L'EPOUVANTABLE CHARNIERE essai sur les 100 ans du cinéma



Essai sur trois films de l'année 1995

The Usual Suspects
Lost Highway
Crash



... mon jumeau de velours noir, insaisissable et fuyant.
Une projection qui me rejoignait par le mystère fragile
de je ne sais quelle charnière
me continuait en caricature de cauchemar.”

(René Crevel, Mon corps et moi)

¤ ¤ ¤




A. THE USUAL SUSPECTS


Les yeux de Thanatos ont la couleur de l'argent.



Expect poison from the standing water.”
WILLIAM BLAKE








1. Le Jeu :
de l'acteur
du personnage
de la cruauté

2. La Peur :
de la folie
du vide
de la peur

3. La Création :
du génie
du monstre
du cinéma


Note : Le tain est un amalgame d'étain que l'on étale au dos des miroirs pour les faire réfléchir ; en anglais, "tain" se dit silvering.

*

Tous les limiers du monde occidental (c'est-à-dire de la littérature questionnante) savent que les criminels recherchés qui changent de nom ont l'habitude de conserver leurs initiales, ce qui leur permet de garder les mouchoirs brodés offerts par d'anciennes fiancées, et qui autorise surtout le héros conventionnel à le retrouver pour nous l'offrir en apothéose du film d'action. En conséquence de quoi, nous aurions pu savoir dès le début du film The Usual Suspects, dès son générique, que Kevin Spacey est Keyser Söze.
Mais déjà, la réalité s'avérera plus subtile : pour la première fois au cinéma, c'est Keyser Söze qui est Kevin Spacey. En effet, nous assistons médusés à la transfiguration d'un acteur par un personnage totalement imaginaire, plus puissant qu'un personnage historique, et surtout que son scénario engendre lui-même. Autrement dit, le personnage nait du reflet de l'acteur dans l'œil de la caméra (ou par exemple, dans le plan d'eau du générique). The Usual Suspects se situe d'emblée dans les temps du mythe. Car s'il est vrai qu'aujourd'hui, être un héros implique presque automatiquement une alchimie par un canal audio-visuel, il est soudain devenu vrai qu'un acteur héroïque (et non une simple star, c'est-à-dire une poussière) manquait encore à ce Grand Œuvre qu'est le cinéma.
Toute l'astuce du scénario repose sur la contre-preuve de ce qui précède : Dean Keaton, l'ex-policier criminel, disparu après ses crimes, revient sous ses propres traits, sous son propre nom. Ce qui est bien le comble du non-sens de la culpabilité. Après nous avoir fait croire, avec un certain succès, que Dean Keaton est Keyser Söze, et qu'il n'est donc pas mort, le film montre une autre réalité, qui est celle de Verbal Kint en tant que maître de cérémonie. Dean Keaton, provisoirement ressuscité et devenu objet de terreur, redevient ce qu'il était avant le jeu du mensonge : un cadavre de plus sur les traces de Keyser Söze. Nous aurions pu, là encore, nous en doûter grace à ses initiales : DK, en anglais, se prononcent comme le mot decay, qui signifie décomposition. De ce rôle-ci, Gabriel Byrne, après avoir incarné un Byron gothique chez Ken Russell et un Uther Pendragon empruntant les traits de son rival pour engendrer un roi, ne pouvait qu'être l'acteur. Nous remarquons que DK sont aussi les initiales de l'étudiant cadavre dans Rope, ainsi que celles du scénariste assassiné (David Kahane) par le producteur dans The Player.
L'accroc dans le tissu du film qui nous permet de découvrir la vérité, c'est le marin hongrois rescapé du massacre, c'est-à-dire son regard. Qui est-il ? Plus exactement, qu'est-il ? De son unique oil indemne, il croque un portrait-robot via interprète ; de sa peau brûlée aux reflets métalliques, il fige l'action en un lieu obligé et étroit comme une cabine de projection : sa chambre d'hôpital ; de sa nationalité, presque insaisissable pour un américain, il impose une image directement issue de l'inconscient collectif : d'europe de l'est, le seul mythe à avoir traversé les collines hollywoodiennes est celui d'un certain comte aux dents acérées. Curiosité que ce marin hongrois, puisque la Hongrie n'a pas de littoral. Forcément rattaché à un port de convenance, le marin est sans doute habitué à une ville de la mer Noire, la plus évidente étant Varna. De là, quelques heures de chalutier nous permettent d'aborder les rivages nord de la Turquie, voire la Corne d'Or elle-même, patrie de Keyser Söze. Pourquoi l'Europe est-elle devenue la source (récente) de toute peur chez l'individu américain ? Volonté puérile de se déculpabiliser du génocide indien en le rejetant sur les épaules des colonisateurs d'une époque que l'on voudrait plus lointaine ? Nécessité de se détacher de vieilles valeurs, pour mieux imposer les nouvelles, tout en évitant soigneusement de reconnaître qu'elles ne sont pas meilleures, ni plus originales ? Refus d'accorder aux européens l'invention du cinéma ? (La fin de The celluloïd closet est significative à ce sujet : tout un aspect de la pertinence du film s'effondre en effet lors de l'extrait final, présenté comme un film expérimental de Thomas Edison et daté de 1895 ; on y voit deux jeunes techniciens danser ensemble sous l'oil avisé d'un troisième plus âgé. Le problème est que ces images ont été obtenues à partir d'un kinétoscope et non d'un cinématographe ; pire encore, si elles montrent deux hommes se livrant à une activité généralement destinée à un couple, c'est parce qu'Edison, en misogyne consommé et digne de son époque, ne faisait pas suffisamment confiance aux femmes pour permettre à une seule d'entre elles d'approcher ses ateliers. Il prenait donc pour sujets ceux qu'il avait sous la main. On touche là un problème qui dépasse peut-être celui de cette étude : la surinterprétation de l'intertexte.)

Le marin hongrois est donc le Témoin, la Caméra, qui a fixé l'image et nous la restitue par un lent procédé, presque chimique, d'extirpation des données. Son œil valide est l'objectif ; sa peau, brûlée comme par une trop longue exposition à la chaleur de la lumière, est la pellicule où viennent s'inscrire ses souvenirs ; les sulfates d'argent émulsionnés qui couvrent son corps (sa théorie bio-mécanique) sont les résidus de ce tain que Keyser Söze a soigneusement ôté de derrière le miroir afin de précipiter sa disparition. Mais pressé par le temps (c'est-à-dire, par la nécessité de la théorie cinématographique, par exemple celle de faire un film) il a négligé son ouvrage : un léger éclat est resté accroché derrière la surface du miroir. Cette fois, ce n'est pas seulement un trou dans une toile qui nous révèlera le visage du monstre, mais un espace aux propriétés curieuses, qui non seulement nous révèle ce visage, mais qui nous terrifie parce que nous savons que le monstre nous a vus le regardant. The Usual Suspects est conçu comme une séance d'identification de criminels. Mais, sans le savoir, c'est nous qui sommes du côté des suspects, et Keyser Söze joue un faux témoin bafoué. Et cet éclat oublié de tain nous a permis d'entrevoir, l'espace d'un instant, à la faveur d'un briquet allumé, par exemple, le visage de l'homme qui peut causer notre perte.
Ce qui présuppose que nous nous sentions coupables de quelque chose. Pour l'américain moyen, cela ne pose aucune espèce de problème : il est toujours coupable de quelque chose a priori, puisque, en tant que chrétien et ne doutant pas une seconde qu'on puisse ne pas l'être, il se sent déjà au moins coupable d'être né. Si on devait en rester là, on ne dépasserait guère le stade d'un Bad Lieutenant, produit conventionnel puisque allant systématiquement à l'encontre des conventions, ce qui lui confère son plus grave défaut, d'être entièrement prévisible. Et cette faute-là, n'étant pas chrétienne, est réelle et impardonnable ; de tels films (tout Ferrara, mais aussi Carlito's way, le Scarface de De Palma, Heat ou même dans une certaine mesure, Smoke ou The Goodfellas) fonctionnent comme des suicides rituels accomplis par des individus qui se déclarent mauvais parce qu'ils croient que la société les a rejetés ; incapables d'en imaginer une autre, leurs gestes sont inutiles et sans intérêt. Même les guerriers japonais finissent, lentement, par comprendre la vacuité fondamentale de cette aliénation de l'homme par l'honneur, valeur vide et arbitraire que ne véhiculent plus aujourd'hui que les criminels véritables pour se donner bonne conscience vis-à-vis d'eux-mêmes, devant un public de plus en plus lassé.
La mafia, y compris celle d'un certain cinéma qui se réclame de son image, n'est rien d'autre que la survivance malsaine de l'esprit tribal, et à ce titre, mérite de rejoindre les oubliettes fumeuses qu'elle a inventées pour faire croire au public que ses membres, humains monstrueux, étaient capables de souffrir moralement. Keyser Söze, lui, avoue être un monstre à face humaine ; il ne fait plus semblant de vouloir réintégrer une société qu'il déteste ; il est inaliénable, parce qu'il n'existe qu'au cinéma, pas dans la rue, ni dans la vie quotidienne. Ouvrir les poubelles ne permettra jamais de le surprendre en train de se faire un fix à l'acide.
Pour ceux qui ne se sentent pas redevables du simple fait de vivre, une autre peur, beaucoup plus intéressante parce que plus insidieuse et profonde, s'installe en nous lorsque nous avons vu le visage de KS (c'est-à-dire à la fois Keyser Söze et Kevin Spacey). Nous savons qu'il fait le vide autour de lui, non par désir psychopathologique ou par vengeance traditionnelle (ce qui revient au même), mais parce qu'il entend conserver son visage, sans devoir en changer. Le masque ultime du criminel, c'est bien son propre visage, du moment que personne ne peut plus témoigner pour l'identifier.
Le marin hongrois est donc le symbole d'un film, celui qui nous permet d'assister au jeu de la peur. Mieux encore, nous y participons de notre plein gré, trompés mais heureux de l'être dès lors que nous l'avons réalisé : lorsqu'on voit cet amas de cordages et de tubes d'acier sur le débarcadère, nous sommes persuadés que Verbal Kint se cache derrière, et nous nous identifions à lui comme témoin. Mais en réalité, il ne s'y trouve pas. Le plan est truqué sans trucage. Nous nous fourvoyons, seuls, dans une version divergente et habilement factice. Nous oublions que l'histoire à laquelle nous assistons nous est en fait racontée à deux degrés, et que le conteur est toujours libre de dicter les règles. Il ne nous en a pas avertis ? Comment le savoir ? Et quand bien même eût-il lancé un conventionnel pronunciatio, l'Histoire ne prouve-t-elle pas que les humains adorent être manipulés, se donnant ainsi l'illusion qu'ils peuvent se consacrer à des tâches plaisantes pendant que d'autres, “élus” par défaut, œuvrent en leur nom et place ?

The Usual Suspects, c'est le reflet d'un monstre social aperçu dans un coin de miroir, en pleine nuit, furtivement, au sortir d'un cauchemar qui nous a donné un vertige de glace. Il suffirait de nous retourner pour constater qu'il n'y a personne dans notre dos ; mais nous n'osons pas, parce que nous croyons que la réalité serait pire. Nous croyons savoir que le reflet ne peut mentir, parce qu'il se contente de rendre compte d'une réalité inversée. Nous avons vu cette silhouette, ce masque suspendu derrière notre épaule, ce visage grimaçant et mescalinien. Mais la vraie question est qu'un monstre comme Keyser Söze n'a que faire de hanter notre réalité. Il préfère, et de loin, laisser sa trace dans nos rêves. C'est-à-dire, aujourd'hui, dans les films. Keyser Söze est l'anti-thèse du vampire : seul son reflet existe.
Dans Répulsion, le personnage de Catherine Deneuve voit un inconnu dans la glace ; elle se retourne pour constater qu'elle est seule, conclusion qui augmente son malaise et sa paranoïa. The Usual Suspects agit exactement à l'inverse : les cinq reflets que nous voyons nous rassurent parce qu'ils indiquent que nous, le témoin, ne sommes pas directement vus par les criminels ; mais nous réalisons alors que l'un d'eux n'a pas d'image réelle. Seule sa virtualité nous terrorise, parce que nous nous perdons à imaginer son vrai visage, étant convaincus qu'il n'oserait jamais se montrer à visage découvert. Or, la formulation même de cette pensée équivaut à une sentence de mort prononcée par Keyser Söze.

KS rejoint d'emblée le panthéon des monstres de l'inconscient collectif, du mythe pur d'une certaine humanité. Il est l'envahisseur d'une certaine réalité. Il erre désormais à la surface du globe terrestre, engendré par un mode de pensée – le cinéma – capable de donner vie à nos cauchemars. Mais si le Golem est né de la frustration de se sentir manipulés par les dieux (Talos, monstre de métal riveté, plus ancienne des créatures artificielles connues), si Dracula est né de la peur d'être enterré vivant ou de mourir en souffrant (marquant la fin du christianisme consolateur, donc la fin même du christianisme), si King Kong est né dans la jungle du syncrétisme culturel (tentative par le XIXe siècle d'échapper à l'assimilation, donc de perdre toutes dimensions), si l'Alien est né de l'effondrement des valeurs classiques (aucun dieu ni aucun homme n'étant responsable de son existence, et sa destruction restant hypothétique), Keyser Söze, quant à lui, a vu le jour sur une route désertique, simple et effilé vers l'infini comme un John Ryder, l'auto-stoppeur de Hitcher.
Pourtant, il n'a pas les attributs d'un criminel. Toute la différence entre ces monstres et Keyser Söze tient en ce qu'ils exercent une terreur d'ordre moral. La sienne est purement - et volontairement - psychologique. KS dérange d'autant plus certaines valeurs (c'est-à-dire certaines personnes) qu'il n'est visiblement pas fou. Contrairement à ses prédécesseurs monstrueux qui n'utilisent aucun aspect de la folie personnelle, KS parvient à la Terreur pure en instaurant la peur de la Folie, et nous propose de la soigner par la mort. “Strangest things...” murmure McManus avant de s'effondrer mort, apparemment soulagé ; c'est aussi un soupir de soulagement que pousse Dean Keaton lorsqu'il reconnaît Kint / Söze devant lui, avant d'être exécuté dans les règles de cet “art”.
La séquence anecdotique en Turquie est significative de cette instauration de la Terreur. On pourrait croire d'abord qu'elle est destinée à effrayer simplement, à bâtir une légende. Pourtant, au fur et à mesure que défilent les images - par les paroles qui les engendrent - on ne peut s'empêcher de considérer cette histoire comme authentique. Car, si elle ne l'était pas, d'abord Keyser Söze n'aurait plus de dimension mythologique ; mais surtout, s'il ne s'agissait que d'une histoire rapportée, Verbal Kint perdrait sa double identité et le film se terminerait à la révélation que Dean Keaton avait été Keyser Söze. L'anecdote est vraie parce que celui qui la raconte est aussi celui qui l'a vécue. Nous sommes, encore une fois, pris dans l'intertexture que tisse le personnage maître de l'histoire : Verbal Kint est l'anagramme de Verbal Knit, autrement dit : couture verbale. (En techniques de traduction, "verbal" désigne même le mot-à-mot). C'est à ce moment, une fois acceptée l'authenticité de cette anecdote, que nous devenons effrayés de la peur elle-même, de l'idée même de peur, présentée comme un piège inévitable parce que déjà refermé sans que nous en ayons eu conscience.
Nous tombons alors dans le piège véritable : Keyser Söze devient un personnage historique (et pas seulement mythique) parce que, empêtrés dans les différents niveaux d'interprétation du film, nous avons oublié que nous étions au cinéma. Là se situe une autre des grandes forces de The Usual Suspects. Il ne s'agit pas seulement d'un film, mais aussi d'un jeu à l'échelle de la vie, même si ce n'est que celle du cinéma. Le scénario à trois niveaux de Christopher McQuarrie n'aurait certainement pas pu fonctionner sans la parfaite compréhension qu'en a eu le réalisateur Bryan Singer (lequel devra attendre un prochain film afin de se mieux révéler). Mais plus encore, The Usual Suspects aurait manqué d'une certaine dimension si le monteur n'en avait pas aussi été le compositeur musical.
Rarissime (voire unique, sauf erreur) conjonction dans l'histoire du cinéma, le travail en parallèle qu'a accompli John Ottman sur les montages sonore et pictural du film donne à l'ensemble cette impression dérangeante d'être tiraillé en permanence dans plusieurs directions en même temps. La clef - principale - se trouve bien là : The Usual Suspects est un film qu'il faut voir deux fois, puisque la deuxième vision est celle d'un film radicalement distinct du premier. Celui-ci, un polar, parle d'un complot tortueux mis au point par un maître du crime, destiné à le débarrasser d'un témoin génant. Le deuxième, presque un essai psycho-sociologique, parle de la naissance d'un mythe moderne (engendré par Eros en tant que principe de production sans discernement), un monstre de cruauté qui se verra éternellement incarné au cinéma. Car, lorsque Kevin Spacey abandonnera son rôle, et même si personne ne le reprend, Keyser Söze continuera d'exister en filigrane de tout film noir, et l'espoir pervers de voir ressurgir sa silhouette hantera presque consciemment l'esprit de tout cinéphile.
Ce ne sont pas les spectateurs de Seven qui pourront dire le contraire. Seven n'est rien de plus qu'un bon polar horrifique pour qui n'a pas vu The Usual Suspects. Mais si tel est le cas, alors le film qui met en scène les “exploits” de Jonathan Doe devient quelque chose de plus fondamentalement effrayant : un jalon dans l'établissement de la Terreur par Kevin Spacey d'un personnage qui le dépasse déjà, le marquera sans doute à tout jamais, et qui peut-être, le contrôle corps et âme. L'acteur joue avec la silhouette des deux personnages - qui est la même d'un film à l'autre : ciré sombre, chapeau mou, claudication, petite voix geignarde - et brouille la lecture des deux films, nous amenant à nous demander si l'un n'est pas en fait la suite de l'autre (mais sans préciser leur ordre). On pourrait en effet prétendre que leur succession est simple, puisque Jonathan Doe est bel et bien tué à la fin de Seven. Comment pourrait-il donc revenir, ailleurs ou elsewhen ?
On oublie, disant cela, une chose primordiale : ce n'est que le personnage de John Doe qui est tué, non l'acteur Kevin Spacey. Car en fin de compte, Keyser Söze n'est pas une simple gestalt que son acteur a revêtue une fois, pour les besoins d'un film. Sa complexité même en fait une entité qui transcende l'individu humain dans ses normes d'acteur ; sa norme est le hors-norme, l'inhabituel et surtout, l'imprévisible. Même dans Swimming with sharks, où le rôle du producteur n'est évidemment pas aussi psychopathe que les deux autres (quoique !), Kevin Spacey parvient tout de même, en fin de film, à accomplir un geste moral qui dépasse le comportement humain classique. D'un simple regard, alors qu'il est l'objet d'une haine létale, il parvient à détourner la force de cette haine sur autrui, sur quelqu'un qui est, à tout prendre, moins coupable que lui. Et seul un personnage mythique, doué d'un pouvoir véritable et efficace (au sens magique des termes), est capable d'un tel exploit. Ce n'est bien sûr pas pour rien que Swimming with sharks se déroule à Hollywood, tout comme The Player. On pourrait même finir par se demander - mais ne serait-ce pas de la paranoïa ? - si le Joueur qui piège Griffin Mill ne pourrait être... Keyser Söze.
On peut se demander aussi, moins poétiquement, quelle part de conscience détient Kevin Spacey dans l'établissement, la genèse de ce monstre ? Sa maîtrise du personnage de John Doe semble montrer qu'elle est très importante. Seuls d'autres films nous en diront plus. Nous savons que Keyser Söze existe désormais, et qu'il a peut-être toujours existé (au cinéma) ; il ne nous reste plus qu'à surveiller (au sens inquiet du terme), à craindre son apparition dans un film futur, dans un coin d'image ou au téléphone. Enfin, le cinéma devient un jeu, le seul jeu intéressant pour qui tient la télévision (c'est-à-dire la passivité) en abomination, le jeu de la cruauté.

“Ni l'Humour, ni la Poésie, ni l'Imagination ne veulent rien dire si, par une destruction anarchique, productrice d'une prodigieuse volée de formes qui seront tout le spectacle, ils ne parviennent à remettre en cause organiquement l'homme, ses idées sur la réalité et sa place poétique dans la réalité.” (Antonin Artaud).

Le génie du personnage de Keyser Söze tient pour l'essentiel dans son pouvoir de construction (Kobayashi, vrai faux avocat au nom de cinéaste mythique, celui de La Condition humaine) ; bien que criminel, donc destructeur de valeurs, KS sait aussi se montrer un excellent bâtisseur. Il dépasse le mensonge pour entrer dans le jeu de la manipulation, il dépasse le jeu de l'acteur pour faire celui du cinéma en soi. L'été 1995 a vu une renaissance qui devrait marquer, comme on le dit d'un fer rouge, son second siècle. Si d'autres formes de cinéma, trop engoncées dans le conventionalisme, ont voulu nous montrer que les monstres se définissaient par une sadienne impossibilité à survivre, The usual suspects nous avertit qu'existe une espèce de monstres indétectables, capables de prendre figure trop humaine. Et si la plus grande ruse du diable est de faire croire qu'il n'existe pas, celle de Keyser Söze appartient au degré supérieur, car il prend soin de détruire les fondations même de notre raison.
 B. LOST HIGHWAY
La Mort dans les plis


Dans la route qui obsède
dans le cœur qui cherche sa plage
dans l'amant que son corps fuit
dans le voyageur que l'espace ronge”
HENRI MICHAUX

1. Narration :
la nuit et le mensonge
à l'image des images
la mort est le milieu

2. Raccord :
la permutation des corps
la figure est extraite de la fonction
la folie est le manteau du fourbe

3. Phénomènes :
la pertinence rétinienne
thaumaturgénérique
le nombre irrationnel des univers

*

Pour expliquer Lost Highway, il nous faudra employer les mêmes armes que le film ; à savoir, présenter comme acquis certains arguments dont la justification ne viendra que plus tard.

Au début donc, il y a Fred Madison, qui apprend par l'interphone de sa villa que “Dick Laurent est mort”. Nous ne savons pas ce qu'il sait de ce personnage. Devant la maison, à l'autre bout de l'interphone, plus personne ; mais sous les infrasons de la bande musicale, les oreilles averties (c'est-à-dire celles qui réentendent le film) ont décelé les crissements de pneus et le hululement d'une sirène de police. Nous notons qu'interphone signifie “voix intermédiaire”.
Le soir même, que nous appellerons la première nuit, Fred Madison découvre que sa femme Renée lui ment (elle prétend qu'elle va lire dans une maison aussi dépourvue de livres que de chaleur humaine ; elle n'est pas là lorsqu'il l'appelle depuis son lieu de travail). Le lendemain matin, un inconnu a déposé une cassette-vidéo, sur laquelle l'entrée de leur maison a été filmée. Renée a peut-être essayé de la cacher à son mari, mais celui-ci s'est levé plus tôt que d'habitude ; il ne mentionne pas à sa femme qu'il l'a appelée la veille et qu'elle n'était pas là. Nous notons que Renée signifie “née une seconde fois – ressuscitée”.
La deuxième nuit, Fred raconte à Renée un cauchemar qu'il a fait récemment, au cours duquel elle l'appelait par son prénom, chez eux, mais il ne lui répondait pas. Plus tard, Fred fait un autre cauchemar, continuation du premier, à la fin duquel il se trouve au lit avec une femme qui n'est pas Renée mais en possède tout de même les attributs corporels ; son visage est soudain celui d'un homme blafard et inconnu. Le lendemain matin, une deuxième cassette montre la façade de leur maison, puis le couloir qui mène à leur chambre, et enfin, deux silhouettes endormies dans le lit. La police alertée ne peut que constater l'absence de traces d'effraction. Nous notons qu'en anglais, le terme effraction (“break in”) détermine, par l'exercice de la violence, le début d'une destruction.
La troisième nuit, les Madison se rendent à une soirée. Un instant délaissé par Renée, Fred est abordé par un inconnu, que le générique final du film baptisera Mystery Man, mais que nous appellerons f pour des raisons qui se préciseront plus tard. Que veut ƒ ? Il précise que Fred et lui se sont déjà rencontrés, chez lui (“at your house / dans votre maison”). Il ajoute qu'il s'y trouve en ce moment même. Appelant chez lui sur un portable que lui tend ƒ, Fred a une conversation parallèle avec ƒ. Celui-ci s'éloigne alors sans rien révéler d'autre. Qui est-il ? Andy, l'hôte de la soirée, apprend à Fred qu'il s'agit d'un ami de Dick Laurent. Pour Fred, Dick Laurent est censé être mort ; non seulement Andy, dont on ne sait s'il est effrayé ou embarrassé, dément cette information, mais il ne comprend pas non plus comment Fred peut connaître Dick Laurent. Les Madison quittent la soirée précipitamment. Nous notons que l'arrivée de ƒ provoque l'extinction de la musique et des conversations, créant une intimité spéciale entre Fred et lui ; nous notons aussi que ƒ, outre un maquillage théâtral qui le rend comme surexposé, ne cligne jamais des yeux.
Dans la voiture qui les ramène chez eux, Fred interroge sa femme sur la façon dont elle a connu Andy. Sa réponse reste vague. La seule information certaine est qu'ils se sont rencontrés dans une boîte, le Moke's, (“baudet”) et qu'il lui a proposé un travail qu'elle a refusé mais sans en préciser la nature. Chez eux, Fred préfère s'assurer qu'il n'y a personne ; par un effet de lumière juste avant leur arrivée, nous savons qu'une présence occupe la maison. Notre connaissance ne fait encore que réfléter l'inquiétude de Fred. Plus tard, tandis que Renée se démaquille, Fred devine la présence qui hante sa villa. Un long couloir sombre, devenu trou noir, l'attire immanquablement. Là, il voit quelque chose qui l'épouvante, mais que nous ne voyons pas. Puis, alors que Renée est prête à se coucher, Fred, redevenu calme, se regarde dans une glace. Or, à part dans la salle de bains, nous n'avons pas le souvenir d'avoir jamais vu un miroir dans l'appartement des Madison. Constatant son absence, Renée appelle son mari par son prénom. Mais contrairement à lui, elle est terrorisée par l'obscurité et reste au seuil du couloir. Puis, au lieu de l'objet de tous nos cauchemars, c'est Fred qui finalement surgit du corridor après une attente presque mortelle. Nous notons que le plan subjectif où Fred remonte le couloir est le correspondant cinématographique du plan vidéo qui figurait sur la deuxième bande.
Le lendemain matin, Fred Madison regarde seul la troisième bande : façade, séjour, couloir, chambre... et meurtre. Tout a eu lieu comme un cauchemar, ou plutôt sous l'influence d'un cauchemar, en tous cas lors d'un intervalle de temps auquel nous n'avons pas assisté. Renée est morte, mais nous ne sommes pas inquiets pour sa figure ; nous savons qu'elle renaîtra. Et si son nom ne suffisait pas, la manière dont elle a été tuée serait un indice supplémentaire de son retour prochain : découpée et démembrée comme une version féminine d'Osiris, son amant, mâle Isis, ne pourra que chercher à la remodeler au cours d'un périple de forme cyclique. Les pas glissants sur le sang de la victime propitiatoire, nous entrons de plein fouet dans le temps du Mythe.
Dans l'intervalle, Fred est accusé, condamné à mort et emprisonné, autrement dit rejeté par toute humanité.

La folie est en route. Mad/ness/is on/the road.

