samedi 30 décembre 2017

Il était une mauvaise foi: Annexes D, E, F

D. CHRONIQUE À LIRE SUPER VITE AVANT QU'ELLE NE S'ÉPILE ou A quoi bon acheter un livre dont l'encre s'efface ?

Pensiez-vous que tout pourrait s'améliorer bientôt ? Voici un exemple de ce que certains appellent un progrès littéraire : le livre dont l'encre s'efface.

Le progrès technologique a encore fait "progresser" l’humanité d’un cran... sans préciser dans quel sens. Il s’agit du livre à encre biodégradable. Tu l’achètes sous vide, tu l’ouvres, l’air (ou la lumière) entre en contact avec l’encre et entame lentement son travail de sape. Deux mois plus tard, les pages sont blanches ; si tu n’as pas fini, tu es bon/ne pour le racheter. Pas mal, non ? comme "stratégie" marketing. Faut en parler à Naomi Klein, ça devrait la faire rire.
Quoique.

Soit dit en passant, comme il m’étonnerait fort que ladite dégradation s’opère brusquement, cela veut dire que la lisibilité du bouquin en question va baisser peu à peu dès l’ouverture, et donc si tu as des yeux médiocres (ce qui est le cas de 40 % de la population mondiale), tu as sacrément intérêt à te grouiller si tu veux connaître la fin de l’intrigue. A condition qu’il y en ait une, bien sûr. (Bon, tu peux aussi faire comme une partie des lecteurs, qui lisent la fin avant le début, mais ça, c’est un truc que je n’ai jamais compris ; c’est un peu comme si on voulait avoir l’orgasme avant les préliminaires. Mais ne soyons pas sectaires.)
On connaissait déjà les munitions biodégradables, qui permettent de tuer des gens et des bêtes sans polluer leur cadavre ou la nature-qui-nous-remercie ; on a donc maintenant la culture destinée à ne pas laisser de traces dans la réalité. Avant, pour ça, on avait la mode, qui est la culture qui ne laisse pas de traces dans les mémoires.
Bloomsbury, l’éditeur de Happy Rotter, avait déjà "inventé" la compétition entre lecteurs pour avoir chacun son exemplaire et être le premier à l’avoir fini, au lieu de se les prêter mutuellement et de les lire chacun à son rythme, comme c’est la coutume entre amis et êtres humains depuis l’aube de l’écriture ; une "idée commerciale" (pardon pour l’oxymore) qui leur a permis de vendre des dizaines de millions d’exemplaires de leurs bouquins banals (et allez ! encore un héros blanc, anglo-saxon, protestant, destiné à être "le meilleur" ou "l'unique" ou "l'élu", et qui n’utilise jamais son cerveau) là où un éditeur banal n’en aurait vendu que quelques dizaines de milliers, au mieux. Après, on a eu droit à Eragon, la saga à côté de laquelle Donjons & Dragons the movie a l’air d’avoir été écrit et réalisé par Orson Welles qui aurait perdu un pari contre Chuck Norris.
Alors, que peut bien être l’étape suivante de cette merveilleuse "évolution" culturelle, à votre avis ? Eh bien, j’ai brièvement réfléchi à la question (environ 0,0008 seconde) : je me suis glissé dans la peau d’un éditeur "moderne", pour en ressortir aussi sec avant d’être malade. Il m’a bien fallu ça pour comprendre ce que nous préparent nos chers amis les professionnels de la profession. C’est tout bête : dès demain, le contrat d’édition à compte d’auteur-mort-avant-l’heure sera mis en place. Son fonctionnement ? Très simple : vous avez écrit une grosse daube invendable, que même votre mère n’arrive pas à lire jusqu’au bout ? Proposez-la à n’importe quel éditeur qui pratique le contrat à compte d’auteur-mort-avant-l’heure ; signez les yeux fermés et allez vous suicider sans avoir rédigé votre testament (sinon, c’est de la triche ; l’éditeur le fera casser, de toute façon, mais ça va lui coûter des sous, et il ne sera pas content, le pauvre). Vous aurez la certitude, que dis-je ? la garantie en or massif, que votre ouvrage majeur (et unique, sinon vous n’avez rien compris) sera publié sous quinzaine et deviendra un Best-c’est-l’heure ! Deux mois plus tard, vous serez totalement oublié/e mais heureux/se comme un ange qui s’est fait greffer un zizi ou une cliquette (voire les deux), au paradis des écrivains qui ont "marqué le siècle de leur emprunte indélébible" (pour citer le journaliste sportif qui sera chargé de votre rubrique nécro, laquelle sera assez courte pour paraître sur Twitter).
Post-scriptum : Au fait, puisque le livre dégradable commence à pourrir à compter de l’ouverture (au contact de l’air et de la lumière, si j’ai bien compris ; preuve qu'il doit être composé à base de bactéries – miam !), nous avons à notre disposition une arme toute simple : quand vous en voyez une pile en magasin, déchirez les emballages d’un coup de clé ou d’ongle ou de burziquette (si vous en avez une sur vous), en n’ayant l’air de rien (c’est ce qui se fait de mieux dans les Fnacultura). Mais attention : faites une belle entaille visible, afin que ceux qui l’achètent malgré tout s’en aperçoivent à temps et ne l'achètent pas.
Quoique, si c'est un des miens..

