heure (ou disons, autant de
temps que je pourrais résister au froid) en toute tranquillité. Les
passants, fort rares, marchaient vite, tête enfoncée dans les
épaules, emmitouflés, pressés de se mettre au chaud. Au pire, ils
venaient s'engouffrer dans le café, en me jetant des regards
inquiets.
Ma
tranquillité dura moins de cent secondes.
Je
n'avais pas terminé la première page que mon radar anti-émeutes se
mit en branle. Levant la tête pour voir ce qui l'avait déclenché,
je cherchai, de l'autre côté de la place, la source de mes futurs
ennuis. Ce fut sa voix, tout d'abord, qui me permit de la repérer.
C'était une jeune femme, âgée de quelque part entre 14 et 22 ans,
une de ces fausses brunes rutilante de maquillage et d'effets
spéciaux qui arpentent généralement les rues par grappes
stridentes de trois à cinq spécimens, agitant dans tous les sens
téléphones portables, sacs à mains argentés, achats compulsifs de
marques connues et chapelets de jurons, le tout avec l'accent des
banlieues, même quand elles n'y vivent pas. En l'occurrence, il n'y
en avait qu'une, mais le volume sonore de sa voix comptait triple.
Bien entendu, elle beuglait dans son portable, si fort que je pouvais
l'entendre à cinquante mètres. En gros, elle racontait à une keupine qu'elle était dégoûtée parce qu'elle avait trouvé le même
moins cher ailleurs, et que le premier mec n'avait pas voulu le lui
reprendre, pauvre inkhiulé ! (Je n'ai jamais su de quoi il
s'agissait.)
Paralysé,
je posai mon livre sur la table et attendis que l'alerte soit passée,
qu'elle ait quitté la place, que sa voix tonitruante se soit
éteinte... Du coin de l'oeil, je l'observais, longeant la terrasse à
un train d'enfer, martelant les pavés de ses bottes à gros talons ; jusqu'au dernier moment, je crus qu'elle allait
disparaître dans la rue adjacente et que je pourrais reprendre le
cours saboté de ma lecture.
Cela
ne devait pas être.
Alors
qu'elle atteignait l'extrémité de la terrasse (en hurlant quelque
chose comme : "Non, mais ton mec, il est pas bien !
T'sais quoi ? I'm'a envoyé un texto, hier. Non, mais tu le
creuhois ?"), elle obliqua brutalement sur sa gauche et
fonça ; pendant deux secondes, je caressai l'espoir qu'elle
allait entrer dans le bar où l'attendait peut-être son
interlocutrice. Naïf que j'étais ! Avec la grâce d'un
camion-citerne et la subtilité d'un éléphant de mer, elle vint
s'asseoir (avec force raclements de chaises) à la table voisine
de la mienne.
Je la refais au ralenti : laa taaa bleee voiii siii neee deee laa mieeennneee !
Tandis
qu'elle continuait à gueuler les aventures du mec de sa copine, je
contemplai brièvement les vingt-huit autres tables vides, les
cent-dix-huit chaises orphelines où elle aurait pu aller poser son
fessier conséquent, ce qui m'aurait procuré une paix relative. Je
laissai passer trois secondes, pour être certain qu'il ne s'agissait
pas d'une erreur, que la personne en question n'était pas quelqu'un
que je connaissais. Non, c'était bien une inconnue, et qui devait
absolument le rester. Je fermai mon livre, sifflai mon café,
ramassai mon sac et me levai pour reprendre ma quête graalienne du coin
tranquille.
Le
sort me réservait une petite surprise ; alors que je lui
passais devant pour regagner le monde libre, j'entendis
distinctement la sainte-greluche s'interrompre soudain dans sa logorrée
pour meugler : "Mais putain ! mais pourquoi je
m'asseois ici, moi ? Je suis conne, ou quoi ?"
J'ai
été très grossier : je ne lui ai pas répondu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire