Les DESAMANTS : le rêve perdu de George Bass

Lisez la chronique de Gwen sur le roman.


LES DÉSAMANTS
un rêve retrouvé

Un mot des inventeurs : les lecteurs de la correspondance entre George Bass et Mlle des X seront heureux d'apprendre que les onze pages déchirées du carnet de George Bass (surnommées le Rêve sumérien par les passionnés ; c'est celui qui se trouve à l'entrée du 17 février 1797 – page 198 de l'édition parue chez L'Aube) ont enfin été retrouvées, dans des circonstances si rocambolesques qu'elles mériteraient à elles seules tout un roman d'aventures. Plutôt que de vous faire languir indéfiniment, nous avons décidé de vous laisser plonger tout de suite dans l'ambiance étrange de ce songe qui a peut-être traversé les pages.
Annabelle Cavallier et Simon Rosenstern

PS : Nous voulions dire : qui a traversé les âges.


 
La Prêtresse de Nanshe se leva ; comme tous les matins, elle raconta ses rêves nocturnes à ses scribes, qui passeraient ensuite la journée à les écrire puis à les traduire en plusieurs langues. Les tablettes ainsi annotées iraient rejoindre la bibliothèque du temple, où les prêtres les interpréteraient afin d'en tirer les prophéties que les nobles achèteraient pour décider de la conduite du royaume.
Ses récits terminés, Nanshe (qui, étant l'incarnation sur terre de la déesse des rêves, avait abandonné son nom d'enfance) posa les deux pieds au sol et confia son corps à ses jeunes servantes, qui l'habillèrent d'une tunique de lin. Avant la fin du repas, une jeune fille entra par la porte publique du temple et s'inclina devant Nanshe. Celle-ci lui dit de se relever et de délivrer son message.
— Ma maîtresse désire te parler, dit-elle sans croiser le regard de Nanshe.
Il n'était pas nécessaire de lui demander qui était cette maîtresse. La servante portait pour seuls ornements un pendentif à tête de lion et un disque étoilé peint au milieu de son front.
— Dis à Inana que je serai chez elle au coucher du soleil.
La fille inclina de nouveau son buste et disparut. Nanshe médita cette nouvelle. Inana était une déesse puissante, étrangère et ambiguë. Rien dans l'invitation ne permettait de savoir si l'affaire dont elle désirait entretenir la Prêtresse des rêves concernait la guerre, l'amour ou les étoiles. C'était toutefois moins redoutable que d'être invitée par Ereshkigal, la Prêtresse des Enfers.

Avant de partir avec son escorte, Nanshe se demanda comment s'habiller. Il ne semblait pas que la soirée dût être l'objet d'une cérémonie. D'un autre côté, si elle se trompait et que c'en était bien une, le fait d'y arriver mal vêtue pourrait provoquer une grave perte de prestige. Elle en discuta avec sa chambrière, puis trouva elle-même la solution ; elle irait vêtue de sa seule beauté. Les gens de la rue n'oseraient pas la regarder. Elle fit une concession, glissant dans ses cheveux noirs un peigne d'ivoire égyptien représentant un ibis en vol.
Dans les rues, elle marchait lentement pour permettre à ses servantes de semer devant elle les pétales de fleurs qui l'empêcheraient de se brûler la plante des pieds en marchant sur le sable brûlant et les dalles chauffées par le soleil. Elle aimait marcher ainsi, parmi la population de Lagash, qui l'adorait. Elle était à la tête du temple depuis quinze ans maintenant, et faisait de bien meilleurs rêves que la femme qui l'avait précédée et que tout le monde avait dûment oubliée. Les offrandes incessantes et l'afflux de fidèles le prouvaient. Mais elle savait aussi que tout ceci était fragile.
En traversant le marché aux oiseaux, son attention fut attirée par un couple de colibris, qu'elle désigna à sa scribe principale, qui paya le marchand et fit porter la cage à Nanshe. Celle-ci l'ouvrit et, aussitôt, les deux oiseaux aux ailes invisibles vinrent tournoyer autour de la prêtresse en mouvements vifs mais doux. Leur grave murmure plongea Nanshe dans un état enchanteur proche du sommeil. Fermant les yeux, elle demanda aux oiseaux de rester avec elle. Avec un bourdonnement et un sursaut, ils signifièrent qu'ils acceptaient... peut-être. On ne pouvait jamais savoir, avec eux. Le modeste cortège reprit sa route vers le temple d'Inana.
Celui-ci était dans le quartier réservé aux étrangers de l'ouest. Aucun temple n'avait le droit d'être plus élevé que ceux des dieux de Lagash, mais celui d'Inana, construit récemment, frôlait la provocation ; il ne lui manquait qu'une hauteur d'homme pour dépasser celui de Ningirsou, le Seigneur de la Cité. Nanshe se souvenait qu'en voyant le chantier se terminer, le prêtre de Ningirsou avait failli s'étrangler de colère. Mais les années suivantes avaient prouvé qu'Inana n'avait pas l'intention de dérober des fidèles aux cultes de Lagash ; seuls les étrangers lui rendaient visite, et ses prêtresses n'osaient pas racoler. Il était donc d'autant plus étrange que la Supérieure invitât Nanshe ce soir.
Dès qu'on aperçut son cortège, les servantes d'Inana se précipitèrent à l'intérieur du temple pour prévenir leur maîtresse. D'autres vinrent accueillir Nanshe, lui offrant boissons et pâtisseries ; elle accepta un verre d'eau et indiqua que le reste pouvait être donné à ses servantes, qui l'attendraient. Elle ne se l'avouait pas, mais elle voulait rencontrer Inana au plus vite.
Tandis que son cortège féminin se dispersait au rez-de-chaussée du temple, elle suivit la servante principale qui l'avait accueillie. Celle-ci la mena, par une série d'escaliers presque au sommet de l'édifice, puis aux portes d'un appartement. Il faisait bon et frais ; chaque couloir était empreint d'un parfum différent qui, jamais, ne gâchait le précédent. Au contraire, ceux-ci se combinaient comme les notes d'une musique inspirée et conféraient à la progression dans le temple toute la douceur d'une mélodie dont on sait qu'on l'écouterait volontiers sans fin.
La servante ouvrit une porte et s'effaça devant elle, après avoir dit simplement « Nanshe ». Ceci, au moins, était clair ; le protocole réduit à sa plus simple expression signifiait que l'entretien serait discret et intime. Cela lui convenait.
Nanshe entra. L'appartement où vivait Inana était vaste et baigné de la lumière orangée et émeraude du soleil couchant. L'un des quatre murs était grand ouvert sur un balcon protégé par des tentures, dominant la ville. Nanshe aperçut, loin à l'horizon, découplée par la lumière rasante de Nergal le soleil, la silhouette immanquable du Ziggourat de Babylone ; bien qu'il parût minuscule vu d'ici, on devinait sans peine sa puissance exceptionnelle. Nulle autre construction dans le Pays des Deux Fleuves n'atteignait sa hauteur ou sa majesté.
— Laisse-nous, fit une voix provenant du balcon illuminé.
En voyant la servante quitter l'appartement, Nanshe comprit que la maîtresse des lieux avait parlé. Elle ne l'aperçut pas tout de suite, à cause du soleil qui n'était pas encore tout à fait couché. Inana se tenait accoudée au balcon, regardant l'horizon et le monde étalé à ses pieds. Sa silhouette sombre ne permit pas encore à Nanshe de savoir à quoi elle ressemblait ni comment elle était habillée.
Nanshe laissa passer un instant, amusée, puis s'avança sur le balcon. Elle se glissa entre les coussins qui jonchaient le sol, disséminés sur un épais tapis de laine, puis gagna elle aussi la margelle de pierre. Le visage tourné vers l'ouest, elle posa ses deux mains à plat sur la pierre chaude, et salua Nergal à haute voix, comme elle le faisait tous les soirs, lui souhaitant de beaux et fastes rêves.
— C'est précisément de cela que je veux te parler, dit bientôt Inana.
Nanshe se tourna en souriant. Son sourire se crispa.
— Tu n'es pas la prêtresse que je connais !
De fait, la jeune fille qui se tenait à ses côtés n'était pas l'Inana qu'elle avait rencontrée plusieurs fois au cours des libations et des cérémonies de la Cité, depuis quinze ans qu'elle-même exerçait sa fonction. C'était une inconnue, d'à peine seize ou dix-sept ans, peut-être moins. Le temps d'un battement de cils, Nanshe constata qu'elle aussi était nue, ou presque ; un simple voile transparent de couleur safran entourait ses épaules et tombait en cascades lentes des deux côtés de son corps. Il serait donc bien question d'affaires secrètes, ce qui la soulagea.
— Non, en effet, dit la Inana qui n'était pas encore Inana. Je suis destinée à la remplacer.
— Est-elle morte ? Je n'en ai pas été informée.
— Elle est à l'agonie depuis plusieurs jours.
— Alors il suffit d'attendre qu'elle soit morte pour te consacrer à sa place. N'est-ce pas ?
— Oui, mais...
La jeune fille se tourna enfin vers Nanshe. Elle avait les yeux vert clair, chose rare à Lagash. Pour l'heure, ces yeux semblaient sur le point de pleurer.
— Parle, dit doucement Nanshe. Je suis ta plus-que-sœur. Et tu m'as invitée ; je te dois donc tout.
La future prêtresse de l'amour, de la guerre et des étoiles hocha la tête, ébauchant un sourire timide qui rendait sa deuxième attribution moins crédible que les autres.
— Il y a une cérémonie prévue dans trois jours. Je dois officier alors que je n'ai aucune expérience.
— Mais tu as suivi l'apprentissage ? demanda Nanshe.
— Non.
— Comment est-ce possible ?
— J'ai été... désignée.
— Que veux-tu dire ? Désignée par qui ? Je ne connais pas vos rites secrets.
— Par les autres prêtresses d'Inana. Quand elles ont appris que leur sœur se mourait et qu'elle ne pourrait pas officier pour l'avénement du printemps, elles ont cherché une remplaçante. Tandis que toutes croyaient que ce serait l'une d'entre elles qui serait désignée, les étoiles m'ont élue. Moi, une inconnue qui travaillait aux cuisines.
— Tu as été élue par les étoiles ? Alors pourquoi te faire du souci ? Tu n'as rien à craindre de qui que ce soit. La chose est rare, mais elle arrive. Cela signifie que tu es parfaite et que tu resteras Inana jusqu'à la fin de tes jours. C'est le plus beau destin qui puisse t'arriver.
La phrase, qu'elle avait voulu rassurante, ne parut d'aucun secours à la jeune fille. Au contraire, en trois pas, celle-ci se précipita dans les bras de Nanshe et se mit à pleurer à chaudes larmes. Nanshe, qui avait dû abandonner sa fille unique quand elle avait été choisie pour devenir prêtresse elle-même, faillit reculer. Ses mains, qu'elle avait écartées, restèrent en l'air pendant quelques instants. Puis elle les posa, lentement, sur les épaules de l'Inana qui ne voulait pas devenir Inana. Pas encore.
— Pourquoi ces larmes, sœur ? dit-elle.
— Je n'en serai pas capable, répondit la jeune fille sans quitter son refuge.
— De quoi exactement crois-tu que tu ne seras pas capable ?
Inana se recula un peu et regarda Nanshe, les yeux baignés de larmes.
— Je suis vierge. Et on m'a dit que je devrais me donner à douze hommes pendant la cérémonie du solstice, sur l'autel, devant tous les fidèles réunis.
— Eh bien ? C'est là le rite habituel. Qu'est-ce qui te chagrine ?
Inana eut un regard blessé et se dégagea de l'étreinte de Nanshe.
— Tu dis cela comme si c'était naturel. Je mourrais de honte si je m'y prenais mal !
— Si ce n'est que ça, tu n'as pas à t'inquiéter. Les hommes que tu auras savent s'y prendre ; ils sont entraînés tout au long de l'année. Et toi-même, tu le seras. Enfin, tu l'aurais été si tu n'avais pas été nommée si vite. Il reste trois jours, as-tu dit ?
— Pas tout à fait, car la veille, je dois rester intacte. Il ne me reste donc que cette nuit.
— Dans ce cas, il te suffit de t'adresser à tes consœurs pour qu'elles t'envoient quelqu'un qui t'initiera à l'amour charnel et tout ira bien. Tu seras un peu maladroite au début, mais si les dieux t'ont désignée, je te garantis que tu n'as rien à craindre.
— Justement si ! s'exclama Inana en croisant les bras sur sa poitrine, comme si elle avait froid. J'ai fait un rêve, cette nuit. Et...
— Et ?
— Je crois qu'il signifie que les étoiles se sont trompées à mon sujet.
— Je crois, moi, que tu éprouves simplement la peur que toutes les jeunes filles éprouvent dans cette situation. Si tu avais été entraînée, tes consœurs t'auraient ôté cette idée de la tête. Mais cela n'a pas été le cas. Il faudra donc que quelqu'un le fasse dans les deux jours qui viennent.
— Alors, que ce soit toi !
— Moi ? fit Nanshe en riant. Mais je ne suis pas prêtresse d'Inana, encore moins sa servante. Elle me foudroierait si elle l'apprenait.
— Non. C'est de cela que j'ai rêvé. Tu ne seras pas foudroyée, ni même punie.
— Je suis curieuse de savoir ce qui te confère tant de certitudes. Raconte-moi ton rêve.
Nanshe n'avait pas le droit de laisser un rêve inraconté, sous peine d'être jetée à bas de son piédestal. Du geste, elle désigna les coussins et alla s'y installer confortablement. Une aiguillette et deux gobelets de cuivre attendaient sur un plateau ; elle servit elle-même deux rasades d'eau fraîche parfumée à l'hibiscus.
Inana se décida à s'installer au bout d'un instant. Elle prit le gobelet que lui tendait Nanshe, le porta à ses lèvres, le vida, buvant comme les enfants si assoiffés qui oublient de respirer entre chaque goulée.
— Raconte-moi ton rêve, répéta Nanshe pour distraire ses pensées.
Et elle écouta, comme elle seule savait le faire.
— Il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas, dans ce rêve, dit Inana. Bien sûr, je suis très jeune et je n'ai pas voyagé ; mais de nombreux éléments sont incompréhensibles, et ne correspondent à rien de ce que je connais. Voudras-tu que je te les décrive ?
— Non, dit Nanshe. Dis seulement ce qui a du sens pour toi, et ne t'interromps plus, car je ne veux pas te parler. Je t'écoute.
Inana parut effrayée un instant, modifia sa posture, s'allongeant sur un côté pour faire face à Nanshe ; puis elle prit son inspiration, fermant à demi les paupières.
— Dans ce rêve, je suis sur un navire, quelque part en mer. L'eau est très agitée, les marins disent qu'une tempête se prépare. Je suis la reine de quelque chose, mais j'ignore de quoi ; je ne suis pas sûre qu'il s'agisse d'un royaume. Ma suite est essentiellement composée d'hommes. L'air est très froid et je porte des vêtements épais, chauds mais sans confort. Je me sens... triste ? Pas exactement. Je suis heureuse qu'un grand dessein ait été accompli, bien qu'il n'ait pas porté ses fruits. J'ignore de quoi il s'agit. Je sais seulement qu'au bout de la route que nous suivons, quelqu'un m'attend ; quelqu'un que j'aime plus que tout au monde, et qui m'aime aussi.
