jeudi 23 août 2012

Un coin tranquille... (Episode 21584)


UN COIN TRANQUILLE


Par une après-midi de fin novembre, ayant une heure à trucider, je décidai de la passer en buvant un café en terrasse. Il faisait un froid vif mais l'absence de vent et d'humidité le rendait supportable. J'avais surtout envie de ne pas m'enfermer dans un endroit bondé et saturé de fumée (la chose était encore possible à l'époque).
Certains bars rangeant leurs tables et leurs chaises dans leur salle principale pour la nuit, ils sont obligés de déplier leur terrasse dans la journée, même si personne ne s'en sert. J'avisai donc une superbe terrasse vide, sur l'une des places principales de la ville. Trente tables et cent-vingt chaises prenaient le froid depuis le matin, sans que nul ne songeât à les réchauffer de ses miches. Avant de m'installer sur l'une d'entre elles, je pris la précaution de me signaler au serveur, me doutant qu'il ne songerait pas à vérifier une éventuelle clientèle à l'extérieur. Puis j'allai m'asseoir à l'une des tables d'angle, tout-à-fait à gauche de l'entrée du bar.

Deux minutes plus tard, le serveur m'apportait mon café, sans s'attarder, car il ne portait qu'un tee-shirt. Je réglai la note, pris mon temps pour sucrer et touiller, puis sortis un livre et m'installai résolument, prêt à passer une bonne heure (ou disons, autant de temps que je pourrais résister au froid) en toute tranquillité. Les passants, fort rares, marchaient vite, tête enfoncée dans les épaules, emmitouflés, pressés de se mettre au chaud. Au pire, ils venaient s'engouffrer dans le café, en me jetant des regards inquiets.
Ma tranquillité dura moins de cent secondes.
Je n'avais pas terminé la première page que mon radar anti-émeutes se mit en branle. Levant la tête pour voir ce qui l'avait déclenché, je cherchai, de l'autre côté de la place, la source de mes futurs ennuis. Ce fut sa voix, tout d'abord, qui me permit de la repérer. C'était une jeune femme, âgée de quelque part entre 14 et 22 ans, une de ces fausses brunes rutilante de maquillage et d'effets spéciaux qui arpentent généralement les rues par grappes stridentes de trois à cinq spécimens, agitant dans tous les sens téléphones portables, sacs à mains argentés, achats compulsifs de marques connues et chapelets de jurons, le tout avec l'accent des banlieues, même quand elles n'y vivent pas. En l'occurrence, il n'y en avait qu'une, mais le volume sonore de sa voix comptait triple. Bien entendu, elle beuglait dans son portable, si fort que je pouvais l'entendre à cinquante mètres. En gros, elle racontait à une keupine qu'elle était dégoûtée parce qu'elle avait trouvé le même moins cher ailleurs, et que le premier mec n'avait pas voulu le lui reprendre, pauvre inkhiulé ! (Je n'ai jamais su de quoi il s'agissait.)
Paralysé, je posai mon livre sur la table et attendis que l'alerte soit passée, qu'elle ait quitté la place, que sa voix tonitruante se soit éteinte... Du coin de l'oeil, je l'observais, longeant la terrasse à un train d'enfer, martelant les pavés de ses bottes à gros talons ; jusqu'au dernier moment, je crus qu'elle allait disparaître dans la rue adjacente et que je pourrais reprendre le cours saboté de ma lecture.
Cela ne devait pas être.
Alors qu'elle atteignait l'extrémité de la terrasse (en hurlant quelque chose comme : "Non, mais ton mec, il est pas bien ! T'sais quoi ? I'm'a envoyé un texto, hier. Non, mais tu le creuhois ?"), elle obliqua brutalement sur sa gauche et fonça ; pendant deux secondes, je caressai l'espoir qu'elle allait entrer dans le bar où l'attendait peut-être son interlocutrice. Naïf que j'étais ! Avec la grâce d'un camion-citerne et la subtilité d'un éléphant de mer, elle vint s'asseoir (avec force raclements de chaises) à la table voisine de la mienne.
Je la refais au ralenti : laa taaa bleee voiii siii neee deee laa mieeennneee !
Tandis qu'elle continuait à gueuler les aventures du mec de sa copine, je contemplai brièvement les vingt-huit autres tables vides, les cent-dix-huit chaises orphelines où elle aurait pu aller poser son fessier conséquent, ce qui m'aurait procuré une paix relative. Je laissai passer trois secondes, pour être certain qu'il ne s'agissait pas d'une erreur, que la personne en question n'était pas quelqu'un que je connaissais. Non, c'était bien une inconnue, et qui devait absolument le rester. Je fermai mon livre, sifflai mon café, ramassai mon sac et me levai pour reprendre ma quête graalienne du coin tranquille.
Le sort me réservait une petite surprise ; alors que je lui passais devant pour regagner le monde libre, j'entendis distinctement la sainte-greluche s'interrompre soudain dans sa logorrée pour meugler : "Mais putain ! mais pourquoi je m'asseois ici, moi ? Je suis conne, ou quoi ?"
J'ai été très grossier : je ne lui ai pas répondu.

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