Slam
est plus grand qu'un film. C'est un obélisque surgi du sol au beau
milieu d'une piste olympique que le fantôme de Jesse Owens est venu
percuter de plein fouet. Soixante ans après, le poing s'est abattu
plusieurs fois, pas toujours sur les bonnes cibles, peut-être. Mais
existait-il une cible pour ce poing-là ? Slam parle de
courage envers soi-même, de cette volonté qui consiste à vivre
selon sa conscience, et non à se défendre en attaquant le monde
extérieur, sous prétexte que c'est forcément lui qui a tort.
Slam
est un dialogue, une longue et profonde conversation entre deux
personnages qui sont aussi des personnes éprises de leur
intelligence, et qui ont soif de solutions plus belles que simples.
Sonja Sohn et Saul Williams sont deux acteurs (performers)
qui se rencontrent et miment une bataille sans arme, une bataille qui
dénonce la violence de ceux qui ne prennent jamais le temps de
parler. Co-scénaristes et auteurs des dialogues, ils se projettent
en scène et font vibrer la réalité autour de leurs voix, de cet
écran toujours trop petit, comme les cellules de prison qui font les
microcosmes répétitifs d'une société en mal de libertés, une
société qui refuse de chercher hors d'elle-même les solutions,
effrayée à la seule idée que le monde est plus grand qu'elle.
Sonja
Sohn est l'assistante très sociale, la visiteuse de prison,
l'enseignante, celle-qui-sait, la bien intégrée qui restera
toujours du bon côté des barreaux, et qui s'efforce (parfois mal)
de ne pas juger ceux qui sont du “mauvais” côté. Non parce
qu'elle a raison (elle est trop intelligente pour cela) mais parce
qu'elle sait que la justice est seulement une machine qui n'est pas
près de se gripper, et que le minuscule individu qui sera son grain
de sable n'est pas encore né. Elle sait que la drogue insignifiante
qui enferme le citoyen dans la même cellule que le triple meurtrier
n'est pas le cœur du problème. Le cœur du problème est que la
justice fait une différence entre l'alcool et le cannabis comme la
société fait une différence entre les Noirs et les Blancs. La
question n'est pas de savoir pourquoi la justice fait cela (elle ne
le sait pas elle-même) mais comment éviter d'être écrasé par sa
machinerie assimilatrice, qui juge le crime comme s'il était une
mentalité, de la même façon que la société juge la couleur de la
peau comme si elle était une culture.
Sonja
Sohn croit en la société parce qu'elle a choisi d'y vivre. Elle ne
l'aime pas forcément ; elle ne lui donne pas raison en tout, elle ne
pense pas que l'individu seul puisse la changer, ni en bien ni en
mal. Pour elle, les institutions sociales sont juste des cadres
d'existence qui nous forcent à les accepter du moment qu'on y a vu
le jour. Qui casse paie, même si c'est un inconnu qui vous a poussé
et s'est enfui, inaperçu ; celui qui reste immobile est forcément
suspect, d'autant plus s'il affiche un air innocent. De toute façon,
au crime il faut un coupable, car la justice a horreur du vide, et
une prison qui ne regorge pas de “criminels” déçoit le
contribuable. Sonja Sohn fait le jeu de la société, à contre-cœur
peut-être, mais parce que c'est là, au sein des Autres, qu'elle a
une fois pour toutes trouvé son compte.
Saul
Williams n'a pas besoin de société, seulement d'amis. Sa tête est
farcie d'univers en voie d'expansion, qu'il explore les uns après
les autres avec nonchalance, parce qu'il les sait immenses et
patients, et qu'il dispose de toute sa vie, plus qu'il n'en peut
rêver. Il arpente ces mondes de sa démarche intriguée, il aime
tout ce qu'il visite, il a déjà envie de ce qui l'attend derrière
le coin de la prochaine rue, il musarde aux passions de tout le
monde, comme un ambassadeur de la fraternité en marche, à peine
inquiet de ne jamais rencontrer ses collègues. La Confiance juchée
sur ses épaules lui permet de voir toujours un peu trop loin.
C'est
pourquoi le monolithe se dresse sur son chemin tranquille, surgi d'un
sol rebelle où jamais on n'aurait cru que quelque chose pouvait
pousser. Comme Saul Williams est trop innocent pour croire au silence
de la pierre, il croit qu'elle va lui parler. Alors, il se heurte à
l'obélisque et se retrouve derrière les fers d'une toute petite
réalité, si minuscule qu'il l'avait à peine aperçue, qu'elle
était à peine digne d'être imaginée ; peut-être même qu'il s'en
veut de l'avoir négligée. La prison : pour ceux qui ne croient
qu'en une réalité unique, la prison est aussi l'absence de
libertés. Mais lui a d'autres portes, toujours ouvertes puisqu'elles
n'ont pas de serrures. Un crayon, du papier ; écrire. Vieille
métaphore pour s'évader ? Voire.
Saul
Williams ne cherche pas seulement à écarteler ses libertés pour
survivre, il cherche surtout à ne pas appartenir, il ne veut céder
à personne. Là, dans la cour, il ne voit que des factions, pas
d'individus. Les prisonniers marchent le long de lignes tracées
aussi bien sur le sol que dans leurs crânes, et ne les franchissent
qu'à leurs risques et périls. De poète, Saul devient un enjeu que
se disputent les bandes, lesquelles ne peuvent jamais s'empêcher
d'exercer leurs pouvoirs, puisque c'est la seule chose qui les fasse
exister. Il sait, lui, que “la poésie est un danger”, il ne sait
même que cela. Grâce à l'arme du verbe, il échappe à
l'obligation d'appartenir, d'être possédé, il se dégage des
idéologies, il se faufile entre les barreaux des autres ; il reste
libre. Et s'il ne dit presque jamais “fuck”, ce n'est pas par
auto-censure ; c'est parce que justement, il n'est pas là pour
baiser le monde.
Un
regard, pourtant, l'a capturé, lui a mis le fil à la patte tandis
qu'il s'envolait ; attaché, il devra bientôt se reposer. Sonja Sohn
l'a vu, entendu, elle aime ses paroles et veut qu'il les offre au
monde, ou plutôt, à son monde à elle. Il la croit, peut-être
seulement pour voir, pour lui faire plaisir, ou parce qu'il aime
faire confiance, tout simplement.
Libéré
sous caution, Saul ira étouffer quelques-unes des haines qui font du
ghetto un cercle vicieux, où toutes les solutions sont fausses et
prévisibles, provoquées et punissables. Il sait que c'est la Loi
qui se plie à la coutume, non l'inverse. Il dit, sans hurler, que la
Loi du Talion est la plus criminelle de toutes les lois jamais
énoncées par la race humaine ; et tant qu'elle continuera à être
appliquée par chacun, elle restera le fondement de la justice pour
tous qui confond aveuglément le criminel, le coupable et le mal.
Puis,
pour l'expérience, peut-être, il tombe dans une autre cage dont les
barreaux sont à l'intérieur du cœur. Il “montre” un de ses
poèmes à des inconnus, se donne en spectacle, difficilement,
crûment, il fait des copeaux avec son âme devant un parterre
multicolore de cultures unifiées, en espérant peut-être, car il
est mortellement naïf, que ces gens en face de lui vont apprendre à
le connaître intimement à cause de ses mots. Alors en s'excusant
presque, il crache un peu de sang aux pieds des citoyens modèles qui
ne connaissent de la prison que sa façade.
Ils
l'aiment aussitôt, parce que, justement, il dit ce qu'il pense, il
pense ce qu'il est, il ne se contente pas de raconter ses aventures
ou de les imaginer différentes ; il croit avoir gagné quelque chose
parce qu'on l'a vu sans masque et que nul n'en a été effrayé. Il
comprend alors qu'il peut se faire aimer de n'importe qui ; mais
aussitôt, il se demande pourquoi tout le monde ne sait pas faire de
même. Doit-il l'expliquer ? Mais comment ? A qui et pourquoi ? Ce
n'est pas son rôle. Il ne veut pas jouer de rôle, jamais. Le monde
n'est pas un théâtre et sa “vie n'est pas une putain de
métaphore”. Il a trahi l'esprit du slam, qui est d'arpenter
les rues de la réalité, non de prendre racine sur une scène.
Au
matin, le monolithe n'est pas rentré dans le sol ; il dresse
toujours son dilemme ; buté, incontournable, aussi pyramidal
qu'une organisation sociale. En plaidant coupable, Saul sera
automatiquement condamné à deux ans de prison, dix-huit mois avec
bonne conduite. S'il plaide non-coupable (alors qu'il détenait cent
grammes d'herbe) son affaire ira aux assises et ses chances de
bénéficier d'un non-lieu seront d'une sur vingt ; autrement, il
risque huit à dix ans. Tout ne se résume-t-il pas ainsi, coupable
ou non-coupable, blanc ou noir ? Et pourquoi pas : homme ou
femme, croyant ou non croyant, riche ou pauvre, beau ou laid, fou ou
normal, maître ou esclave ?
Saul
Williams ne comprend pas ce qui est binaire ; toutes ces choses
lui paraissent insuffisantes, trop dures, mesquines. Il ne voit pas
comment un humain peut déclarer sans mentir “je suis coupable”
s'il n'a fait de mal à personne, y compris à lui-même ; pire
encore, il ne se sent même pas coupable d'être né. Il n'accepte
pas que la société le mette au pied du mur, sous prétexte qu'il
s'est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment (mais il faut bien
qu'il soit quelque part ! C'est ça, un non lieu ?). Il
n'accepte pas qu'on lui fasse miroiter des récompenses. Quant à la
certitude d'une perspective amoureuse...
Les
certitudes le gênent comme des os trop longs.
Il
ne veut pas fuir non plus, car il sait bien que la réalité n'existe
qu'en un seul exemplaire, les autres ne sont que des rêves pour le
plaisir. Lui, le visionnaire, il ne voit plus quoi faire. Il s'appuie
aux grilles qui mènent à l'intérieur de l'obélisque creux de la
justice rentabiliste, celle qui associe un coupable à chaque crime ;
il contemple cette masse qui l'écrase et le réduit à rien ou
presque rien. Peut-être un grain de sable ?
Dans
l'ombre, il cherche une réponse. Personne ne l'a.
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