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E. TRADUCTION = TRAHISON = TRADITION

Exemple de traduction pourrie, et comment elle a été combattue (en vain)

Afin de bien vous montrer l'ampleur des dégâts, nous allons détailler longuement quelques exemples précis des pratiques en vigueur dans le milieu éditorial, à l'insu du public qui ne peut évidemment juger que le produit fini, non la méthode qui y a conduit. Ce sera un peu long ; nous allons procéder en trois étapes.
Voici un extrait en VO (le début) du roman de William Gibson, Pattern Recognition (G.P. Putnam and Son's, 2003).
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The website of dreadful night

Five hour's New York jet lag and Cayce Pollard wakes in Camden Town to the dire and ever-circling wolves of disrupted circadian rhythm.
It is that flat and spectral non-hour, awash in limbic tides, brainstem stirring fitfully, flashing inappropriate reptilian demands for sex, food, sedation, all of the above, and none really an option now.
Not even food, as Damien's new kitchen is as devoid of edible content as its designer's display windows in Camden High Street. Very handsome, the upper cabinets faced in canary-yellow laminate, the lower with lacquered, unstained apple-ply. Very clean and almost entirely empty, save for a carton conatining two dry pucks of Weetabix and some loose packets of herbal tea. Nothing at all in the German fridge, so new that its interior smells only of cold and long-chain monomers.
She knows, now, absolutely, hearing the white noise that is London, that Damien's theory of jet lag is correct : that her mortal soul is leagues behind her, being reeled in on some ghostly unmbilical down the vanished wake of the place that brought her here, hundreds of thousands of feet above the Atlantic. Souls can't move that quickly, and are left behind, and must be awaited, upon arrival, like lost luggage.
She wonders if this gets gradually worse with age : the nameless hour deeper, more null, its affect at once stranger and less interesting ?
Numb here in the semi-dark, in Damien's bedroom, beneath a silvery thing the color of oven mitts, probably never intended by its makers to actually be slept under. She'd been too tired to find a blanket. The sheets between her skin and the weight of this industrial coverlet are silky, some luxurious thread count, and they smell faintly of, she guesses, Damien. Not badly, though. Actually it's not unpleasant ; any physical linkage to a fellow mammal seems a plus at this point.
Damien is a friend.
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Voici maintenant un premier jet de traduction, effectué par moi à main levée, sans réécriture, en collant au plus près de la grammaire et du style de l'auteur (sans pour autant aller jusqu'à l'absurde ; le but est que cela soit évocateur en demeurant compréhensible).
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1

Le site web de l'effroyable nuit

Cinq heures du décalage horaire de New York et Cayce Pollard s'éveille dans Camden Town cernée par les loups terrifiants de son rythme circadien perturbé.
C'est la non heure plate et spectrale, inondée de fluctuations limbiques, tronc cérébral remuant par intermittence, émettant ses inadéquates exigences reptiliennes à propos de sexe, de nourriture, de sommeil induit, de tout cela, sauf que rien n'est vraiment possible, maintenant.
Pas même la nourriture, puisque la nouvelle cuisine de Damien est aussi dépourvue de contenu comestible que son équivalent design exposé en vitrine dans Camden High Street. Très séduisants, les placards suspendus aux façades en stratifié jaune canari, ceux du bas en contreplaqué de pommier laqué, immaculé. Très propres et presque entièrement vides, à part un carton renfermant deux palets desséchés de Weetabix et quelques sachets d'infusion épars. Rien du tout dans le frigo allemand, si neuf que son intérieur ne sent que le froid et les monomères à chaîne longue.
Elle sait désormais avec certitude, en écoutant le bruit blanc qui caractérise Londres, que la théorie de Damien sur le décalage horaire est exacte : que son âme mortelle est à des lieues derrière elle, en train de se rembobiner sur quelque ombilic fantomatique le long du sillage évanoui de l'avion qui l'a amenée ici, à des dizaines de milliers de mètres au-dessus de l'Atlantique. Les âmes sont incapables de se déplacer aussi vite, elles restent en arrière, et il faut les attendre, comme des bagages perdus.
Elle se demande si cela empire avec l'âge : cette heure sans nom, plus profonde, plus vide encore, son kaffect en même temps plus étrange et moins intéressant ?
Engourdie, là, dans la pénombre, dans la chambre de Damien, sous un truc argenté couleur de gant ignifugé, dont il n'a sans doute jamais été prévu par ses fabricants que quiconque dorme dessous. Elle avait été trop fatiguée pour trouver une couverture. Les draps entre sa peau et le poids du couvre-lit industriel sont soyeux, d'un fil luxueux, et s'en exhale une légère odeur de, elle imagine, Damien. Pas en mal, toutefois. A vrai dire, ce n'est pas désagréable ; à ce point, toute liaison physique avec un confrère mammifère est bonne à prendre.
Damien est un ami.
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Certes, ce n'est pas une traduction parfaite et, pour être publiable, elle nécessiterait encore quelques séances de travail. Mais mon but est de vous en procurer l'essence, l'ambiance recherchée par l'auteur, son style, ses mots, ses carences et ses cadences, sa musicalité, bref, tout ce qui lui appartient en propre et le caractérise.

Voici maintenant ce qui a été publié par les éditions Au Diable vauvert en 2004 ; l'individu qui a commis ce qui suit se nomme Cédric Perdereau, et il s'agissait de sa deuxième traduction de livre pour cet éditeur ; la première avait été celle de Marée haute, un essai documentaire de Mark Lynas, traduction que nous (le maquettiste et moi) avons passé deux semaines entières à corriger et réécrire, en nous arrachant les cheveux1.
Nous passerons sans nous attarder sur la mention "traduit de l'américain", qui ne fait plus rire grand-monde tant elle est désormais entérinée.2
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1

Le Site Web des heures noires

Cinq heures de décalage horaire made in New York. Cayce Pollard se réveille à Camden Town, cernée par les loups affamés de son cycle circadien chamboulé.
Elle traverse la fatidique non-heure d'inertie spectrale. Les déferlements limbiques lui affolent le cerveau.
Ce bon vieux reptile demande à tort et à travers du sexe, de la nourriture, l'oubli, tout en même temps...
Rien de tout cela n'est possible pour l'instant, pas même la nourriture : la nouvelle cuisine de Damien est aussi vide que les élégantes vitrines récupérées chez un designer de Camden Hight Street. Étagères supérieures en plastifié jaune poussin, les plus basses en contreplaqué laqué, aulne et bouleau mêlés. Le tout est très propre, presque désert, à part une boîte contenant deux pains de Weetabix complètement secs et quelques sachets de tisane épars. Rien dans le frigo allemand étincelant, qui sent le froid et les monomères longs.
A cet instant, en entendant le bruit blanc qu'est Londres, elle est certaine que la théorie de Damien sur le décalage horaire est juste : son âme immortelle est loin derrière elle, au-dessus de l'Atlantique, tractée sur quelque fantomatique cordon ombilical dans le sillage de l'avion qui l'a menée jusqu'ici. Les âmes voyagent moins vite, suivent à leur allure. Il faut les attendre à l'arrivée, comme une valise perdue.
Elle se demande si l'âge empire la chose : l'heure sans se fait-elle plus profonde, plus vide, à la fois plus étrange et moins intéressante ?
Abattue là, dans la semi-pénombre de la chambre de Damien, sous une couverture de survie argentée, sorte de manique high-tech pas vraiment conçue pour qu'on y dorme. Trop fatiguée pour trouver une couette. Les draps, entre sa peau et ce lourd duvet industriel, sont soyeux, sans doute luxueux. Vaguement imprégnés d'une odeur, aussi. Damien ? Juste ce qu'il faut. En fait, ce n'est pas désagréable. Dans son état, tout lien physique avec un frère mammifère paraît bienvenu.
Damien est un ami. Point.
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Analysons ce fatras : ponctuation et mise en forme non respectées, ce qui change entièrement le rythme des phrases (exemples trop nombreux pour les citer ; les trois quarts des phrases ont leur ponctuation déformée) ; l'ajout de verbes là où il n'y en avait pas, et inversement ; l'inepte et idiot "made in New York" ; les abus d'interprétation (les "exigences reptiliennes" qui deviennent ce bon vieux reptile, ce qui occulte la référence aux travaux de Henri Laborit ; la "nuit effroyable" qui devient les heures noires, supprimant la référence au poème de William Blake The dreadful night shall break (ainsi qu'à la série télévisée Les Mystères de l'ouest) ; les changements intempestifs (le "jaune canari" qui devient jaune poussin, le "carton" qui devient une boîte3) ; les additifs indus, sans doute pour le cas où les gens ne comprendraient pas ("Damien est un ami. Point.") ; les fautes de grammaire (le verbe intransitif empirer qui devient transitif) ; les erreurs de lecture ("l'âme mortelle" qui devient immortelle ; ce qui prouve soit dit en passant que le texte n'a pas été relu, à moins qu'il ne s'agisse là d'un message idéologique caché) ; les preuves d'incompréhension (les placards de cuisine dont "l'équivalent design dans la vitrine" devient d'élégantes vitrines récupérées chez un designer) ; les confusions en chaîne (le "couvre-lit" qui devient une couverture de survie, puis une couette, puis un duvet) ; les extrapolations fantasques (l'"apple-ply" qui devient de l'aulne et du bouleau mêlés4) ; les mots qui disparaissent (tronc cérébral, inadéquates, le sillage de l'avion qui n'est plus évanoui) ; ceux qui sont dévoyés ("anesthésie" qui devient oubli ; "engourdie" qui devient abattue ; les loups "terrifiants" qui deviennent affamés) ; les mots qui apparaissent, sortant du néant (le frigo allemand étincelant) ; les changements de registre forcés (linkage qui devient un simple lien alors que c'est un mot technique : une liaison forte ou un enchaînement)... Voilà pour ce court extrait.
Plus tard, dans tout le livre, le mot footage, qui signifie "métrage" et désigne une longueur mesurable de pellicule exprimée en pieds ou en mètres (et non en durée, comme le ferait un néophyte, ce qui ne veut rien dire puisque la durée dépend de la vitesse de défilement), est traduit par film, perdant ainsi son aspect technique et spécifique, au profit d'un terme général beaucoup plus faible et moins inquiétant, terme qu'un "fondu" de cinéma n'emploierait pas. Cette erreur prouve en passant que le "craducteur" n'a pas lu La Conspiration des Ténèbres de Theodor Roszac (auquel Pattern Recognition constitue un flagrant hommage), ce qui est bien embarrassant et signale que, pour être un bon traducteur, la culture générale (entre autres) est un atout, sinon une nécessité, notamment avec un auteur aussi riche de sens que William Gibson.
Il y a beaucoup plus inquiétant : lorsqu'on fait le décompte des mots, on s'aperçoit d'une chose étrange : le texte sélectionné fait 325 mots dans sa VO ; ma traduction en compte 376, ce qui est normal puisque, comme le savent tous les traducteurs, une traduction effectuée dans ce sens (version) gonfle le volume final d'environ 10 % (coefficient dit de foisonnement). Or la "traduction" de CP ne compte que.. 330 mots !
Question : où est passée la trentaine de mots qui manquent ?
Hypothèses :
- dans les déferlements limbiques du craducteur, dont le cerveau affolé n'arrivait pas à assumer le fait qu'il traduisait du William Gibson, l'inventeur du cyberpunk, c'est-à-dire un maître-forgeur de mots, un néologiste génial qui aurait nécessité un bon traducteur ?
- dans le fait qu'il croit "penser en anglais" au lieu de se contenter de penser en français, puisque c'est la langue dans laquelle il est censé écrire (quelqu'un a-t-il vérifié qu'il la connaissait ; j'en doute) ?
- dans les tractations qu'il a passées avec l'éditrice, laquelle était bien contente de payer moins, puisque les traductions se paient au volume du texte d'arrivée (10 % d'économisés, ce n'est pas rien, et cela compte dans la balance pour le choix d'un traducteur, surtout s'il travaille aussi vite que mal) ?
- dans la croyance (répandue par certains éditeurs) qu'une bonne traduction se doit de faire le même volume que le texte-source, ce qui ne peut advenir que si on sacrifie 10 à 15 % des termes ; le travail du traducteur devenant alors celui d'un censeur ?
- dans l'incompétence et l'incurie dudit traducteur, qui n'a pas eu le courage d'ouvrir son dictionnaire quand un mot résistait à son "savoir" ? (vous me direz pour le défendre : encore fallait-il qu'il se rendît compte de son ignorance et qu'il possédât un dictionnaire) ;
- etc.

Si vous pensez qu'une telle injure à auteur (et à lecteurs) a été lavée, déchantez ; voici comment le problème a été traité par Au Diable vauvert :
Ayant lu ce manuscrit et constaté le désastre lamentable que représentait la "traduction" de l'individu Perdereau, et en avoir fait un compte rendu circonstancié à la responsable (Marion Mazauric), j'ai demandé plusieurs fois par quel miracle à rebours cet individu si manifestement incompétent avait réussi à la convaincre de lui confier, à lui un débutant inconscient de ses limites, un chantier aussi complexe et délicat que Pattern Recognition ; il va de soi que je n'ai jamais eu de réponse. Sans doute était-elle trop grotesque à énoncer ; ou bien cette "responsable" n'avait-elle pas le courage d'avouer qu'elle avait préféré le confier à un tâcheron peu onéreux plutôt qu'à un ouvrier sérieux mais évidemment plus cher – mézigue, par exemple, qui lui avais signalé à maintes reprises que j'étais prêt à faire ce travail.
Ce petit bout de texte, équivalent à une seule page de l'édition originale, contient plus de cinquante fautes de traductions, dont la moitié sont graves et inadmissibles, puisqu'elles transforment abusivement le texte original, en l'affaiblissant et en le faisant devenir quelque chose d'autre, quelque chose qui n'est pas du William Gibson. Ramené aux proportions du livre (355 pages), cela nous donne la bagatelle d'environ 17.000 (dix-sept mille !) fautes du même acabit. Le fait qu'un éditeur professionnel5 n'en ait repéré qu'une centaine en dit long, soit sur ses compétences en la matière, soit sur ses intentions, qui ne sont manifestement pas de respecter l'auteur. Quant à respecter les lecteurs, tout le monde sait bien que ceux-ci n'ont rien à dire et qu'ils ne sont pas aptes à juger, puisque les éditeurs sont là pour penser à leur place et leur cacher le pot aux roses. D'ailleurs, s'ils osaient s'exprimer, où le feraient-ils ? Sur leur blog ? Les professionnels s'en foutent. Sur un forum influent ? Il n'y en a pas.
La question est donc réglée, pas vrai ?
Et c'est ainsi, dans l'hypocrisie la plus veule, que cette craduction immonde a bel et bien été publiée malgré mes avertissements.
[Cerise sur le gateau ? En 2014, ce livre a été réédité... sans la moindre correction.]


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F. RENCONTRE AVEC UNE ÉDITRICE (ou pas)

Le 29 octobre 2015, l'éditrice Sabine Wespieser est venue tenir conférence dans mon patelin. Etant donné que celui-ci consiste en 4500 habitants difficiles à motiver dès lors qu'il est question d'autre chose que consommer des produits du terroir, je m'attendais à une faible présence publique. Je fus donc agréablement surpris de compter pas loin de cinquante personnes dans une salle au décor bucolique.
Mieux encore : la parité était presque respectée, et la pyramide des âges assez bien représentée. SW ne manqua pas, d'ailleurs, de nous "féliciter" pour notre équilibre social des genres. Il est rare, en effet, qu'un échantillon de lecteurs ne soit pas calqué sur la proportion statistique de 64 / 36 % en faveur des femmes.
Cela commençait bien.
Un journaliste "animait" l'éditrice en lui posant des questions classiques et sympathiques auxquelles elle répondait avec clarté et une certaine aisance, dépourvue de cet artifice qui trahit le prédateur en chasse (ou l'acteur qui pose).
Le premier couac intervint au bout de trois quarts d'heure, environ. Parlant des rapports entre auteurs et éditeurs, SW décrivit (une partie de) son expérience personnelle, citant en exemple l'une de ses auteures à succès qui décrit l'éditeur idéal comme étant "quelqu'un qui l'attend" ; ce qui est assez joli mais laisse la porte ouverte à pas mal d'interprétations. (Personnellement, je préfère un éditeur qui fait son boulot correctement sans que je sois obligé de lui taper dessus et qui paye à l'heure sans que je sois obligé de le mettre en demeure ; mais chacun ses goûts). Et SW conclut son intervention sur ce sujet en disant "J'aimerais que des auteurs soient présents pour vous parler de leur expérience."
Ce n'était pas encore l'heure du débat ; je ne pouvais donc poser la question évidente soulevée par cette opinion aussi curieuse qu'erronée. On y passa bientôt ; je la posai donc sans tarder : "Comment savez-vous qu'il n'y a pas d'auteurs dans la salle ?"
SW leva aussitôt les bras au-dessus de la tête, s'exclamant : "Je vous préviens : je ne prends pas de manuscrits pendant mes conférences ! "
Et le public de rire (peut-être jaune, pour certains d'entre eux ; dur à dire).
Ma question suivante était toute prête : "Qu'est-ce qui vous fait croire que j'ai un manuscrit à vous proposer ?" mais devinez quoi ? on m'avait promptement arraché l'unique micro des mains. Pratique, non ?
J'aurais pu gueuler, mais vous savez parfaitement ce qu'on fait des gens qui parlent plus fort que l'intervenant dans les assemblées policées.
Dans le brouhaha, SW tenta vaguement de rattraper la sauce foirée par son préjugé malencontreux (du moins, elle a peut-être compris que c'en était un) mais elle s'empêtra dans l'une de ces promesses dont les éditeurs sont friands (comme tout ce qui ne leur coûte rien) : "Je le lirai jusqu'au bout." A-t-elle seulement entendu que je répétais n'avoir rien à lui soumettre et que j'aurais bien aimé avoir la réponse à ma question ?
Un membre du public (ou un de ses amis, peut-être celui qui, un peu plus tôt, avait reçu un coup de téléphone auquel il s'était empressé de répondre au lieu d'éteindre son engin malpoli) s'empressa de remettre le débat sur ses rails, ceux du conformisme de bon aloi.
Il n'y a donc pas eu Rencontre entre un éditeur et un auteur. Une fois de plus. Une fois de plus, un éditeur, confronté à une situation authentique (un auteur méconnu voulant parler boutique avec un éditeur fameux en public !) s'est barricadé derrière un préjugé sans se soucier de vérifier les conséquences de ses dires, puis, dès lors qu'on lui posait une question inhabituelle, s'est empressé de dénigrer un auteur pour le jeter en pâture à la foule.
La foule de ses lecteurs potentiels. Son public, donc. Ses acheteurs.
La chose est d'autant plus déplorable que j'ai bien aimé les deux livres publiés chez elle que j'ai lus (L'invention de la Vénus de Milo de Takis Theodoropoulos, et Les villes de la plaine de Diane Meur). Bien sûr, ce n'est pas de la littérature spéculative ni même spéciale, mais ce n'est pas non plus de la littérature blanche (c'est-à-dire vide, plate et rectangulaire), encore moins ce cadavre ambulant et nauséabond qu'est l'autofiction.
SW l'a dit elle-même : elle est un "dinosaure qui continuera à faire des livres de papier, quoi qu'il arrive, parce qu'ils existeront toujours". Je partage ce point de vue, et nous disparaîtrons donc ensemble. Alors pourquoi n'ai-je pas été entendu par cette personne ? Qu'est-ce qui l'a poussée à nier a priori la présence d'un écrivain professionnel dans son assistance ? Craignait-elle de se faire ravir la vedette ? Pourquoi les éditeurs français se définissent-ils essentiellement par leur faculté à NE PAS ENTENDRE les auteurs qu'ils rencontrent réellement ? L'explication la plus simple étant évidemment qu'ils ne daignent pas les écouter.. J'ai bien peur que ce ne soit pour des raisons plus profondes, plus insidieuses, et pour tout dire, plus moches.
A mon avis pas si humble, la réponse se tient quelque part dans l'une des anecdotes que SW nous a racontées. A savoir, qu'à ses débuts éditoriaux chez Actes Sud à la fin des années 80, elle "tripotait allègrement les manuscrits qu'elle éditait [au sens anglais du terme] pour les rendre publiables". Avec l'expérience, elle avoue avoir cessé de le faire, pour se consacrer plutôt au soutien et à l'encouragement de ses auteurs.
Me voilà rassuré, certes ; mais comment se fait-il qu'à l'époque, personne ne lui ait expliqué que l'ingérence dans le contenu d'une œuvre d'art constitue une pure et simple infraction au Code de la Propriété intellectuelle ainsi qu'une violation du droit moral de l'auteur (lequel est censé être respecté par l'éditeur, ce qui constitue son cinquième devoir) ? Combien de bouquins a-t-elle ainsi illégalement tripotés ? Veut-elle nous faire croire que personne chez Actes Sud n'était au courant ? Et pendant qu'on y est : le savent-ils aujourd'hui ? Ont-ils daigné changer de "politique éditoriale" depuis que leur nouvelle patronne leur a fait adopter la "politique de la calculette" ?
Pour avoir eu sous les yeux un échange d'e-mails entre un correcteur d'Actes Sud, une de leurs directrices et un directeur de leur diffuseur Harmonia Mundi "suggérant de rendre le héros de ce roman moins antipathique au lectorat féminin", je peux vous certifier que non seulement, ils n'ont pas évolué mais qu'ils pratiquent sans retenue la modification de contenu pour conformer les livres qu'ils publient à l'idée qu'ils se font de la littérature.
Car chez ces gens-là, le crime-pensée existe bel et bien ; et il est puni.
A moins que SW n'ait cessé d'intervenir par simple manque de temps ? Après tout, maintenant qu'elle a sa propre maison, elle a des obligations plus "sérieuses". On voudrait bien le croire ; malheureusement, une autre de ses réponses m'amène à penser que les choses ne sont pas aussi innocentes qu'elles en ont l'air.

Suite à une question d'un membre du public concernant la répartition des revenus du livre (peut-être s'agissait-il d'un autre auteur en puissance, échaudé par l'intervention précédente de SW), l'éditrice répondit ceci : "50 à 55 % reviennent au diffuseur/distributeur ; 20 % à la fabrication du livre ; 10 à 15 % à l'auteur ; et ce qui reste - s'il en reste - à l'éditeur."
Ha ha ha.
Avant d'analyser ce schéma, regardons quelques exemples pris au hasard sur Internet.

