mercredi 28 octobre 2015

Suite et fin.. d'un Monde

Et puis, il y a eu le retour des Interglacatiques. Le retour à la réalitude ; "à la maison", comme on dit dans les films américains en regardant la ligne bleue des Vosges (ou plutôt, l'assistant-réalisateur, qui brandit une balle de tennis pour servir de point d'appui aux acteurs).

Pendant deux jours complets, j'avais pu me permettre de ne plus penser à mes soucis. A mes dettes, à mes deux mois de loyer en retard, à ma voiture qui crève lentement mais sûrement, à mes démêlés avec la fonction publique, laquelle n'est plus au service du public mais d'une poignée d'ordures... à mes droits d'auteur, qui m'autorisent à croire à la liberté de l'artiste, tandis que l'Europe agonise..
Dans le train (qui, pour une fois, n'était pas en retard), je resongeais à tout ça.. à ces jeunes critiques vidéastes qui, en deux ou trois ans à peine, sont devenus célèbres en exprimant leurs opinions dans des vidéos parfois brillantes.. je les comparais aux auteurs qui rament depuis dix, quinze ans ou plus, et dont on se fout éperdument, parce qu'ils n'ont pas la tronche photogénique, ou parce qu'il faut plusieurs heures pour lire leurs livres, alors qu'une vidéo, c'est vu en quelques minutes, et puis c'est fun, et puis ça prend pas la tête.. je me disais que mon succès, donc ma survie, dépend peut-être d'eux.. je repensais aux journalistes médiocres devenus éditeurs conformistes, qui font la pluie et le beau temps sur le paysage littéraire de genre, en décrétant leurs fatwas (ou leur indifférence, tout aussi efficace) sur tel ou tel auteur qui a refusé de leur lécher les bottes.. aux éditeurs chafouins qui t'ont poignardé dans le dos mais viennent quand même te serrer la main en souriant, devant tout le monde, pour faire croire qu'ils sont sympas.. et moi, bien sûr, trêve des confiseurs oblige, j'évite soigneusement de leur cracher à la gueule.. par égard pour mes hôtes.
Aux environs de Montélimar, sans savoir pourquoi, j'ai repensé à Roland Wagner, que j'avais vu pour la dernière fois à Montpellier en 2010, deux ans avant sa mort accidentelle. Sur le chemin du retour à son hôtel, il m'avait confié en riant qu'il avait dû retourner vivre chez sa mère, parce qu'il n'avait plus un rond. "A 49 balais, tu te rends compte ?" Cent nouvelles, cinquante romans.. tout ça pour ça ! Je m'en rends d'autant plus compte qu'aujourd'hui, j'ai 48 ans, et que je fais un métier qui ne rapporte rien, que tout le monde méconnaît, maltraite ou assassine à petit feu, et qui non seulement, ne me fera jamais vivre, mais en fera vivre d'autres après ma mort.
Hier, quand j'ai vu passer un tweet qui parlait d'Ayerdhal, je n'ai pas compris tout d'abord de quoi il s'agissait. Puis, à force de se répéter, de se répercuter, la nouvelle a fini par prendre forme et vérité. Je ne l'ai admise qu'à la tombée de la nuit. J'ai regardé la lune presque pleine écarter les nuages avant d'aller se recoucher.
Il y a encore dix ans, la mort d'un ami s'apprenait par téléphone. Une voix proche et fêlée vous appelait à une heure tardive ; en un mot à peine, vous saviez que quelque chose clochait. La nouvelle tombait, tranchait le fil des jours, faisait saigner les yeux.
Mais c'est fini, tout ça. Internet lave plus sec. La mort a enfilé ses gants de chirurgien, son masque aseptisé ; elle débite son discours binaire. L'amitié n'est plus qu'un train de données, dont le sillage crée des ondes faciles à traduire en algorithmes.
Et c'est ainsi que j'ai perdu un ami que j'avais déjà perdu pour cause d'éloignement géographique et de dynamique de clans. Définitivement perdu, cette fois ? D'une certaine manière, oui.
D'une autre, je sais que Naïs existe, puisque je l'ai rencontrée. La réalité n'avait pas été capable de l'inventer ; il lui fallait Ayerdhal.
Elle l'a eu. Nous ne l'avons plus.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire