lundi 28 janvier 2013

Parce que Marilou



 


Le soir où tu imites les aigles
je suis à cent mètres de là, au Sémaphore
(il ne s'agit pas de la machine désuète qui permet d'émettre des signaux que plus personne ne sait lire, c'est le nom du cinéma d'art et d'essai où nous sommes allés voir un film ensemble un jour, il y a quatre ou cinq ans ; un film pour enfants, que nous avons vu presque en cachette, pour que ce soit meilleur)
Après le film, tu me dis, un peu effrayée : Alfred, tu ris comme les enfants ; c'est un peu déroutant, au début, mais on s'y fait.

J'enregistre. J'oublierai plus tard, si j'ai le temps

Je suis donc à cent mètres de toi pendant que tu contemples vingt siècles d'histoire, et je ne le sais pas plus que toi ; je ne l'apprendrai que deux jours plus tard

Plus tard

Je suis donc au cinéma, seul au milieu de la foule du samedi soir
La foule et moi, nous regardons un film, Blancanieves, un film noir et blanc, muet, qui imite le cinéma d'antan, qui raconte l'histoire de Blanche-Neige dans des arènes, celles de Séville, l'histoire d'une jeune et belle femme qui se débat contre un fantôme : l'espèce humaine

Ce sont des signes si gigantesques,
si démesurés
colossaux
que je ne songe même pas à les interpréter

Ils ne me chuchotent pas : Va marcher dans les rues après le film, tu croiseras peut-être quelqu'un que tu n'as pas vu depuis longtemps ; tu l'inviteras à boire un vin chaud ; vous échangerez des nouvelles ; la vie reprendra un cours, n'importe lequel

Mais non, rien ; quand le film se termine (Blanche-Neige ne se réveillera jamais ; son prince-marchand est un brave nain dont le baiser n'est pas assez magique), je rentre directement chez moi, en plissant les épaules, à cause du froid et de la déception.
Déçu parce que le cinéma est mort et que personne ne l'avoue publiquement ; tout le monde fait comme s'il existait toujours ; alors qu'il n'y a plus que des téléviseurs géants à coins carrés qui se prennent pour des écrans perlés

Ce soir-là, je ne te croise nulle part, pas plus que pendant les deux années précédentes

Il y a six ou sept ans, à Paris, tu m'offres un livre de Philip K. Dick que tu m'as dédicacé d'une phrase de Jean Chrysostome. Je t'en offre un en retour. Lequel ? J'ai oublié. Cela me reviendra de plein fouet, entre deux rêves de moutons électriques

Il y a quatre ou cinq ans, à Paris encore, nous dînons dans un restaurant de la rue Oberkampf avec quelques amis. Ce soir-là, toi et moi, nous échangeons des objets inutiles, par dérision : tu me donnes ta carte de la bibliothèque du Museum d'histoire naturelle ; je te donne ma carte de metteur en scène du festival Off d'Avignon. Tu t'en es peut-être servie un jour, pour voir un spectacle. Je ne suis jamais allé au Musée.
Le serveur pose entre nous une bouteille de vin ; en voyant l'étiquette, je manque m'étrangler : j'ai vécu à cent mètres de ce domaine-là ; j'allais promener mon chien dans ces vignes-là ; j'ai bu chaque jour de ce vin-là
Et aujourd'hui 28 janvier 2013, j'écris ces mots dans cette même maison où j'ai vécu il y a onze ans et où je revis pour un temps
Un temps

Coïncidence hier
énigme présente
oracle demain

Cent mètres !
Autant dire rien, sur le plan galactique ;
oui, mais combien de microcosmes ?
Combien de trajectoires peuvent-elles se manquer sur une telle distance ?

Tu voulais peut-être apprendre à voler de tes propres ailes
comme Jiao Long

Impossible de me souvenir maintenant
si tu m'as jamais posé la moindre question
C'était là toute l'étendue de ta sagesse
Tu savais que je n'avais pas de réponse
Je t'aurais menti
J'aurais parlé d'espoir – cette « laisse de la soumission » selon René Crevel
Je t'aurais parlé de marge – cet espace de liberté cher à Romain Gary
Je t'aurais cité l'une ou l'autre poésie – ce curieux symptôme de la tuberculose

Le conditionnel, temps favori des prisonniers sans cellule, qui sortent quand ils veulent, quand ils peuvent, si on a la grâce de leur rappeller l'absence de barreaux

Tu ne supportais plus la vie, le poids de son regard
Tu as voulu embarquer sur des mers plus ignorées
Tu as payé le prix fort sous le portail d'Anubis
Une suite t'est réservée au palais du déviant.

Il y a cinq ou six ans encore :
nous roulions vers l'ouest, le long de l'étang de Berre
Une longue nuée d'oiseaux se mit à onduler au-dessus de nos têtes
Tu m'appris, fière comme Audubon, que c'étaient des ortolans
Tu as dit : La forme du nuage est celle du vent combinée à l'intelligence sociale recombinée à celle du vent...
Je me suis bien gardé de dire quoi que ce soit ; ce n'était pas une question
Je t'ai regardée un instant en train de regarder le long vol du nuage-serpent
le nombre indéfini de ses points noirs et vivants,
vivant ensemble, portés sur la même onde cérébrale
sachant où aller, que faire, et comment le faire
sans souci du pourquoi.

Je ne t'ai jamais entendu dire pourquoi ; tu le pensais si fort,
Et tu savais que je répondrais mal, ou n'importe quoi.
C'est connu, Khaleesi : les écrivains sont des bonimenteurs
qui se cachent derrière des vérités
qu'ils affublent de majuscules
en guise de vêtements
avant de les leur ôter
avec des mines gourmandes.
Ils gesticulent comme des clowns de l'Eden,
hurlant comme des loups-garous édentés
que leur vérité est plus belle que celle des autres.
J'ai cru que tu voulais devenir écrivain sans mentir ;
La vérité était trop belle, ou pas assez éclairée.

Je n'ai rien compris

Nous nous sommes manqués de cent mètres
C'est peut-être ça, la réponse à la question que tu ne poseras jamais :
sans maître.



Heureuse citadelle d'Athenaïa la Porteuse,
Ils ont vu beaucoup, souffert beaucoup, peiné beaucoup ;
un aigle dans les nuages viendra pour chaque jour.

Oracle de Delphes adressé aux Athéniens vers – 450 ; la question posée à la Pythie étant perdue, l'interprétation de l'oracle demeure à jamais impossible.

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