» Tandis que la tempête gronde, mais sans que je m'en inquiète, les gens de ma suite me rendent visite tour à tour et me transmettent des nouvelles. L'un me dit que la tempête va nous engloutir, mais je ne peux qu'en rire ; un autre me dit que la personne que j'aime ne sera plus à notre destination et qu'elle est en train de nous rejoindre en passant par l'autre côté du monde, mais je lui caresse une joue ; un troisième m'avertit que je ne suis pas qui je crois être et que ma tête va quitter mon corps, et cela me fait pleurer ; le dernier me joue un air de musique, qui me rend triste et me fait rajeunir, mais pas renaître.
» Lorsque le soleil se lève, la tempête est terminée et le capitaine du navire me dit que nous avons traversé sans dommages une grande bataille navale. Autour de nous flottent les débris de centaines de navires ; les corps de milliers de marins et de guerriers gisent dans l'eau, morts, blessés ou hurlant de détresse. Nous ne pouvons nous arrêter pour les recueillir tous. L'un d'eux, pourtant, s'agrippe à une rame et réussit à grimper à bord. Le capitaine a essayé de le rejeter à l'eau mais je l'en ai empêché, lui faisant remarquer que c'était peut-être un envoyé des dieux.
» C'est un homme adulte aux cheveux bruns ; il a été blessé au dos et souffre atrocement. Ses vêtements ont été arrachés par la tempête, ainsi que ses armes. Il est au bord du délire et ses yeux chavirent dans leurs orbites. Il est très beau. Je le fais amener dans ma chambre par quelques marins ; tous peuvent constater que son membre viril est dressé pleinement, échauffé par la bataille, insatisfait.
» Je demande qu'on nous laisse seuls. Puis je l'aide à s'allonger sur le ventre et je soigne sa blessure qui ressemble à un coup de poignard. Son cœur n'a pas été percé. Il pousse des gémissements de douleur lorsque je nettoie sa plaie. Sa peau est couverte de sel après son séjour dans la mer. Avec un linge humide, je le lave entièrement. Son dos, tout d'abord, puis ses reins ; ses jambes et ses pieds ; ses bras et ses mains. Il me laisse faire sans rien dire ; je vois qu'il n'est pas inconscient. Ensuite, je passe mon linge imbibé d'eau douce sur ses fesses musclées, ce qui le fait gémir encore un peu plus fort. Enfin, sur sa nuque, que je caresse d'une main tout en la baignant de l'autre.
» Lorsque j'ai fini, je lui demande de pencher sa tête au-dessus de la bassine et je lave sa chevelure, la rinçant abondamment. Je le peigne ensuite et il ne dort toujours pas, alors qu'il est épuisé. Sa main se pose sur ma cuisse. Ses lèvres embrassent mes genoux. Je fais tomber ma tunique, la délaçant d'un tour de main. Il se soulève de la couche, appuyé sur un bras, prend ma nuque et approche mon visage du sien. Nos bouches viennent se toucher. D'un mouvement brusque, il se retourne et je le vois alors, entièrement nu et...
Je m'éveille. »

Nanshe secoua la tête. Deux fois. Cligna des yeux. Elle sentait très nettement l'odeur de la mer pourtant lointaine. Entre ses bras, un coussin, qu'elle avait étreint sans s'en rendre compte. Autour d'elle, peu à peu, elle reconnaissait le balcon du temple d'Inana. La jeune fille couchée devant elle était Inana, la nouvelle Inana, celle qui devait prendre ses fonctions après-demain.
Nanshe avait le cœur qui battait la chamade.
— Tu es... très douée, parvint-elle à dire. Tu vois ? Je ne t'avais pas mentie. Les dieux t'ont bien choisie.
Sa voix était faible, essoufflée. Elle crut soudain entendre le bruit d'une vague s'écrasant contre la paroi du temple. Elle secoua sa chevelure ; elle était encore prise dans le rêve d'Inana.
— Dis-moi le sens de mon rêve, demanda Inana.
— Il n'y a rien de plus à comprendre que ce que je t'ai déjà dit. Tu es une prêtresse née ; les étoiles t'ont désignée. Tu n'as plus qu'à te laisser initier et tu seras sans doute la plus grande Inana depuis longtemps. A condition que tu restes modeste.
