mercredi 12 décembre 2012

Alwin Nicolaïs et le Spectre du Communisme

Photo DR


Alwin Nicolaïs
ou
chronique du communisme spectral et de l'incompatibilité réputée de l'art et de la politique




Quand je vois un film américain datant de la "guerre froide", je suis toujours amusé par les réactions de vertueux personnages confrontés au "spectre" du communisme. Cela va de "Oh, mon dieu !" à "Salauds de rouges ! On les aura !" en passant par un crachat, une pâmoison, voire une simple grimace de dégoût. En tout cas, jamais le bon Américain ne manque de réagir vivement. Il y a quelques années, en me rendant à une soirée dont je n'attendais rien de particulier, j'eus la chance de vivre deux expériences hors-normes en quelques heures.

C'était en 2003 ou 4 ; une école de danse de New York était en tournée européenne, présentant au théâtre des Salins de Martigues un spectacle qui résume l'œuvre d'Alwin Nicolaïs, chorégraphe de génie qui créait lui-même la plupart des éléments de ses œuvres : musique, costumes, lumières, décors, effets spéciaux et bien sûr, chorégraphie. Étant donné qu'il était mort en 1993, je ne connaissais pratiquement rien de ses travaux, sinon le numéro qui se trouve dans le film de Robert Altman avec Neve Campbell The Company. C'était même pour cela que je voulais en savoir plus. A l'époque, en matière de danse, je ne connaissais guère que Twyla Tharp, à la fois par ses travaux cinématographiques (Hair, ...) et par Route 66, que j'avais vu en 1997 à Montpellier. Pina Bausch et Bruno Beltrau étaient encore dans les limbes de mon avenir.
Ce que je vis ce soir-là aux Salins pulvérisa toutes les limites que ma pâlichonne éducation terpsichorienne m'avait imposée. Le fait que le spectacle fût un montage de numéros élaborés tout au long de la carrière d'Alwin Nicolaïs, donc des années 1940 aux années 1980 en gros, était un pari risqué. Mais l'harmonie, la cohérence, le sens et la recherche de la démarche artistique étaient bien tous au rendez-vous, éclatant de maîtrise, de profondeur, d'art dans tous les sens du terme. Je passai deux heures d'émerveillement pur, à la fois conscient d'assister au déroulement d'un travail de génie, et désireux d'oublier ce jugement forcément idiot pour mieux absorber tout ce que je voyais, entendais, sentais, ressentais, vivais. La reprise du tableau dansé dans The Company me plongea dans une extase explosive, au moins égale à celle que j'avais éprouvée quinze ans plus tôt en voyant Dead Can Dance sur scène.
J'étais si transporté que je faillis rentrer chez moi dès la fin du spectacle, pour ne pas avoir à parler. Mais j'avais été invitée par une amie, employée du théâtre, et nous devions passer le reste de la soirée ensemble. Après la représentation, il y avait un pot organisé par le personnel en l'honneur de la troupe ; les danseurs y étaient invités. Je m'y rendis, plus ou moins décidé à rester assis dans un coin.
Un quart d'heure plus tard, j'étais en pleine discussion avec une poignée de danseurs des deux sexes. En bons Américains, ils ne parlaient pas bien voire pas du tout le français ; et en bons Français, les organisateurs de la soirée ne parlaient guère qu'un anglais basique et vite épuisé. L'un des danseurs m'avoua rapidement qu'après trois semaines de tournée, il était heureux de rencontrer quelqu'un qui parlât correctement sa langue. Amusé, je glosais sur l'éducation nationale française, la dernière en Europe à ne pas imposer l'apprentissage de l'anglais dès la communale ; bonne ou mauvaise chose ? Le débat était ouvert.
Petit à petit, le groupe se délita, au fur et à mesure que chacun se rappelait du spectacle prévu le lendemain. Finalement, tandis que le personnel du théâtre commençait à ranger, je restai avec deux des danseuses, une New-yorkaise prénommée Barbara qui semblait tout droit sortie de la série Fame, et une émigrée serbe au visage très fin qui n'avait pas encore la nationalité US, et dont le prénom signifiait "neige" dans sa langue. Elles s'intéressaient au théâtre des Salins lui-même.
"C'est le plus bel endroit dans lequel nous ayons joué jusqu'à présent, dit Neige. Si les autres pouvaient tous être aussi bien, ce serait vraiment... chouette.
Est-ce que c'est une grande ville, ici ? demanda Barbara. Comment dites-vous ? Martigues. Je n'en avais jamais entendu parler.
Non, dis-je. C'est une assez petite ville
Oh, my God ! Un si grand théâtre pour une petite ville ! Cela n'arriverait jamais chez nous, toutes proportions gardées. Comment est-ce possible ?
C'est parce que la ville est assez riche, grâce aux raffineries de pétrole et de gaz, qui rapportent pas mal d'impôts locaux.
Une lueur de compréhension éclaira le visage pourtant très vaste de Barbara, qui voulut ajouter son grain de sel politique.
Chez nous, tout cet argent serait parti depuis longtemps dans les poches des fonctionnaires ou des entrepreneurs immobiliers. Par quel miracle est-ce que ç'a été possible ?
Vous savez, c'est surtout, je crois, parce que la mairie de Martigues a longtemps été communiste. D'ailleurs, je crois qu'ils le sont encore. On peut demander aux indigènes, si vous voulez.
Les réactions des deux danseuses furent aussi opposées qu'extrêmes. Neige inclina la tête sur le côté et confirma simplement : "Ah oui ! Donc ils ont fait ça pour le peuple/les gens." Je la regardai, tout ravi. Non seulement nous parlions le même langage, mais elle était parfaitement consciente de la dualité de l'expression anglaise "the people" ; quand on la dit, on n'est pas tenu d'y mettre une majuscule ou une minuscule, et on est donc libre de la traduire par "le peuple" aussi bien que par "les gens". Le ton qu'avait employé la jeune Serbe était parfaitement (sciemment ?) intermédiaire et impliquait donc les deux sens. Sans lui répondre, je me contentai d'un sourire complice. Puis je me tournai vers l'Américaine de souche.
Je crus un instant que quelqu'un l'avait giflée furtivement ; sa vaste bouche ouverte laissait voir un nombre de dents si supérieur à la moyenne que je songeai aussitôt à un roman de Philip K. Dick. Ses yeux clignaient à intervalles rapprochés. Sa poitrine était inerte. Au bout de trois longues secondes, rien n'avait bougé. Inquiet, je regardai Neige, au cas où elle ne se serait aperçue de rien. Mais je me trompais ; elle savait parfaitement ce qui se passait dans la tête de sa camarade. Son sourire n'était plus le même ; il était beaucoup plus complice, presque narquois, me rappelant celui d'Elizabeth Montgomery en train de tancer son "Jean-Pierre" de mari. Cela me fit enfin comprendre la "bourde" que je venais de commettre. Je n'eus pas le temps d'imaginer un moyen de désamorcer la situation, c'est-à-dire de remettre Barbara sur les rails de sa conscience bouleversée. A voix basse, elle finit par articuler une phrase qui était peut-être : "Vous avez toujours des communistes ?" ou "Vous êtes toujours communistes ?", je n'aurais su dire.
J'éclatai alors d'un grand rire - intérieur, sans doute encouragé par Neige, qui n'aurait pas apprécié que je ridiculise son amie. "Eh oui ! dis-je à la place. C'est même grâce à eux que vous êtes ici."
La suite de la conversation fut pour le moins abrégée. Barbara s'aperçut rapidement que le reste de la troupe était parti et elle fit comprendre à Neige que celle-ci ne devait pas rester seule avec un ennemi du peuple... pardon, du Peuple américain. On n'était pourtant plus dans les années 1950 ; certes, mais on était à l'ère des Bush.
Dommage... Ce soir-là, je me serais volontiers perdu dans le blizzard.

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