[dix minutes d'exploration sur la toile à la recherche de données]

Comme on pouvait s'y attendre, les chiffres annoncés sont assez différents et ne donnent finalement que des fourchettes de valeur. Là comme ailleurs, chacun se forge son opinion, qui dépend des sources que l'on consulte et ce que l'on veut faire croire.
Résumons ces données :
- Imprimeur : de 8 à 16 % (notons que quelques sources ne mentionnent pas l'imprimeur) ;
- Diffuseur / Distributeur : de 22 à 45 % (souvent amalgamés, alors que ce ne sont pas systématiquement les mêmes sociétés) ;
- Libraire/détaillant : de 33 à 38 %
- Editeur : de 8 à 21 %
- Auteur : de 8 à 12 %
- Etat : 1 % (notons que certaines sources oublient la TVA !)
Une synthèse du rapport Gaymar et des chiffres publiés par le Centre National du Livre donne les moyennes suivantes (pour 2012) : Points de vente : 36 % ; Distribution : 8 % ; Diffusion : 12 % ; Fabrication : 15 % ; Edition : 21 % ; Auteur : 8 %.
Comparons maintenant ces données avec l'avis professionnel de Mme Wespieser. Une première chose saute aux yeux :
- Où est le libraire dans son schéma ? A-t-il déjà disparu de la "chaîne du livre" dans l'esprit de SW? Admettons que cet oubli soit à mettre sur le compte de la distraction ; cela couvre tout de même la bagatelle de 36 % du total. Pour une distraction, ça se pose un peu là ! Et puis, c'est sympa, pour les libraires, un éditeur qui ne sait pas qu'ils existent.
- Il y a longtemps que la part moyenne de rémunération de l'auteur est tombée en dessous de la barre des 10 % ; seuls les auteurs forts (= qui rapportent) ont les moyens de négocier un pourcentage supérieur. NOTA BENE : pour bien saisir le sens du mot "négocier" dans le milieu éditorial, sachez que 58 % (source Agence régionale du Livre en PACA) des éditeurs refusent catégoriquement de négocier, et s'estiment "blessés dans leur honneur" quand on met la question sur le tapis. Ce refus constitue une atteinte à la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, le droit de négocier faisant partie des droits inaliénables de tout citoyen membre d'une démocratie.
- Dans le cas d'un livre édité à compte d'éditeur (article 132-1 du CPI), le coût de la fabrication du livre incombe à l'éditeur et à lui seul. Le chiffre annoncé par SW n'est donc pas à sa place dans ce "schéma" ; il devrait être inclus dans les coûts de l'éditeur (or, la question portait sur les revenus). De plus, aucune source ne mentionne de coûts de fabrication supérieurs à 16 %, alors que SW nous parle de 20. Pourquoi ne pas changer d'imprimeur, s'il est si cher ? (NOTA BENE: en cas de contrat à compte d'auteur, le coût de fabrication incombe à l'auteur, et l'éditeur s'en fout éperdument.)
- Comme on le voit, dans aucun cas, une conjonction diffuseur/distributeur ne parvient aux sommets énoncés par SW ; à vrai dire, le seul domaine où on atteint parfois 55 % de part est celui de la BD, et ne concerne qu'un seul consortium. (Comme la différence entre ce qu'annonce l'éditrice et ce que disent les sondages est de 35 %, on peut se demander ce qui se cache derrière ce chiffre fatidique. Quant à savoir pourquoi un entrepreneur pris à la gorge par un partenaire trop gourmand reste avec lui au lieu d'en prendre un autre plus raisonnable ou plus honnête.. Demandez à un psy !)
- Si on additionne les chiffres avancés par SW, on trouve que l'éditeur ne perçoit que 10 à 20 % du revenu total du livre. Hélas, comme elle a oublié de tenir compte des librairies, on en déduit finalement que sa pauvre maison d'édition touche - (moins) 15 % du prix de vente de ses livres (épargnons-nous la TVA). A ce niveau-là, ce n'est plus de l'abnégation ou un sacrifice, c'est du pur et simple héroïsme. A quand la reconnaissance d'utilité publique par le ministère de la culture, celui qui félicite les éditeurs "faiseurs de littérature" ?

J'ai bien peur que le vrai problème ne réside ailleurs, pas seulement dans le fait que ce schéma de répartition est très grossièrement erroné. Car à qui SW veut-elle faire croire que le stress bon enfant occasionné par une conférence (événement qu'elle organise régulièrement) lui fait oublier ses quinze ans d'expérience en tant qu'éditrice "professionnelle" aujourd'hui reconnue et récompensée par ses pairs (ainsi, il y a moins de chances de se tromper), et quinze de plus en tant qu'éditrice chez Actes Sud ?
Je n'y crois pas un instant. Il est beaucoup plus vraisemblable que ce genre d'événements n'a pour but que de renforcer l'image d'un éditeur auprès du (= de son) public ; et quand cela peut se faire au détriment des auteurs (ces éternels insatisfaits ; tiens, la preuve : à quoi sert le présent texte, hein, sinon à râler ?) avec la complicité d'un public conformiste habitué aux jeux du cirque télévisés, public qui préfère donner son argent à des produits facilement reconnaissables dont il n'a rien à craindre, plutôt que de le risquer en soutenant, voire en découvrant, des auteurs spéciaux, réellement hors-normes, donc difficiles à comprendre.
Voire dangereux..?