— Il y a une chose que je ne t'ai pas dite.
— Il faut tout dire, répondit Nanshe avec une irritation incompréhensible. Sinon, comment veux-tu que je fasse une interprétation correcte ?
— Pardonne-moi, sœur. Le marin... c'est mon père.
— Comment ne l'aurais-tu pas reconnu ?
— Je l'ai reconnu ! Sauf que je ne parvenais pas à l'accepter. Cela n'avait aucune importance.
— Bien sûr que si. L'inceste est un interdit mortel. Tu n'as pas le droit de coucher avec ton père. Les dieux le foudroieraient.
— Et moi ?
— Toi ? Tu devrais rester enfermée un mois pour te purifier. L'offense est moins grave.
— Mais concerne-t-elle aussi les rêves ?
— Surtout les rêves !
Nanshe se sentait furieuse. Ou peut-être troublée. Elle voulut se lever d'un bond, mais Inana se jeta devant elle, à plat ventre, posant ses mains sur ses genoux. Nanshe retomba sur les coussins.
— Je t'en supplie, sœur, toi seule peux me sauver. Si le premier homme qui me fait l'amour lors de la cérémonie est mon père, je serais maudite et le temple s'écroulera.
— Mais enfin, pourquoi serait-ce ton père ?
— Parce qu'il m'a abandonnée quand j'étais une enfant, pour devenir prêtre d'Inana. Il fait partie des douze, je le sais de source sûre. Il ne faut pas que cela arrive !
Nanshe se mordit la langue. La situation était absurde et pourtant plausible. Les dieux pouvaient-ils être si cruels ? Bien sûr ; ils l'étaient tout le temps. Elle s'apaisa, caressa les cheveux d'Inana.
— Bien. Ecoute, j'accepte de t'aider. Que veux-tu que je fasse ?
— Merci, sœur ! s'exclama Inana en se relevant.
Puis elle prit le visage de Nanshe à deux mains et lui baisa les lèvres. Nanshe la laissa faire ; par indulgence, d'abord, puis par plaisir.
— Je crois que j'ai compris ce que tu voulais, dit-elle en souriant, prenant les poignets de la jeune fille.
Les yeux d'Inana s'illuminèrent de joie.
— Je vais donc t'initier aux voluptés de la chair, dit Nanshe. Non, ne me remercie pas. Laisse ton corps s'en charger. Je vois qu'il saura me combler amplement.
D'un geste délicieux, Inana dénoua son voile et se retrouva aussi nue que Nanshe.

Cette nuit fut plus longue que tous les rêves réunis et pourtant plus courte que le plus suave d'entre eux. Au matin, les deux femmes étaient allongées côte à côte, fourbues, splendides, tandis que le soleil illuminait l'autre face du temple.
Inana s'éveilla la première. Elle se leva, fit un peu de toilette, revêtit une tunique car l'air était frais. Tout en vaquant dans l'appartement dont elle avait congédié les servantes, elle regardait parfois son amante encore endormie. Ses yeux étaient deux trous sombres d'où la lumière ne jaillissait plus.
Quand Nanshe s'éveilla un peu plus tard, la première chose qu'elle contempla, ce furent ces yeux. Inana était agenouillée devant elle et la regardait sans sourire ; sans la moindre expression. Tandis que Nanshe recouvrait ses esprits et massait ses muscles endoloris par la nuit qu'elles avaient partagé, elle s'aperçut que l'expression sur le visage d'Inana changeait peu à peu. Devenait plus sombre, plus dure. Jusqu'au moment où ses yeux exprimèrent clairement un sentiment proche de la haine. Nanshe se leva. Elle n'avait aucune envie d'affronter l'âcrimonie d'une jeune fille déçue par elle n'aurait su quel détail. Elle attrapa un voile qui traînait là, s'en ceignit et partit sans se retourner.
