vendredi 27 juillet 2012

Fahrenheit 232 ou le cinéma assassiné


Spectateur impuissant face à l'industrie du spectacle

Fahrenheit 232
ou
 La mort programmée 
du cinéma de M. Eddy

Soyons fair-play ; commençons par énumérer les avantages du cinéma numérique sur l’argentique :
- le son est meilleur ; le contraire serait dommage, vu les années de perfectionnement dont l'industrie musicale a bénéficié. Même les petites installations sonores peuvent pousser le volume sans que ça crachote, ce qui permet avec bonheur de couvrir les bruits des spectateurs qui soupirent d'ennui, bâillent, éructent, toussent, rotent, pètent, éternuent, se grattent, tripotent leur ticket ou leur fermeture Éclair, leur sac de bonbons, leurs bracelets... (mais pas pour leur portable, hélas) ;
- les sous-titres sont toujours lisibles ; finies les répliques géniales ou décisives perdues dans la neige ou sur fond de ciel éclatant, ou pire : sur la nappe du repas final au cours duquel Dick Tracy dénoue l'énigme et confond le coupable ; (« Mais pourquoi Oncle Jack se met-il à courir ? » « Parce que c'est lui, l'assassin, chéri ! Enfin, je crois... »)
- l'image est meilleure, plus belle et...

