dimanche 13 octobre 2013

A la limite de Philip Roth...

"Je ne pleure pas. Je prie à voix haute !"

Il ne fait aucun doute que Philip Roth est l'un des plus grands écrivains contemporains (quantitativement et qualitativement). Nul autre n'arrive à sa cheville en matière d'élaboration d'un récit (à part peut-être David Mitchell), d'universalité des sujets traités (à part peut-être Salman Rushdie), d'éruditon qu'il maîtrise (à part peut-être Vladimir Nabokov) et distille au fil des pages (mettant les lecteurs dans la meilleure des positions imaginables pour apprendre quelque chose : celle de l'expert passionné qui transmet son savoir en espérant qu'il transmet aussi sa passion par là-même)... Et surtout, personne (à part peut-être Jack Vance) ne se fait aussi peu d'illusions sur la Nature humaine, nous la présentant sous son jour le moins flatteur mais le plus incisif, avec une si maigre lueur d'espoir à l'horizon qu'on n'envisage d'y survivre que par une sorte de curiosité malsaine, pour voir jusqu'à quel tréfonds boueux elle est encore capable de chuter.

Le complot contre l'Amérique, La tache, Pastorale américaine, Le grand roman américain, Indignation, Professeur de désir... sont autant de chefs-d'œuvre peu contestables, que j'ai pris grand plaisir à lire (en plus du fait qu'ils sont bien traduits par Josée Kamoun, ce qui, à l'heure actuelle, n'est plus si courant) et qui renvoient aux oubliettes les morveuses tentatives dites d'autofiction dont les auteurs français nous bassinent le mou depuis deux ou trois décennies. Pourtant...
Pourtant, ce plaisir a (cruellement) atteint sa limite il y a quelques jours. C'était en lisant La contrevie. Dans ce récit, Nathan Zuckerman (l'alter ego de Philip Roth), pousse l'acrobatie littéraire très loin (presque aussi loin que certains grands auteurs de SF ; c'est dire !) puisqu'il explore six possibilités de raconter le même événement (un homme en pleine maturité frappé d'impuissance sexuelle). Tous les cas de figure m'ont bien paru représentés ; les voix des protagonistes sont aussi prenantes que jamais et chacun fait le tour de sa question. La maîtrise de la narration est totale, flanque le vertige au point qu'on ne voit pas comment ou qui pourrait mieux faire (à part peut-être Alasdair Gray).
{A partir de ce point, je me vois dans l'obligation de créer une entité spécifique pour continuer. En effet, je ne suis pas en mesure d'affirmer que les idées présentées dans le livre sont indéfectiblement issues de l'esprit de l'auteur. Comme tous les romanciers, il est en droit de prêter à ses personnages des idées qui sont les leurs et non les siennes. C'est l'un des outils les plus géniaux du métier de créateur (et des plus risqués, l'esprit critique du lecteur étant aussi proverbial que le Monstre du Loch Ness). La difficulté en l'occurrence est augmentée puisque le narrateur de La contrevie est le personnage-auteur Nathan Zuckerman, qui puise dans sa propre existence les sujets de ses histoires. Sauf que rien ne nous garantit que lesdits sujets sont aussi ceux que Philip Roth perçoit autour de lui. Afin donc de ne pas me tromper de cible, je vais ici créer un monstre critique à deux faces que j'appellerai "Zuckerman/Roth ?", abrégé en Z/R? Considérons-le comme un symbole mathématique signifiant : "Ce que dit Zuckerman et que Roth pense peut-être".}