Ses servantes l'attendaient en bas. L'une d'elles jeta une mantille sur ses épaules pour éloigner le froid du matin. Le petit cortège franchit le seuil du temple et commença à descendre l'escalier qui menait à l'une des plus grandes places de la ville, et qui, ce matin-là, grouillait de monde.
La voix d'Inana retentit dans le ciel, portée depuis le balcon par l'écho savamment calculé de l'édifice.
— Au revoir, mère !
Nanshe vacilla sous le choc et dut s'arrêter de marcher. Une servante s'approcha pour la retenir mais elle la chassa d'un geste exaspéré. Nanshe leva les yeux, pour voir sa pire crainte se réaliser : la foule avait parfaitement entendu. Le silence était écrasant ; tous, sans exception, la regardaient, elle. Avec un effort surhumain, Nanshe se retourna lentement et leva la tête. Inana, debout sur le parapet, la saluait en riant.
— Tu m'as abandonnée mais je ne t'ai pas oubliée. Je ne t'oublierai jamais, mère !
Elle écarta les bras et se jeta dans le vide.

Lorsque Nanshe sortit de l'inconscience où l'avait plongée sa frayeur, il n'y avait personne autour d'elle ; pas même sa plus fidèle servante. Elle était dans une chambre obscure, petite et malodorante. Elle était vêtue de haillons, et un bol de brouet attendait au pied de son lit, figé depuis longtemps. Il lui fallut un long moment pour se remémorer ce qui s'était passé.
Le cri de terreur qu'elle poussa alors s'adressait peut-être à sa fille, mais elle repoussa cette idée en secouant la tête. Elle se leva, cria après ses servantes ; aucune ne vint. Elle quitta la chambre obscure, pour se retrouver dans une galerie encombrée qui donnait sur un marché couvert et très bruyant qu'elle ne reconnut pas. Elle regarda une vieille femme accroupie qui préparait du blé.
— Où sommes-nous ?
La vieille la regarda sans aménité.
— Au marché aux serpents.
Nanshe eut un haut-le-cœur ; elle haïssait ces bêtes. Elle commença alors seulement à entendre leurs sifflements obscènes qui lui donnaient la chair de poule.
— Ne me reconnais-tu pas ? jeta-t-elle avec un air de défi à la vieille femme.
— Non, répondit celle-ci.
Il n'y avait qu'une seule explication à cela ; elle avait été destituée puis rejetée à l'anonymat de la grande cité. Elle avait tout perdu, jusqu'à son nom d'enfance, puisqu'elle était restée prêtresse si longtemps qu'elle l'avait oublié.
Elle erra un moment sous les arcades du marché aux reptiles, étonnée de ne plus ressentir le dégoût qu'elle en avait eu, peu de temps auparavant. Elle quitta la place par une porte. Elle marcha longtemps, voulant à tout moment se débarrasser des vêtements atroces dont on l'avait affublée, mais sachant qu'elle n'avait pas le droit de se promener nue dans les rues ; elle n'était plus une déesse.
Vers le soir, elle trouva un commerçant aimable qui lui offrit de la soupe et lui expliqua ce qui s'était passé, car il y avait assisté. La prêtresse d'Inana n'était pas morte écrasée sur les marches du temple. Un ingénieux système de cordes invisibles l'avait retenue au dernier instant. Nombreux étaient ceux qui l'avaient crue retournée aux dieux ; mais elle s'était relevée, et tous s'étaient prosternés à ses pieds. Puis elle avait ordonné à ses servantes de s'emparer de la Prêtresse de Nanshe, qui avait commis l'inceste et devait être punie en conséquence. Le reste était une histoire de prêtres, ce qui ne regardait nullement le commerçant. Si elle était intéressée, elle pouvait aller à la cérémonie d'Inana. On disait que la nouvelle prêtresse promettait d'être la meilleure depuis longtemps.
— Je n'en doute pas, fut tout ce que réussit à dire celle qui n'était plus Nanshe.
Puis elle s'évanouit pour de bon de la surface du monde.

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