Mais la prison ne constitue pas un refuge, et la mort est inacceptable. Fred a besoin d'autre chose pour s'évader. A l'extérieur, un allié qu'il ignore encore œuvre pour lui. C'est à ce stade du film que nous devons accepter l'argument magique, celui qui permettra d'accomplir au sens propre du terme le dédoublement de personnalité. Incrédules, nous assistons à un échange de corps. Fred Madison disparaît de corps et d'âme pour être remplacé par Peter Dayton.

Un autre film vient de commencer.

Dayton est amnésique et innocent ; à moitié défiguré, un trou sanguinolent orne sa tempe droite. Sa découverte est placée sous le signe du silence : celui, géné, de la police qui le rend à ses parents ; celui de ses parents qui ne veulent pas parler du soir où il a disparu ; celui de Dayton lui-même, qui dit ne se souvenir de rien. Aucun dialogue ne nous éclaire, aucune image. Nous ne savons même pas si sa disparition a eu lieu en même temps que sa réapparition en cellule. Une nouvelle vie se déroule sous nos yeux, simple et toute droite, apparemment aussi insignifiante que des jouets de plastique flottant à la surface d'une piscine d'enfant dans le jardin des voisins.
Après une convalescence indéterminée, sous surveillance policière néanmoins, Pete reprend son travail au garage d'Arnie. Plus tard, le grand patron, Mr Eddie, lui rend visite. Cette fois, le cinéma se met au travail. La figure de Robert Loggia, sa voix, mortelle avalanche de rochers, ses personnages passés, tout cela véhicule en une seconde et un seul geste, une terreur nouvelle dans le film, celle du vrai criminel, celui qui n'est pas fou, mais qui fait tout simplement profession de crimes. Cette figure à l'hérédité chargée (Macelli, le caïd vampire d'Innocent Blood, ou encore Anton Kreutzer, le sénateur mimétique et pharaonesque de la série culte Wild Palms) fait basculer le film vers un monde plus souterrain encore que celui où il baignait jusqu'à présent ; puisque Loggia est là désormais, nous savons que des limites vont être franchies.
Après une scène ultra-violente destinée à faire chuter les road casualties dues aux chauffards (comme une version courte de Crash, en quelque sorte), nous apprenons que Mr Eddie est Dick Laurent ; c'est-à-dire qu'il joue son rôle, tout comme Robert Loggia joue le rôle du caïd.