Là, ça commence à coincer. Je ne suis pas d'accord, et sur plusieurs points. Faisons le détail :
- d'abord, le format numérique est réduit. Il est plus proche du standard carré de la télévision (et pour cause, puisqu'il en vient). Bien sûr, si l'image a été prévue et filmée ainsi, ce n'est pas grave puisqu'il n'y a pas de perte. Mais qu'en est-il des anciens films convertis (comme si c'était une religion !) en numérique ? Eh bien, ils perdent entre 5 et 10 % de chaque côté (à moins qu'un crétin ait réussi à capturer un 35 mm en visant seulement les 80 % gauches de son écran-test ! Tout est possible) Pour vous, je ne sais pas, mais moi, l'été dernier, pendant la "grande rétrospective Stanley Kubrick", je n'ai pas réussi à revoir Barry Lyndon jusqu'au bout ; dans la scène de la charge en ligne, il manquait quelques soldats de chaque côté, ce qui m'a chagriné. Entre autres.
- secundo, la qualité de l'image, nous dit-on, est au moins égale, voire supérieure. Et de nous asséner des paquets de pixels comme autant d'arguments irréfutables, puisqu'on peut les compter. (Soit dit en passant, quelqu'un qui vous dit qu'une image numérique est meilleure que son équivalent argentique a, soit quelque chose à vous vendre - du matériel de projection numérique, par exemple -, soit du caca dans l'œil). En réalité, le problème n'est pas là ; comme souvent, l'esprit épicier qui préside à notre économie confond le quantitatif et le qualitatif. La question de l'image n'est pas d'ordre technique mais d'ordre esthétique. En d'autres termes : ce n'est pas parce qu'une image est mieux définie qu'elle est plus émouvante.
Ce qui a disparu dans le numérique, c'est la texture. Or, que reste-t-il d'une image sans texture ? Un enregistrement. C'est tout. Disparu avec elle le style des réalisateurs. Où est passé la patte des chefs-opérateurs ? Comment se fait-il que lavant-dernier Coppola (Tetro ; pour le dernier, je nai pas eu la force dy aller) ait l'air d'avoir été filmé par ma cousine dans sa cuisine à Sète ? Que le dernier Jonathan Demme soit aussi plat et chiant qu'un film de mariage amateur tourné avec le caméscope de mon beau-frère ? Que le dernier film éclairé par Philippe Rousselot ressemble à un énorme clip de Madonna ? (Merde, quoi ! Rousselot ! Les Liaisons dangereuses ! Et au milieu coule une rivière !)
La raison en est simple : le nivellement par le bas. Les caméras numériques, par (haute) définition, ne sont pas photo-sensibles, pas comme le sont les caméras argentiques, qui réagissent comme des appareils-photos. Une caméra numérique ne réagit pas ; elle enregistre, platement, stupidement, sans relief, sans intelligence, sans art. (Et noublions pas que le mot pellicule vient de peau, donc de quelque chose de réactif, sensible, fragile, délicat et transmetteur de sensations...)
Alors, la question se pose : qui donc nous a imposé la soi-disant inéluctable révolution numérique ? L'argument massue des thuriféraires du numérique serait la plus grande facilité de gestion et de distribution des films. Finies les lourdes bobines à manipuler, qu'il faut monter après réception puis démonter avant expédition, ce qui les abîme, bien sûr. (Réglons en passant leur sort aux éventuels transporteurs qui livraient les bobines ; ils n'ont qu'à se reconvertir, eux aussi). Certes, les films n'ont plus besoin d'être manipulés ; mais il faut les télécharger.
Or, pour l'heure, le réseau Internet est insuffisant pour être à la hauteur de la tâche ; pour pallier ce défaut (évidemment provisoire ; mais on connaît le talent des Français pour le provisoire qui dure longtemps, très longtemps), les distributeurs envoient aux exploitants de salles des disques durs contenant les énormes fichiers, qu'il faut ensuite charger (le terme en vigueur est "injester") dans les bécanes, ce qui prend entre deux et six heures suivant la taille desdits fichiers. Donc, si le disque dur a été livré juste avant la première séance, celle-ci devra être annulée, puisque le film n'est pas encore dans la bécane.
La bécane, parlons-en. Un "projo 2K", par exemple, pour employer le jargon en vigueur, coûte en moyenne 80.000 €, somme que l'exploitant doit débourser pour chacune de ses salles. Même si un plan national d'aide au financement a été mis en place (à grands renforts de coups de gueule et de supplications), l'investissement est énorme et aura pour conséquence que les petits et moyens exploitants (surtout les indépendants ; ça alors !) peuvent faire une croix sur leurs bénéfices jusqu'à la fin de l'année 2012, au moins.