Après avoir assisté pendant plus de quatre ans, depuis les coulisses, aux péroraisons d'un individu aussi totalement artificiel que Marion Mazauric (fondatrice d'Au Diable vauvert), balançant son gloubiboulga éditorial (elle est aussi socialiste que je suis adventiste du neuvième jour) à des publics pris en otage par des animateurs provinciaux ravis de côtoyer des "stars de la plume" du calibre de Nicolas Rey ("Ouaouh !") ou Virginie Despentes ("Yarglaa !"), je peux témoigner que tout ce système de représentation publique a exactement la même valeur que celui du monde politique : aucune.
Parce qu'on vous a vendu une belle image, vous croyez avoir acheté du rêve ? Raté. Vous vous êtes fait avoir, une fois de plus ; le but était seulement de vous faire cracher au bassinet.

Posez-vous plutôt les bonnes questions. Et quand vous n'aurez pas trouvé de réponses, posez-les aux éditeurs que vous croisez ; insistez jusqu'à ce qu'ils répondent. Mais ça m'étonnerait fort qu'ils en aient le courage et l'honnêteté.
Rassurez-vous, vous non plus n'aurez jamais la force de les remettre à leur place ; ils entendent la conserver jusqu'à que mort s'ensuive, et la céder ensuite à leurs descendants (biologiques ou assimilés).
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1 Palmarès des trois plus grosses bourdes commises dans cette traduction : confusion systématique entre l'Australie et l'Autriche (apprenez donc qu'il y a désormais des glaciers en Australie) ; confusion entre exploration pétrolière et exploitation pétrolière ; et la vingtaine de paragraphes entiers oubliés (supprimés parce que trop difficiles ?), notamment celui qui contenait un appel en note de bas de page, laquelle expliquait tout un tas de choses primordiales pour la suite ; et quand on oublie une note dans un livre qui en compte des centaines, que se passe-t-il ? Toutes les notes suivantes sont décalées et cessent de correspondre à leur repère !
2 Toutefois, si un jour Actes Sud publiait du Michel Tremblay en mentionnant "traduit du québécois", il faudrait tirer le signal d'alarme et larguer les chaloupes. Cela ne saurait tarder..
3 Soit dit en passant, un nombre effarant de traducteurs n'arrivent pas à traduire correctement les mots... français qu'utilisent les Anglophones ! On touche là à quelque chose qui s'apparente soit au snobisme soit à la débilité pure. Il me souvient aussi d'avoir vu une couverture portant l'adjectif "supernaturel" au lieu de "surnaturel" ; j'ai heureusement oublié de quoi il s'agissait. Une autre, plus récemment, arborait fièrement l'expression "Point blanc", craduction de l'idiome qui signifie "A bout portant". J'ai aussi croisé un jour deux auteurs français qui entretenaient un mystère autour du concept de "Superman", pariant sur le fait que personne ne se rendrait compte que cela signifie littéralement "Surhomme" ; à leur décharge, je dois dire qu'ils avaient en partie raison.
4 Soyons franc : l'”apple ply” qui figure dans la VO ne renvoie à rien de connu. Soit William Gibson a extrapolé une nouvelle invention, soit il a commis une erreur bizarre. Toujours est-il que cela ne justifie pas l'invention délirante de notre craducteur.
5 Un célèbre Jacques (considéré comme l'un des pères de la SFFF), sollicité en urgence par Marion Mazauric, a eu apparemment le temps de faire une lecture comparée en une seule nuit. Chapeau ! Surtout quand on sait que les éditeurs n'ont jamais le temps de rien faire, puisqu'ils sont tout le temps en train de "travailler". A quoi, au fait ? Je l'ignore ; la seule fois en dix ans où j'ai vu un éditeur travailler sur un manuscrit, c'était Marion Mazauric réécrivant Bad Business de Gin (un publicitaire qui voulait devenir écrivain, comme Begbeider). Lorsqu'elle eut terminé, après force soupirs et ronchonnements, le manuscrit était si rouge de corrections qu'il ressemblait à un kebab avant cuisson. Ce jour-là, j'ai compris que si "un écrivain est un éditeur qui a mal tourné", un éditeur est quelqu'un qui se croit meilleur écrivain que les auteurs qu'il publie. Le fait que ce soit parfois exact ne peut que conforter l'éternel malentendu qui les lie.

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