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C'est alors que le film devient sujet au lieu d'objet.
Dès que l'échange des corps avait eu lieu, nous savions que nous nous situions dans un film double. Mais David Lynk ne saurait se contenter d'un double classique ou déjà employé au cinéma ; ici, nulle histoire de jumeaux, de sosie, de chirurgie esthétique, d'amnésie, de possession, de monstre parasite ou d'échange d'identités, domaines ou d'autres se sont (plus ou moins) magistralement exprimés. Tout simplement, cette fois, l'échange est total : corps & esprit. Il y a permutation, et non seulement métamorphose. Ce n'est pas la personnalité de Fred Madison qui s'est dédoublée, c'est le film lui-même. Le récit prend alors un aspect résolument nouveau, que nous avons à charge de découvrir nous-mêmes, sous l'ésotérisme distillé par Lynch. Et cet aspect, de prime abord incompréhensible, puisque occulte, sera ce personnage inexpliqué dans le film, qui apparaît comme bon lui semble et donne l'impression de jouir de toutes les formes du pouvoir, et que nous avions baptisé ƒ.
Qui est ƒ ? Nous savons qu'il vit dans une cabane, en plein désert. Autrement dit, dans un refuge loin des hommes ; domaine de définition de la folie. “Une demeure (cabane, chambre, terrier ou nid) n'est que la réalisation au-dehors de cette impression d'intérieur que l'on a de son propre corps” (Michaux, Connaissance par les gouffres). Cette cabane, nous la voyons brûler par deux fois, en des plans différents, mais surtout elle brûle à l'envers. Ce lieu, s'il existe donc, n'obéit pas aux règles du Temps ; il a son propre sens, qui n'est pas le sens commun. ƒ est la fonction filmographique et fictive de la folie de Fred, une personnification poussée au-delà de l'extrême (c'est-à-dire des conventions actuelles), ayant pris chair et possédant le pouvoir de s'ancrer dans une certaine réalité, celle de la communication. Il apparaît dès lors qu'un échange d'information est en jeu : au téléphone, en rêve, ou bien en monologue avec Fred (après le meurtre de Dick Laurent), autrement dit, lorsque la part de folie dicte intimement (= à l'intérieur du crâne) sa conduite à la part de raisonnable. C'est ƒ qui tue Dick Laurent, parce que ƒ est la face schizophrénique de Fred. Etant lié au flux de l'information (voire constitué par lui), ƒ jouit d'une existence semi-matérielle, celle qu'aurait un personnage de fiction vis-à-vis de l'histoire qu'on lui a fait vivre, s'il avait les moyens de la vivre à nouveau et de la modifier.
Or, quand on s'aperçoit que l'on devient fou, une solution peut être par exemple de faire demi-tour, de tenter de revenir à la raison.
Fred, pour une raison qu'il doit ignorer (puisqu'il communique avec lui-même sous une forme inavouable, celle de la folie), sait que sa femme le trompe et avec qui. Il décide alors de se venger, non pas simplement en les exécutant, ce qui lui vaudrait une condamnation à mort, mais en désignant à sa place un bouc émissaire. Pete Dayton, mécanicien apprécié et au-dessus de tout soupçon, sera l'agent d'une vengeance qu'il n'aura jamais les moyens de comprendre. La deuxième moitié du film peut alors s'accomplir, comme un rituel dont on se contente de suivre la formule magique.
Fred boucle alors le déroulement du film, c'est-à-dire qu'il retourne au début ; il avertit son double passé encore sain d'esprit, mais déjà angoissé ; puis disparaît de la narration, donc dans une incertitude technique. Ensuite le Fred sain reçoit les informations de ƒ, le Fred fou, sous forme d'images vidéo extraites de ses rêves ultérieurs, autrement dit des rushes du film lui-même, preuve que ƒ a une fonction pleinement cinématographique. Ce qui hante Fred à l'intérieur de sa propre maison (donc ce qui brûle son refuge) c'est lui-même, mais sous une forme qu'il ne peut comprendre, parce que fondamentalement différente. Le fou nous apparaît avant tout dans son étrangeté. Face à notre folie, nous préférons restés détachés, croyant que c'est là un synonyme de libres. Car la folie exerce une véritable force d'attraction, celle d'apporter une solution (par exemple, aller à l'encontre de la raison plutôt que de se suicider).
Étant dans les interstices du film, baignant dans son bain matriciel saturé d'information, ƒ peut intervenir partout et à tous les degrés. Faut-il qu'il soit l'ami de Dick Laurent afin de l'approcher ? Aucun problème, il lui suffit de le décider, de remonter le flux de l'information jusqu'à modifier celle qui lui permettra d'être ou d'avoir ce dont il a besoin.
En comparaison, le personnage d'Alice Wakefield (dont le prénom évoque les miroirs qui mènent à d'autres univers, et dont le nom signifie "champ de veille" ou "champ de sillage") n'est qu'une émanation fantasmatique, un leurre de séduction destiné à créer le motif qui ordonnera (religieusement) le meurtre de Dick Laurent. La répétition du dialogue au sujet de sa rencontre avec Andy est l'indice, sinon la preuve que c'est bien ƒ, c'est-à-dire Fred entre les images du film, qui la contrôle et lui donne corps, à partir de ses propres fantasmes maladifs de mâle frustré. Dotée de tous les attributs de la femme-objet, Alice promène sa nudité entre chaque étreinte mortelle (“this mortal coil”) ; et, comme toujours chez Lynch, la nudité, au-delà de la sensualité qu'elle véhicule habituellement au cinéma, se double d'une crudité (au sens où la chair peut être crue comme la viande) qui caractérise ses figures incomplètes ou inhumaines. Lorsque Alice entre finalement dans la cabane, nue parce qu'idéale, après avoir déclaré à Pete Dayton qu'il ne pourrait jamais l'avoir (sous-entendu puisqu'elle n'existe qu'en rêve), c'est bien ƒ qui tient sa place un court moment après. Et si l'on n'assiste jamais à la destruction de cette cabane en temps normal, c'est parce que le récit a définitivement tourné le dos à son propre sens, pour adopter celui de l'insensé.
Voilà aussi pourquoi ƒ ne cligne jamais des yeux : car si le film s'arrêtait matériellement de clignoter, s'il devenait une bande d'images continues, nous apercevrions Fred comme motif permanent et translucide de cette toile insaisissable. Nous le verrions au lieu de le regarder. Par le simple fait que le film est une succession régulièrement interrompue d'images, nous oublions de voir le personnage central là où il se trouve, c'est-à-dire partout. A l'intérieur de la personnalité de l'individu, le moi est forcément doué d'ubiquité.
Alice, créée à partir des décombres de Renée, est donc l'arme qui accomplira le crime. C'est elle qui indique à Pete Dayton comment pénétrer chez Andy, ce qui causera la mort du maquereau (mort accidentelle, car Dayton ne saurait être responsable de quoi que ce soit, mais qui sert de pierre angulaire au récit). C'est elle qui prend l'habitude de donner des rendez-vous à Pete dans des motels, reproduisant en cela le motif de Renée avec Laurent, qui conduira fatalement au bon motel : le Lost Highway. La route perdue est enfin retrouvée. De plus, la première apparition d'Alice, le premier regard que Pete Dayton porte sur elle (“That magic moment”) est montré d'une manière parfaitement explicite : le plan où elle sort de la Cadillac pour aller prendre place dans la Mercedes a été filmé en vitesse normale ; mais il est projeté au ralenti. Techniquement, on observe ainsi ce qui, partout ailleurs, serait un défaut : les images semblent défiler non pas avec fluidité, mais comme entrecoupées d'un voile noir et rapide qui gêne leur lecture. Enfin pourvu de sens, le ralenti acquiert ici un intérêt réellement esthétique et pas seulement plastique, qu'il ne rencontre nulle part ailleurs au cinéma1.
Ce clignotement provoqué, voulu, nous montre la magie du cinéma à l'œuvre à l'intérieur du film : Alice est un personnage fictif, non seulement parce qu'elle apparaît dans un film, mais aussi à l'intérieur de l'histoire que conte ce film. Son existence est une pure spéculation, montrée par convenance, parce qu'elle est un monstre véritable, au même titre que ƒ lui est parfaitement identifiable. Ce que l'on peut montrer ayant le droit d'exister, le rôle du cinéaste est de tout faire pour nous le montrer, donc parfois aussi, de filmer l'infilmable.
Si Pete Dayton, quant à lui, a tout de même des hallucinations (la photo où figurent à la fois Renée et Alice, le couloir du “Lost Highway motel”, un motif semi-organique et luminescent inidentifiable) bien qu'il ne soit pas une émanation de Fred, c'est parce qu'il a été parasité par lui, lors de la permutation des corps. Cette fameuse nuit devant la maison de ses parents, dont personne ne parvient à parler et dont nous ne voyons presque rien parce que son existence même n'est pas cinématographique (puisqu'on ne peut croiser deux pellicules dans un même projecteur), cache le moment où Fred se perd à lui-même (peut-être accidentellement) en tentant de pénétrer un esprit étranger. Le trou dans la tempe de Pete Dayton n'est que la trace de l'intrusion manquée de l'esprit de Fred ; de plus, tous les amateurs de Cyberpunk connaissent cette invention qui appartient à un futur proche : la broche temporale, où les informaticiens du demi-siècle prochain brancheront la prise jack qui leur permettra d'évoluer sans interface à l'intérieur d'une matrice illimitée, leur cortex (cœur du texte ?) étant en relation directe avec les univers de l'information.
Ayant mené à bien sa tâche, Fred Madison doit donc disparaître. Mais le film étant bientôt terminé faute de possibilités et de volontés narratives, il n'a plus aucun refuge ; bientôt, les images ne lui permettront plus de se dissimuler entre les plis de nos cerveaux mal percevants. Il tente à nouveau de se dédoubler, voire de se détripler (triple raccord dans l'axe et serrage sur un même plan répété lors de la poursuite finale). Puis, devant l'échec de sa tentative d'échapper à la réalité (la fin de la route, donc de la pellicule, donc du film), Fred hurle et se déforme pour tenter d'échapper cette fois, non plus à la justice terrestre, qu'il sait pouvoir vaincre puisqu'il l'a déjà fait une fois, mais à lui-même, à la malédiction de son corps & âme.
Rien n'y fait ; la réalité est trop forte, trop résistante cette fois. Le film ayant mis en scène la naissance d'un monstre, nous laisse présager de sa fin, puisque le monstre est ce qui n'a pas les moyens de survivre. Ayant fait demi-tour, Fred se retrouve à contre-sens, donc insensé, et s'aperçoit avec déchirement que cette solution n'est pas non plus la bonne. En fait, n'étant qu'un personnage, il n'a jamais eu le choix. Dès lors que Renée le trompait (parce que le scénario l'avait décidé ainsi), les rouages étaient enclenchés : le mensonge a engendré l'hypocrisie, la violence, le meurtre puis la folie.
De là aussi le sens de cette accélération visuelle et déchaînée : une route rectiligne, qu'elle soit filmée au ralenti, en accéléré, normalement ou même immobile, présentera toujours le même motif en trompe-l'œil, celui des lignes parallèles qui se rejoignent à l'infini, mais s'écartent sans cesse au fur et à mesure que nous croyons approcher de la fin, comme des cuisses liées par un sexe inaccessible. Le cinéma continuera à exploiter nos faiblesses, aussi bien physiologiques que morales, et nous continuerons, tout en le déplorant, à assister au spectacle des monstres. Mais ceux-ci, sachant qu'ils ne sont pas conçus pour durer, iront parfois jusqu'à mourir au-delà de la fiction, afin de survivre dans nos imaginations.
Désormais, puisque l'humanité ne le reconnaît plus, Fred is nomad.
Alors que tout le cinéma actuel se place sous l'influence en coupe réglée d'Eros et de Thanatos, Lynch nous rappelle (ou nous apprend) l'existence d'Antéros, le frère jumeau d'Eros, voué à surveiller son frère insouciant, et ayant pour tâche, le cas échéant, de détruire le fruit des unions monstrueuses que le désir a engendrés.
Voilà, entre autres, ce qu'est Lost Highway : plus qu'une histoire, un acte épouvantable, une charnière irrésistible qui ferme un siècle de cinéma pour forcer l'ouverture d'un autre, aux dimensions inconnues, espace-temps incompréhensible et aussi effrayant que le couloir obscur qui mène à notre chambre un soir de folie. L'avenir appartiendra à ceux qui sauront lire entre les lignes, dans les interstices où se tapit la surinterprétation, source des plaisirs de l'art.
Sally Rand (dans Flicker)