Était-ce alors pour briser la perfection formelle de La contrevie que Z/R? a terminé son roman par un monstrueux faux pas, une bourde inexcusable, un chancre intellectuel à peine moins grave que "la tache" éponyme ? Bien sûr, je l'ignore ; mais ce que je sais, c'est que ces trois pages (les dernières du roman) qui font l'apologie de la circoncision constituent une erreur impardonnable à mes yeux, pour les raisons que voici :
- Quelqu'un qui se prétend athée mais qui croit à la "valeur" (symbolique ou non) de la circoncision est fatalement en contradiction avec lui-même. L'argument selon lequel cette mutilation rituelle (brith, en hébreu) ne devrait pas être jugée comme une mutilation corporelle, est irrecevable. C'est même une argutie puérile digne d'un prêtre scolastique, voire inquisitorial. C'est aussi ridicule et pitoyable que d'entendre un intellectuel lever les yeux au ciel en souriant pour déclarer : « Dieu merci, je ne suis pas croyant ».
- Z/R? néglige malheureusement de préciser que l'enfant juif qui subit (le plus souvent à un âge précédant celui de raison) le rite de la circoncision ne se voit pas proposer la possibilité de le refuser1. On lui fait au contraire bien comprendre que s'il ne s'y soumet pas, il deviendra un paria, un moins que rien, un étranger, un goy, c'est-à-dire une impureté destinée à être écartée, ignorée ou lavée. En décrétant cela, la communauté augmente encore le poids pourtant déjà lourd du fardeau de culpabilité(s) sur lequel reposent les religions judéo-chrétiennes.
- Z/R? néglige aussi de dire que le traumatisme (qu'il considère comme une sorte de caution du "contrat" religieux ; imaginez que vous donniez une de vos phalanges à chaque fois que vous louez une voiture) n'est pas seulement un trait d'union physico-social ; il oublie en effet de rappeler aux lecteurs non-juifs que le prêtre officiant, après avoir coupé le prépuce, prend le pénis de l'enfant dans sa bouche à trois reprises, avec une gorgée de vin en guise de désinfectant (plutôt symbolique, celui-ci), vin et sang qu'il recrache ensuite (du moins, je l'espère). Si vous connaissez un geste plus profondément humiliant et traumatisant que celui-ci, merci de ne pas m'en parler ; j'ai déjà fait assez de cauchemars comme ça. Ce qui est encore plus humiliant dans cette partie du rituel, c'est que l'enfant (qui, la plupart du temps, est âgé de moins de trois ans) ne se rend pas compte de ce qu'on lui fait (à part la douleur, bien sûr, mais ça, les adultes estiment qu'elle est nécessaire2). En fait, il ne s'en rend compte que des années plus tard, lorsqu'il assiste à la brith de quelqu'un d'autre. Le choc rétrospectif qui se manifeste alors le place dans une position que des armées de psychologues n'ont aucune chance d'atténuer : l'homme circoncis n'a plus que deux options pour le reste de son existence : accepter ce qu'on l'a forcé à être, ou s'exclure entièrement de ce milieu coercitif et brutal.3 On trouve la même attitude de soumission aveugle (c'est-à-dire incapable de concevoir une autre vie) chez les enfants maltraités et violés par un parent.
- Z/R? néglige aussi (décidément ! Mais il est vrai qu'en trois pages d'éloge, on est forcé d'oublier de nombreux détails, surtout les plus embarrassants) de pousser son "raisonnement" jusqu'au bout. A savoir que, puisqu'il justifie et encourage la circoncision, il n'existe aucune "raison" valable pour qu'il n'encourage pas son équivalent féminin : l'excision. Pire encore, s'il faisait deux poids deux mesures en l'occurrence (en disant par exemple que l'excision, c'est pas pareil, c'est plus grave, plus traumatisant, et donc il faut l'interdire parce que cela ne symbolise rien...), alors personne ne manquerait de dénoncer ce paradoxe, d'en faire une faiblesse impardonnable.
- Enfin, il est ahurissant que cet éloge se termine par l'"argument" selon lequel un pénis circoncis entre en érection par une « transition si rapide », pour reprendre les termes de l'auteur. En quoi ceci est-il un avantage ? De quoi parle-t-il, exactement ? On dirait plutôt une discussion d'adolescents à moitié beurrés, comparant leurs quéquettes en sortant du bar où aucun d'eux n'a réussi à trouver de nana à baiser, se consolant à l'idée qu'ils pissent plus loin ou qu'ils bandent plus vite que les autres. Où est passée l'intelligence proverbiale de P. R. ? Mystère médiéval...

J'ignore donc pourquoi ces trois pages figurent là, à la fin de La contrevie, ce livre par ailleurs excellent. Z/R? a-t-il voulu insérer ainsi le défaut attendu (espéré, même, par ses détracteurs) qui permet à son livre de ne pas être une cuirasse étanche et insubmersible ? Veut-il que Zuckerman (après tout, c'est lui qui raconte) soit faillible comme tous les humains, faut-il qu'il dise une énorme connerie pour qu'on ait le choix (éminemment chrétien) de lui pardonner ou pas ? Ou bien est-ce plus simplement la "minute de l'auteur" concoctée savamment, le point d'orgue de l'ouvrage entier, l'écrin parfait destiné à recevoir le "message fort" qui fera "changer les consciences" - sachant pertinemment que si ledit message était délivré à l'état brut, sans habillage ni fioritures, personne ne l'entendrait ? Après tout, Umberto Eco a bien fait la même chose dans Le pendule de Foucault, en glissant quelque part une courte mais indubitable apologie du Christ.
A moins que tout cela ne serve qu'à me faire parler, à me pousser à devenir un personnage à la Philip Roth, l'un de ces protagonistes mal embouchés qui déploient des trésors de rhétorique pour le contredire et susciter son prochain déploiement d'intelligence, de tolérance, bref de philosophie appliquée ?
Impossible de trancher, bien sûr.
Comme tout dans la vie, ce n'est peut-être qu'une question d'opinion, voire de conviction. Du moins serait-ce le cas pour des opinions auxquelles on a la liberté d'échapper. Hélas, on sait que les rites religieux n'ont pas pour habitude d'autoriser quiconque à les remettre en question. Car sinon, ils auraient tôt fait de disparaître. La circoncision, tout comme l'excision, est bel et bien une mutilation, une atrocité barbare, antique et inutile, une coercition physique, sociale, mentale et morale, une preuve irréfutable de l'intolérance et de la violence humaines, un viol que rien ne saurait justifier, sinon la terreur la plus abjecte de l'"étranger".

Désormais, je ne lirai plus de livres de Philip Roth avec autant de bonheur. J'aurais trop peur qu'il ne se mette soudain à faire l'apologie de la peine de mort pour les médecins qui pratiquent l'IVG ou celle du tatouage des salariés par le logo de leur entreprise.
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1« Mais il y avait un point sur lequel le père de Silverman s'était trompé. En fait, il n'existe aucun moyen d'écarter définitivement la possibilité d'une brith. Même sur son lit de mort, Daniel Silverman pouvait être circoncis. » (in Le diable et Daniel Silverman, Théodore Roszak, Le cherche-midi, 2005, traduit par Edith Ochs).
2Tiens, je vais essayer une nouvelle méthode de discussion : à l'avenir, j'accompagnerai chacun de mes arguments d'un bon coup de poing dans la gueule de mes interlocuteurs. S'ils ne sont pas contents, je leur dirai que c'est bon pour leur mémoire traditionnelle et que ça m'évite d'avoir à me répéter.
3J'ignore si cette partie du rite est toujours pratiquée ; je ne vois pas pourquoi elle ne le serait pas, puisque la religion juive est la plus réputée pour son immuabilité.

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