Quant au logiciel qui est censé permettre aux films de basculer d'une salle à l'autre (pour améliorer la gestion du public, par exemple, si jamais un film marche soudain mieux, ou si l'exploitant veut faire une projection spéciale avec un invité), aux dernières nouvelles, personne ne sait le faire fonctionner. Car, bien entendu, sous la pression des distributeurs (qui, sous couvert de générosité, reprennent les anciens projecteurs contre un rabais ; qu'en font-ils ? Mystère ; de la thésaurisation, sans doute), les exploitants se sont empressés de jeter leurs anciennes machines avant de penser à former leur personnel pour utiliser les nouvelles. Conséquence : que se passe-t-il lorsqu'il y a un problème technique lors d'une projection numérique ? Rien. Le personnel n'est pas compétent, et le spécialiste est à Marseille ou à Strasbourg, il est débordé, et même s'il se déplaçait, il n'arriverait pas à temps pour votre séance. Et puis, comme il dit au téléphone une fois qu'on a réussi à le joindre : « Pourquoi vous n'avez pas le haut-débit ? Si vous aviez le haut-débit, je vous l'aurais réglé depuis chez moi, le problème ! » Ah, y a pas à dire, c'est beau, l'informatique !
D'après l'efficace directeur d'un cinéma indépendant de la région Languedoc-Roussillon, d'ici la fin de l'année 2013, entre sept cents et mille exploitants de salle français auront mis la clé sous la porte.
Reste le pire. Car l'argument le plus "décisif" pour ceux qui ont imposé le numérique sans jamais consulter le public est qu'il permet de réaliser de substantielles économies lors de la production d'un film. Les caméras numériques sont en effet moins chères que leurs homologues, le coût des développements est nul, les tirages sont de simples copies informatiques ; bref, selon les sources, l'économie réalisée sur une production varie de 5 à 20 %. Nous en sommes ravis pour eux ; les savoir soulagés de ne pas avoir à débourser autant de millions est forcément bon pour leur moral, ce qui doit se répercuter sur celui des équipes et des membres du film. C'est génial ; le cinéma est une fête, comme nous le rappelle M. Scorsese dans son dernier film où il ressuscite George Méliès dans une débauche de repentir chrétien et sur un scénario digne d'une rédaction d'élève de 5e. Mais est-ce que le prix de votre place a baissé de 5 à 20 % ? Non. Il est toujours le même ; il a même augmenté pour les films en 3D (qui, entre parenthèses, ne sont presque jamais filmés en 3D). Traduction : ce sont bien les spectateurs qui se font enfler.
Comme d'habitude.
Enfin, le pire du pire (de mon point de vue de cinéphile acharné) : d'ici deux ans, les cinémas ne passeront plus que des films numériques. Qu'adviendra-t-il des chefs-d'œuvre du passé ? On nous rassure : certains distributeurs mettent un point d'honneur à les convertir (à sauver leurs âmes, donc !) et nous pourrons continuer à les voir (même si ce ne sera pas en Cinémascope™, même si leur texture savoureuse et glamour sera remplacée par cet aspect maladif, plat, geignard et souvent parkinsonien que présentent toutes les vidéos  (vous avez tenu le coup au dernier Lars von Trier ? Moi, pas ; j'ai gerbé.. ailleurs). Bon, d'accord, c'est vrai pour les chefs-d'œuvre les plus connus. Mais croyez-vous sincèrement qu'un distributeur va avoir les cojones de sortir en DVD des petits chefs-d'œuvre comme Fantômes à Rome, The Swimmer, Elektra Glide in Blue ou La classe ouvrière va au paradis ? Peut-être ; mais j'ai comme qui dirait une sorte de doute. Et même si quelqu'un le fait, croyez-vous qu'on aura les moyens de s'acheter des DVD à 25 ou 30 € ? Tiens, lautre jour, jai vu un joli coffret comprenant Lesprit de la ruche et Cria cuervos ; devinez à combien il était ? 45 € ! Ces films-là deviendront des ovnis, des souvenirs enfouis dans la mémoire de quelques passionnés, et s'éteindront avec eux.
232° Fahrenheit, c'est la température à laquelle brûlait le celluloïd.
En conclusion, la révolution numérique ne change que le confort des professionnels de l'ombre qui contrôlaient déjà le métier et continueront de le contrôler à leur seul profit. Les petits et les indépendants auront encore plus de mal à subsister, et les spectateurs paieront les pots cassés. Mais rassurez-vous : de ce spectacle sordide, bien engoncés dans vos fauteuils, vous ne verrez rien. Tout cela se passera en coulisse, dans les bureaux des distributeurs et des producteurs, et vaguement aussi dans les commissions culturelles. Cela ne vous concernera pas ; n'oublions pas que vous êtes là pour vous divertir (en payant, faut pas délirer) en regardant un "bon film" sur un écran qui ressemble de plus en plus à votre écran de télévision, puisque celui-ci est de plus en plus grand. C'est sans doute pour cela qu'il y a de plus en plus de spectateurs qui bavardent au cinéma ; ils ont tellement l'impression d'être chez eux, plantés devant leur téléviseur. Et il faut leur pardonner (en plus du reste)...
Allez, je vais faire une prédiction : la prochaine révolution du cinéma, ce sera la zappette démocratique : un quart d'heure avant la fin du film, chaque spectateur aura le droit de voter pour en "améliorer" le scénario. Chouette, non ? On pourra faire plein de remakes de films tristes, qui se termineront bien. Tiens, même que Humphrey Bogart partira dans l'avion avec Ingrid Bergman après avoir mis un coup de boule à l'autre andouille ; et on laissera La Marseillaise en fond sonore, parce que c'est vachement patriotique. On changera juste le titre du film, pour ne pas confondre ; ça s'appellera Casablanquette.

Adieu, Cinoche !

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