C. CRASH
L'aventure ex-terminée




Nous sommes d'un temps dont la civilisation
est en danger de périr par les moyens de civilisation.”
FRIEDRICH NIETZSCHE, Humain, trop humain






1. Eros :
frustré
bafoué
égaré

2. Thanatos :
dénoncé
manipulé
remercié

3. Oniros :
réveillé
exploité
rejeté


Crash est avant tout un paradoxe : presque entièrement composé de séquences de sexe, le plaisir y est totalement absent en tant que principe habituel du spectacle. Seule une analyse concrète de son sens permet de découvrir, affreusement dissimulé entre ses thèses, une étincelle de plaisir, celui du travail de l'intellect sur un objet qui ne dit pas ce qu'il est. Une critique de Crash ne saurait être d'ordre esthétique, car seule y transparaît une plastique, et encore cette plastique n'est-elle pas destinée à susciter une émotion (d'ordre artistique). Ce qui prédomine tout au long du film, ce qui suinte des images et des dialogues, c'est le malaise collant d'un viol dont nous n'arrivons pas à savoir si nous sommes le criminel, la victime ou le témoin.
Dans Crash, l'acte sexuel n'est ni malsain ni déplacé, il est tout simplement inutile ; dépourvu depuis longtemps de principe reproductif, l'érotisme n'est ici même plus subordonné au plaisir. Il n'a pas d'objet, étant le sujet même du film et du livre. Mais cet acte sexuel qui ne mène jamais au plaisir, étant le type même de la frustration, appelle sa propre compensation, celle d'un autre type d'interpénétration : l'accident d'automobile.
La rencontre amoureuse – but mal avoué de toute aventure humaine contemporaine – est ici remplacée par le choc de l'accident, exercice d'une violence sociale qui déchire en une seconde toutes les barrières qui sont censées nous protéger des autres. La pornographie n'étant après tout rien d'autre que l'absence totale de pudeur, Crash est l'emblème de la destruction de toute intimité qui définit notre société actuelle. L'identification de l'acte sexuel à l'accident déplace le champ d'étude vers une sorte de psychanalyse mécaniste de la société occidentale dans son ensemble, par ce qu'elle a de plus tristement symbolique : la bagnole.
On considère souvent la voiture comme l'expression même de la liberté individuelle ; on oublie bien vite, et sans doute volontairement, qu'une voiture ne saurait aller ailleurs que sur une route, donc un chemin tracé (cf. Pierrot le fou). L'inconnu ne l'est donc jamais totalement et une enseigne viendra toujours à point nommé pour nous remettre dans la bonne direction (même si elle ment). C'est à ce titre que l'automobile a donc été choisie comme thème (mineur) de Crash : objet-leurre d'une société dont le but se poursuit lui-même afin de créér l'illusion du mouvement, elle recueille et assimile les falsifications de l'univers spectaculaire, qui nous montre la vie que nous pourrions vivre en nous volant le temps où, précisément, nous pourrions la vivre.
L'accident, avec son contingent de badauds passifs, est le modèle même du pseudo-événement, celui qui dit par sa mise en scène “Vous auriez pu en être”, “Ça aurait pu vous arriver à vous aussi”. Le passant, indemne dans sa chair mais persuadé d'être blessé dans sa psyché, rentre chez lui conforté dans l'idée qu'il a assisté à un déroulement réel d'événements et non à un spectacle ; illusion encore renforcée s'il voit ensuite “son” accident aux informations du soir. Il pourra alors proclamer “J'y étais !” comme un colonel en retraite, et se sentira le droit de corriger l'information divulguée si elle lui semble fausse, voire si elle ne l'est pas. Il aura ensuite la conviction que le gouvernement contrôle les informations, puisqu'il les falsifie.
L'accident est ainsi devenu le dernier spectacle de la rue, puisque la manipulation urbanistique a repoussé les limites de cette rue jusqu'aux seuils même des appartements, réduisant l'espace des communautés à une infinité de segments, invisibles et éclatés. Nos paliers, devenus bastions de nos forteresses intimes, ne supportent plus d'être ouverts. Nous confondons aujourd'hui ouverture culturelle avec invasion étrangère. Le conducteur préfère toujours que la route lui appartienne ; en cas d'incident, il aura la conviction de posséder un droit sur l'autre. Sur une route, les tiers sont avant tout des étrangers.
On ne distingue plus désormais que deux univers : l'extérieur et l'intérieur, traduits généralement par le travail et la vie, voire le réel et le virtuel. Mais cette vie (résiduelle) est réduite au sens militaire du terme par l'invasion du spectacle qui entraîne la reddition à un ennemi qui refuse de s'identifier, et qui feint de s'ignorer lui-même pour nous rassurer en nous persuadant que son pouvoir est malencontreux (cf. les rois shakespeariens, qui souffrent dans leur "splendide solitude").
Nous restons toujours persuadés d'avoir eu le choix face à notre culture. La liberté à l'intérieur d'une société se résume en fait aux probabilités de devenir ceci ou cela, à partir de telle situation que nous nous contentons de subir. La condition humaine sera toujours en butte à sa propre misère, qui est celle de son but inavouable : l'argent n'entraîne rien d'autre que l'argent ; toute valeur attribuée entraîne l'oppression nécessaire de celui qui ne sait pas, ne veut pas ou ne peut pas reconnaître cette valeur.
L'automobile n'est pas qu'un symbole de la bourgeoisie, elle est aussi l'outil de sa domination sur toutes les autres classes, puisqu'elle crée (fomente) l'illusion de la liberté individuelle conservée face à l'agression de la société.
Le culte de la voiture a donc, en toute "logique", remplacé la religion. La religiosité avec laquelle est réglé le monde automobile (messes des grands prix, sorties dominicales en famille, sacrifices financiers pour avoir une meilleure auto, plus indulgente...) maintient la société bourgeoise dans son refus de reconnaître sa propre criminalité. Dans cinq siècles, lorsque le moyen âge sera enfin terminé, le génocide automobile paraîtra aussi abominable que l'extermination des juifs ou les sacrifices aztèques le sont à notre époque. Ce qui tue, ce ne sont pas des individus, mais bien l'aveuglement d'un consensus entretenu, institué et auto-justifié. Peut-être d'ailleurs, cette conscience marquera-t-elle à sa manière la fin de l'âge de la médiocrité érigée en but suprême.
Or, qui sont ces mutilés de la route, ces fantômes doubles de nous-mêmes, handicapés par un mode de vie choisi par défaut ? Leurs blessures sont essentiellement sociales. L'automobile, en tant qu'elle détermine le tissu urbain, fait donc le travail de la police, qui est de canaliser le désordre. En sortant de la route, l'accident, puis la blessure font office de punition et remettent dans le droit chemin, ou tout au moins handicapent celui qui songerait à s'échapper de nouveau (preuve que nous sommes bien prisonniers de certains lieux). Désespérés par cette évidence, nous sommes réduits à chercher l'aventure sous sa forme la plus simplement accidentelle, donc la plus pauvre, puisque le voyage aventureux a été remplacé par le tourisme, cette manière d'aller voir ailleurs ce qui est comme chez soi.
Le refus de nous permettre d'être acteurs, asséné par la société spectaculaire, entraîne une frustration, au moins chez ceux qui conservent un certain degré de lucidité (chez les autres, la télévision suffit à l'étouffer). Cette frustration cherche sa compensation dans l'exécution d'une libido qui combine aussi bien sexualité que changement dans la continuité, donc répétition d'ordre mystique. La mystique étant la manifestation illusoire de ce qui n'est pas vivant, l'ensemble du processus se pare donc d'une absence totale de culpabilité, nécessaire à l'application de la violence comme précipitation des individus les uns contre les autres.
Après la vague pornographique des années 70, le retour des valeurs frileuses va de pair avec le renforcement des valeurs de type capitaliste irréfléchi. Le spectacle, qu'il soit X ou non, entraîne la double frustration de n'avoir pas participé à un événement réel, tout en ayant été rejeté par la réalité à laquelle il renvoie. L'échec est total pour nous, alors que la réussite, c'est-à-dire, l'emprise du spectacle, est complète. Projetés dans le cratère fumeux d'une société fondée sur l'illusion, nous sommes mis en demeure de constater indéfiniment l'absence d'amour chez l'Autre, alors que nous ne l'avons même pas regardé, seulement croisé. Ainsi, n'étant pas déçus puisque nous nous attendions à l'être, nous sommes institués satisfaits par l'intelligentsia (la pensée défendue par ses meilleurs producteurs), alors qu'en réalité, ce sont nos frustrations elles-mêmes qui sont devenues les objets les plus exploités de l'époque.
Le masochisme est donc aujourd'hui un pur synonyme d'érotisme, et rien ne permet plus de les différencier. Convaincus par les religions du Livre que l'être humain est sur terre pour souffrir, les membres de l'humanité passive (ceux qui croient détenir la vérité, au sens où un prisonnier est détenu par la justice) ne sont même plus capables de reconnaître le plaisir ; sans doute parce que la plupart, d'ailleurs, ne l'ont tout simplement jamais connu. On s'aperçoit donc, en analysant cette société qui s'y refuse (parce qu'elle sait tout de la misère qu'elle dissimule), que les déséquilibres de classe existent toujours. Ils se sont simplement déplacés, ont seulement changé de noms.
L'histoire humaine devient ainsi jalonnée de ses seuls opprimés : il y eut les peuples sans écriture, tout d'abord ; puis ceux qui ne savaient pas travailler le fer ; ensuite les esclaves en général, puis les païens, les noirs, les ouvriers, enfin les femmes. C'est maintenant que se pose un problème apparemment insoluble ; après la libération de la femme, c'est-à-dire de la moitié de l'humanité, comment admettre qu'une part plus importante encore de l'espèce est opprimée ? Car par qui le serait-elle, sinon par elle-même ?
La réponse se trouve en partie dans la différence entre le livre et le film. Dans le livre, Vaughan a pour fantasme absolu de mourir dans un accident avec l'actrice Elizabeth Taylor. A l'époque (1973), Elizabeth Taylor pouvait encore passer pour un objet de fantasme. Mais aujourd'hui, il aurait fallu au scénariste mettre en péril la réputation d'une star pour obtenir le même effet. Or, la question ne s'est même pas posée. Ce sujet n'a pas été transposé dans le film. A la place, Vaughan organise des reconstitutions d'accidents célèbres. Avec celui de James Dean, on reste dans le domaine du cinéma, celui du spectacle planétaire par excellence, qui draine sinon les consciences, du moins les attentions de centaines de millions d'êtres humains2. Le sujet est ainsi désigné : l'oppression dont l'humanité doit maintenant se délivrer, l'aliénation dont le déplacement constituera la prochaine étape historique, c'est celle de l'industrie du spectacle. Et nous précisons bien l'industrie, non pas l'art cinématographique, qui lui, n'a évidemment pas à disparaître.
Crash n'a pas choqué ; Crash n'a causé aucun scandale. Est-ce parce qu'il n'en a pas la force, la portée ? En 1973, le roman avait fait scandale, participant pleinement à l'éclosion du X et à la "révolution" sexuelle. Le film, en 1996, n'a pas été classé X dans tous les pays, même si certains en ont censuré quelques scènes. On pourrait voir dans cet état de fait un signe de la maturité morale actuelle, qui prétend ne plus juger les mœurs de chacun. Pourtant, la gêne extraordinaire avec laquelle tout les spectateurs de Crash ont esquivé leur opinion sur le film, l'évidente incompréhension générale de la part des “professionnels de la profession”, la frigidité de l'accueil réservé partout au film, montre au contraire que les consciences ont été si profondément choquées, bouleversées par le message du film, que celles-ci n'ont pas été capables de l'assumer encore, qu'elles l'ont tout simplement refoulé, au sens le plus psychanalytique du terme. Crash est une névrose collective programmée pour éclore lors de la prochaine génération. Et cette névrose entraînera, du moins faut-il l'espérer, la prise de conscience qui révèlera enfin la mystification sur laquelle repose le monde de l'industrie du cinéma, de ce star system qui prétend nous donner de la liberté (comme on donne de l'amour ou du lait) en parasitant nos rêves.

Ce n'est pas parce que la voiture transporte le corps sur une route que l'âme est véhiculée en toute liberté. Le réseau routier n'est pas le monde, même s'il tente de l'enserrer comme une toile. Tant que la société cherchera toujours à savoir où va l'individu, la liberté ne sera qu'un outil vide d'usage, dont nous avons perdu le mode d'emploi et que nous agitons faute de mieux. La liberté est comme la vie : nous l'avons reçue, mais cela ne veut pas dire que nous en soyons redevables.

1996

1Lequel en use et abuse jusqu'à la nausée la plus violente (cf. le très pesant Braveheart, l'inutile Crossing Guard, les films proprement inregardables de John Woo, ou la fin de Dead man walking.)
2Ce qui est toujours plus modeste que le football, cet autre grand "destructeur d'intensité".

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